Cybèle, voyage extraordinaire dans l’avenir/10

CHAPITRE X


En route pour l’Orient parmi d’autres navires, soit aériens, soit marins, soit sous-marins. Ces derniers ont même leurs partisans comme système homœpathique de sauvetage anti-diluvien. — La nouvelle Égypte, sa capitale actuelle englobant les pyramides, ses grands souvenirs et ses vins renommés, effet du nouveau climat. — La Palestine à vol d’oiseau. — Une bien bonne histoire dont Israël est le héros. — Pieux pèlerinage au mont Ararat où s’arrêta l’arche de Noé lors du précèdent déluge. — L’Asie mineure, le Bosphore, la nouvelle Constantinople. — Ce qu’il était advenu de l’immense empire de Russie. — Une Athènes redevenue la digne capitale de la nouvelle confédération grecque. — L’Espérance remonte l’Adriatique et ne trouve que la mer à la place de Venise. — Marseille bien déchue mais encore digne de son nom. — Ce qui subsiste encore des vieilles provinces de l’ancienne France. — Paris mort et enterré au fond d’un marécage. — Ce qui reste à présent de l’Angleterre et des Anglais. — Travaux inouïs pour détourner le Gulf-Stream et l’envoyer tout entier réchauffer les côtes refroidies de la vieille Europe. — L’Espagne et les Espagnols. — Retour à la maison que Namo impatient devance en volant, au sens littéral du mot, dans les bras de sa mère.


L’Espérance, rapidement emportée au large, avait laissé disparaître derrière elle les montagneuses côtes de la Sicile. Elle faisait route en ce moment, est-sud-est, le cap droit sur l’Égypte qu’elle devait atteindre en moins de quarante-huit heures. Des hauteurs où l’on planait, l’horizon que l’œil embrassait était autrement vaste que celui des marins, lequel ne dépasse guère quatre ou cinq petites lieues de rayon. Aussi la côte légèrement brumeuse de l’Afrique fut-elle presque toujours visible, rompant un peu la monotonie de la plaine liquide qui apparaissait immense et unie comme un miroir, et que tachaient à peine par ci, par là, les petites coques noires de quelques bâtiments. De temps à autre, on se croisait avec d’autres aéronefs qui, s’avançant à grande vitesse, passaient tantôt dessus, tantôt dessous. Et si l’on avait pu voir de même les navires sous-marins qui, dans les profondeurs des eaux, suivaient eux aussi leur itinéraire avec la même précision, l’on aurait eu en même temps sous les yeux les trois différentes manières de naviguer entre lesquelles les voyageurs de ce temps-là pouvaient choisir. Il va sans dire que le mode sous-marin bien que très amplement perfectionné depuis les tentatives des Péral et des Goubet, n’était pas le plus usité mais il avait pourtant ses amateurs, et il ne manquait pas de gens qui avaient même jeté leurs vues sur ce troisième système de navires, pour en faire leur appareil de salut anti diluvien, de préférence aux aéronefs. Prendre d’avance pour refuge ces mêmes flots qui constituaient tout le danger en perspective, c’était un moyen assez ingénieux et qui ne manquait pas après tout d’une certaine logique homœopathique. Pourtant il faut reconnaître que les partisans de ce dernier genre de sauvetage étaient en petit nombre. Pour tant que les progrès de la science eussent perfectionné ces appareils et les eussent pourvus de tous les moyens propres à y permettre un assez long séjour ; bien qu’on pût fabriquer sur place un air parfaitement respirable, ce mariage d’azote et d’oxygène, même additionné de vapeur d’eau et de traces de carbone pour ressembler en tous points à l’air du dehors, était comme toutes les choses artificielles et ne valait pas le naturel ; puis n’y avait-il pas à redouter les secousses terribles qui dans un cataclysme tel que celui qu’on attendait, agiteraient les océans jusque dans leurs dernières profondeurs ? Nous avons vu que Namo et les siens avaient adopté comme presque tout le monde, le système plus pratique et plus sûr d’une fuite rapide dans les régions aériennes.

L’on s’était de plus en plus rapproché de la côte et l’on commençait à voir déjà distinctement le capricieux réseau de rubans argentés que dessinaient, sur une grande étendue de terres basses, les nombreuses branches du célèbre fleuve égyptien. De blanches cités égayaient sur le rivage et vers l’intérieur, le fond vert que présentait cette fertile contrée en ce moment revêtue de sa parure printanière. Des villes d’autrefois il n’était rien resté après tant de siècles de vicissitudes politiques et de changements matériels en ce delta que d’une part les nouvelles alluvions du grand fleuve tendaient toujours à agrandir, mais que d’autre part le niveau montant de la mer submergeait de plus en plus. Et dans cette lutte entre les deux éléments, c’était l’eau qui l’avait emporté sur la terre, de telle sorte qu’elle recouvrait maintenant l’ancien sol de Damiette, de Port-Saïd et de cette antique Alexandrie dont le fanatique Omar employa jadis la fameuse bibliothèque à chauffer six mois durant les bains publics de la ville.

L’Espérance plana bientôt sur le pays, et, virant au sud, se dirigea vers la capitale qui n’était plus la cité arabe d’autrefois et de laquelle il ne restait également que le souvenir. Les conditions climatériques redevenues celles du temps des premiers Pharaons, avaient fait reculer le désert et rendu fertiles toutes les régions de l’Égypte sans compter que le Nil arrosait de nouvelles étendues de terres, grâce au grand barrage qui, des cataractes, le déviait déjà en plusieurs branches et élargissait ainsi considérablement le delta, simple répétition d’ailleurs de ce qui s’était vu à l’époque du grand Sésostris, le même qui apparut dans sa nudité de momie aux savants contemporains de Marius, qui découvrirent son sarcophage et eurent l’insigne honneur de dépouiller le célèbre monarque de ses royales bandelettes trente-six fois séculaires.

Chose extraordinaire et sans exemple comparable dans le monde, les pyramides étaient encore debout, mais non plus isolées et abandonnées au milieu des sables. La capitale actuelle de l’Égypte s’édifiait à peu près sur l’antique emplacement de Memphis, et elle englobait le majestueux trio de Chéops, de Chephren et de Mycerinus, qu’une édilité respectueuse d’un aussi vénérable passé avait restaurées et rétablies dans leur état primitif en utilisant toutefois Cheops pour en faire une station aérostatique. C’est même vers la plate-forme qui était ménagée à son sommet que se dirigeait en ce moment l’Espérance laquelle ne tarda pas à y accoster et s’amarrer au milieu des autres aéronefs en séjour dans la grande ville.

Nous ne décrirons pas les temples superbes, les palais somptueux, les quartiers immenses qui, depuis la rive gauche de la seconde branche du Nil s’étendaient au-delà des pyramides. Nos amis devaient d’ailleurs ne faire qu’un court séjour sur ce point de leur itinéraire, si attrayant qu’il put être. À peine s’offrirent-ils une promenade de quelques heures dans la partie la plus belle de la cité. Le plan de la ville en main, ils se contentèrent d’admirer du haut de leur observatoire dix fois millénaire, les monuments et les points de vue qu’ils avaient en perspective, en se remémorant rapidement le glorieux passé et le présent prospère de ce doyen des pays civilisés qui rappelait les plus grands noms de l’histoire les Sésostris, les Alexandre, les César, les Napoléon et autres héros postérieurs.

Le mouvement qui, depuis l’époque des premières dynasties, avait reporté de plus en plus vers le nord les foyers de la civilisation égyptienne à travers l’Éthiopie, la Nubie et l’Égypte proprement dite, s’était depuis longtemps reproduit en sens inverse sans rien perdre cette fois de ses conquêtes sur une ingrate nature. Les sables qui s’avançaient jusqu’aux portes du Caire avaient fait place à de beaux jardins, de riches villas, s’étendant bien au-delà des lieux où resplendit autrefois l’antique capitale aux cent portes. Et si quelque miracle impossible eût ressuscité les pieux solitaires de la Thébaïde, ce n’aurait pas été le désert, mais bien de luxuriantes campagnes qui se seraient offertes à leurs regards étonnés. Puis si leur règle ascétique ne s’y fût pas opposée, ils auraient pu apprécier aussi le régime substantiel des nouveaux habitants, et l’arroser même d’un certain cru d’Assouan qui valait bien les anciens vins renommés de l’Égypte des Pharaons.

Le peuple égyptien avait payé cher aux temps passés son initiation à la vie politique. Courbé durant une interminable suite de siècles sous le joug de ses différents maîtres, le fellah, serf docile et infatigable, s’était malgré tout perpétué sur cette vieille terre arrosée de sa sueur, terre jalouse qui ne conserve que la descendance de ses propres enfants et épuise le sang des races étrangères. Le type actuel était donc encore celui du Copte et de l’Arabe, mais sa civilisation nouvelle, éclose surtout sous l’influence de la Grèce régénérée, était directement fille de l’Europe, comme celle de tout le nord africain, avec des mœurs sociales et politiques à l’unisson du progrès universel. Il en était de même pour sa morale et sa croyance. Le fatalisme musulman avait fait son temps, aussi bien que le christianisme, et la doctrine de Mahomet était allée rejoindre les cultes éteints d’Osiris et de Jupiter Ammon.

Grande était l’activité qui régnait maintenant dans ses libres cités et sur ses voies terrestres et fluviales, ainsi que sur l’ancien canal de Lesseps très élargi depuis, et suffisant à peine malgré cela au mouvement maritime qui avait toujours été en augmentant. Le pays dont nos voyageurs allaient maintenant s’éloigner, avait réalisé tout ce que promettait son grand passé de richesse agricole et sa situation géographique qui en faisait le point d’intersection, le nœud d’avenir de l’Orient et de l’Occident. Ce pays était, on le voit, tout à fait différent de celui où sur la planète terrestre, John Bull en clown habile venait de jouer la comédie de Tell-el-Kébir, et travaillait pour l’heure à escamoter le canal avec toute l’Égypte par-dessus le marché.

L’Espérance reprenait bientôt en effet son vol rapide vers les autres régions qu’elle avait à visiter. Dans la même journée où les voyageurs quittaient le territoire égyptien, ils passaient au-dessus de la quadruple voie liquide qui reliait les deux mers, et voyaient bientôt se dérouler sous leurs yeux les plaines de l’Arabie Pétrée, puis l’heureuse terre de Chanaan qui fut la terre promise des enfants d’Isaac et de Jacob avant d’être la terre sainte des épiques croisades, et qui était redevenue une véritable terre d’élection par son nouveau climat tempéré et sa fertilité sans égale. D’autres grands souvenirs historiques étaient venus s’ajouter depuis à ceux qui se pressaient en foule dans l’esprit de Marius dont le regard eût cherché en vain même les ruines de Jérusalem ou de Damas.

Entre les souvenirs de ce passé cybéléen, il en était un assez curieux que le professeur rappelait à ses jeunes amis, tandis que tous trois, appuyés sur le bordage de la plate-forme, contemplaient le pays accidenté, les villes inconnues qui semblaient glisser au-dessous d’eux : Vers la fin du xxe siècle ancien style, était, paraît-il, survenu un accord entre les divers États de l’Europe qui, après l’expérience de tous les siècles précédents, avaient à leur tour compris l’impérieuse nécessité d’éliminer cet élément dissolvant des sociétés qui s’appelle Juda, encore le même à Paris et à Berlin qu’il fût trois mille ans auparavant à Ninive et à Babylone. On s’était entendu pour se débarrasser une fois pour toutes de cette race parasite, partout inassimilable, mais si étonnamment propre à s’infiltrer parmi les peuples constitués qu’elle dépouillerait jusqu’à complet épuisement si l’on n’y mettait à la fin bon ordre. En nations policées qu’elles étaient, les puissances réunies en congrès résolurent, non plus d’expulser brutalement les Juifs mais de les réintégrer tous dans leur Judée de jadis où ils s’arrangeraient en famille et cesseraient ainsi d’être les sangsues de l’humanité. À cet effet l’on racheta les droits du sultan qui régnait alors en Asie-Mineure, et l’on désintéressa les habitants expropriés du territoire de Palestine, territoire assez vaste pour contenir encore tous les enfants d’Israël disséminés dans le monde. Puis, leur laissant emporter toutes leurs richesses, on leur fit cadeau du pays où vécurent leurs ancêtres, mais avec défense désormais d’habiter ailleurs. On devait croire qu’un peuple aussi habile, plus riche qu’aucun autre et aussi généreusement doté pour ses nouveaux débuts nationaux, serait d’emblée le plus prospère au grand avantage de lui-même et surtout des autres, mais il paraît qu’on avait fait un mauvais calcul, car deux générations ne s’étaient pas écoulées, que les citoyens de la nouvelle Judée, réduits à s’exploiter entre eux sans rien produire à leur ordinaire par un travail pénible, bientôt appauvris et se sentant perdus, commencèrent à s’esquiver l’un après l’autre sous divers déguisements, si bien qu’un beau jour la Judée se trouva déserte et tout Juda partout répandu de nouveau en parasite d’autant plus âpre à la sucée qu’il avait été plus longtemps sevré du miel des diverses ruches humaines. Et les fastes d’Israël comptaient un exode de plus, exode volontaire ce coup-là, qui pour une fois apportait un peu de gaîté dans l’histoire.

Si nos amis avaient eu le loisir de se porter vers l’est, et d’accomplir un plus lointain voyage, ils auraient trouvé les riches plaines de la Mésopotamie plus florissantes que ne le furent jamais les empires où régnèrent Babylone et Ninive, ces aînées des capitales disparues sans laisser de traces, puis une Perse, des Indes, une Chine, un Japon surtout, aussi transformés que le reste du monde. Cet Orient, soi-disant immuable, avait fini lui aussi par suivre l’impulsion générale, et il contenait un nombre incalculable de petites républiques et de grandes confédérations pénétrées de l’esprit nouveau. Mais il fallait se hâter si l’on voûtait être de retour dans le court délai qu’on s’était accordé, et l’Espérance, navigant même la nuit continua en droite ligne jusqu’aux montagnes de l’Arménie, pays où une race arienne intelligente et forte s’était perpétuée et avait constitué des États d’une civilisation supérieure, qui ne le cédaient en rien aux sociétés d’origine européenne.

La navigation de nuit était sans inconvénient sauf le danger d’un abordage possible avec quelque autre aéronef, mais les puissants fanaux dont ils étaient munis et dont la vive lumière perçait les plus épais nuages, paraient aisément à ce danger. Ce fut aux premiers feux du jour que Marius et Namo réveillés par le professeur qui dès l’aurore se tenait en observation, vinrent admirer le spectacle grandiose des chaînes de montagnes, des vallées, des rivières et des vertes plaines arméniennes. Il ne s’agissait pas de pousser ainsi jusqu’à la mer Noire ou au Caucase ; pourtant avant de virer de bord à l’ouest, Alcor avait pensé de proposer à ses compagnons d’aller, dans la journée, visiter le mont Ararat, lieu d’assombrissante mémoire il est vrai, dans les circonstances actuelles, mais qui méritait bien un pieux pèlerinage de la part d’hommes courageux comme ils l’étaient et ne craignant pas d’envisager en face tout ce qui rappelait le péril prochain et inévitable. Une visite à la cime célèbre où s’arrêta cent et quelques siècles auparavant l’arche légendaire de Noé, n’éveillait-elle pas d’ailleurs, en même temps que les terribles appréhensions du présent, un consolant espoir de délivrance ?

L’accord fut vite fait et la route à suivre aisément trouvée en remontant le cours de l’Euphrate. Dans l’après-midi apparut à l’horizon et s’élevant fort au-dessus des plus hauts plateaux arméniens, deux pics jumeaux dont le principal était le mont fameux qui avait vu se renouer la chaîne interrompue par le déluge biblique, et où la même pensée qui amenait les voyageurs de l’Espérance attirait également depuis quelque temps de nombreux visiteurs. Aussi nos amis en arrivant se trouvèrent-ils mêlés à une grande affluence d’étrangers de tous pays. Venus incidemment, Alcor et ses compagnons de route n’entendaient point séjourner là. Ils ne prirent que le temps de se rendre au temple magnifique qui s’élevait au flanc de la montagne sur un vaste palier naturel et non loin des neiges éternelles qui couronnaient sa cime. L’Orient qui aime à vouer au culte ses sites les plus remarquables, n’avait pas manqué d’élever sur le mont Ararat un monument religieux, lequel passait à bon droit pour une des merveilles de l’époque, ce qui était un attrait de plus. Il s’y donnait journellement des fêtes et des cérémonies d’une pompe extraordinaire qui relevaient encore le prestige du lieu et des grands souvenirs que ce lieu évoquait. Mais les passagers de l’Espérance, dès qu’ils eurent satisfait au naturel mouvement qui les avait amenés, se rembarquaient le même soir et quittaient ce point extrême de leur voyage pour faire cette fois route à l’ouest avec toute la vitesse que permettait l’excellent navire aérien.

Ils franchirent ainsi rapidement dans toute sa longueur cette Asie-Mineure dont l’antique civilisation traversée durant de longs siècles par la barbarie turque, avait refleuri sous la même influence grecque d’autrefois, en devenant une des régions les plus prospères du monde.

L’on ne devait s’arrêter qu’en territoire européen au-delà du Bosphore, sur la côte fortunée qui vit s’élever aux temps passés, l’inoubliable Byzance, la féerique Constantinople, et qui maintenant encore possédait, assise autour d’une autre Corne d’or une capitale nouvelle, riche et belle toujours de sa situation favorisée, mais non plus comparable en étendue et en pittoresque à la cité du Sérail aux mystérieuses murailles, des mosquées aux hautes coupoles et aux vertigineux minarets, de Sainte-Sophie l’unique, où les siècles n’effaçaient pas la main sanglante apposée sur son marbre par le farouche Mohamet II. Cette Constantinople orgueilleuse de ses deux existences, si convoitée des Tzars de Russie, si aimée des sultans jaloux, si regrettée d’avance du fanatique Osmanli, qui, pressentant sa chute voulait déjà que ses os allassent reposer en terre asiatique sous les gigantesques cyprès de Scutari ; cette merveille de la porte d’Europe avait disparu sans laisser d’autres traces que quelques pages d’histoire.

L’admirable Bosphore avait gardé, à peu de chose près, son ancien aspect ; mais ce n’était plus une petite mer intérieure qu’il reliait à la Méditerranée. Son rôle avait grandi en devenant le trait d’union de deux immenses étendues d’eau ; c’était au nord qu’était maintenant la mer principale, peu profonde il est vrai, mais ne faisant plus qu’une avec l’Océan Polaire. La mer Noire d’autrefois avait rejoint par delà le Caucase, la mer Caspienne et envahissant les steppes, avait peu à peu englouti le vaste territoire russe, de concert avec l’Océan qui, de son côté, du nord comme de l’ouest s’était avancé à sa rencontre, ne laissant émerger au-dessus des eaux que quelques grandes îles marécageuses dont plusieurs étaient inhabitables. Des villes comme Saint Pétersbourg, Kiew, Odessa, gisaient à plus de vingt brasses de fond, et de Moscou la sainte, dont les clochers byzantins se comptaient autrefois par quarante fois quarante, il ne restait à la place qu’occupa le Kremlin superbe, qu’une bourgade de pêcheurs qui servait de port à la principale de ces îles. Seuls les grands massifs du Caucase et de l’Oural restaient intacts de ce qui fut jadis la Russie d’Europe.

Par contre, toute la péninsule hellénique, depuis la chaîne des Balkans jusqu’à la mer, se maintenait entière en pleine prospérité et formait une confédération riche et puissante où la nouvelle Byzance dont nos voyageurs étaient en ce moment les hôtes, n’avait plus qu’un rang secondaire comme capitale d’un des nombreux États de l’Union hellénique.

Après avoir pris le temps de donner quelque repos à l’équipage et d’approvisionner l’aéronef, on se remit en route, le cap vers le Péloponnèse et en se maintenant à une faible hauteur pour avoir le loisir d’examiner en passant sur cet Hellespont que fit battre de verges un roi insensé, sur cette mer Égée aux îles, aux rivages si remplis d’émouvants souvenirs : ici le lieu où fut Troie avec le mont Ida qui au loin élevait sa cime neigeuse ; là Lemnos où tomba du ciel le fils de Jupiter, Vulcain qu’une telle chute rendit à jamais boiteux ; de tous côtés de riantes îles chères aux dieux et aux déesses du vieil Homère ; plus loin, les côtes mêmes de la Grèce continentale qu’atteignait au soir l’Espérance ; et enfin l’antique cité d’Athènes qui, elle, par un privilège presque unique, avait su garder à travers tant de siècles et son rôle prépondérant et son nom glorieux. Seulement son Pirée s’était sensiblement déplacé, car la mer pénétrait aussi plus avant sur ce point des côtes de l’Attique.

Une partie de l’Acropole était affectée au garage des navires aériens. L’aéronef y aborda, et le lendemain matin les trois amis en descendaient, se promettant une agréable et instructive journée. Ce qui appelait tout d’abord l’attention, c’était, le croirait-on ? le Parthénon lui-même, l’antique Parthénon de jadis relevé et rétabli sur ses mêmes fondements pélasgiques, tel qu’il fut au siècle de Périclès, avec toutes ses merveilles de marbre qu’anima le oiseau de Phidias, ses richesses, ses dépendances, ses propylées grandioses. Ce nouveau peuple grec qui conservait la religion de son passé avait regardé comme un pieux devoir envers ses grands ancêtres, de faire revivre quelques-unes des œuvres de leur génie, surtout ce Parthénon sans pareil que la barbarie des hommes plus encore que la faulx du temps avait autrefois anéanti. Si un ancien, secouant la poussière des siècles, fut revenu gravir les blanches marches du saint monument, il l’eût reconnu dans tous ses aspects, jusqu’à ce que d’autres emblèmes, d’autres prêtres, d’autres hymnes divins lui eussent fait comprendre que les temps n’étaient plus les mêmes et qu’au Parthénon nouveau l’on pratiquait un autre culte que celui de Pallas.

La première visite d’Alcor et de ses compagnons fut naturellement pour le merveilleux édifice dont ils ne descendirent qu’après avoir longtemps admiré la science de ses courbes et de ses proportions, l’harmonie de ses vives peintures murales et contemplé au loin du haut des degrés du péristyle, les monts célèbres du Penthélique dont des milliers d’années de travail n’avaient pas épuisé les précieuses carrières, et de l’Hymète qui donnait encore le doux miel de ses abeilles ; plus loin encore entre l’échancrure des deux éminences, les plaines de Marathon où vainquit Miltiade ; à leurs pieds la nouvelle Athènes, ville moderne et assez semblable à toutes celles de l’époque, mais où se trouvaient conservées les plus riches reliques de la primitive antiquité à côté des restes d’époques plus rapprochées de la Grèce qui commençait aux Pélasges, et de celle qui recommençait à Kanaris et à ses héroïques marins, jusqu’à l’Hellade des temps pacifiques et sans histoire tourmentée, venus après ces anciennes époques de violences et d’agitations.

Sur les flancs de l’Acropole rendus aisément accessibles au moyen d’ingénieux engins de circulation comme ceux que Marius avait trouvés à Alger, s’élevaient maintenant de nombreux lieux d’étude ou d’agrément, des restaurants où nos amis goûtèrent un Pharnès et un Acrocorinthe toujours fameux, des théâtres et principalement un édifice splendide qui avait réoccupé la scène même où un public athénien rendu au néant depuis tantôt quatre-vingts siècles, avait applaudi les tragédies de Sophocle et d’Euripide. Ces Grecs étaient toujours grands amateurs de théâtre, et ce peuple viril redevenu le premier du monde en matière d’art, honorait dignement tous ses interprètes, mais chacun à son rang, sans risque de jamais descendre à un aussi sot engouement que celui des Parisiens de jadis qui glorifiaient cabotins et cabotines presque à l’égal de demi-dieux.

Nos promeneurs aimèrent à se mêler à la foule qui se portait de l’un à l’autre de ces lieux de réunions. Ils remarquaient l’air grave et peu communicatif de ce peuple hellène qui, avec les anciennes vertus de ses ancêtres, avait conservé leurs défauts et qui, s’il méritait souvent l’admiration, n’inspirait pas toujours la sympathie. En voyant ces froids visages qui ne laissaient deviner aucune pensée, le mot de cet ancien revenait à la mémoire : « Je me défie des Grecs jusque dans leurs présents. »On constatait une fois de plus la permanence étonnante du caractère, des mœurs, des idées, que conserve à travers les siècles une vieille race, et qui prouva que l’homme est après tout moins changeant, moins malléable que se le figurent certains novateurs. Détail caractéristique : Dans la nouvelle Grèce, pas plus que dans celle du siècle de Marius, on ne trouvait de juifs. Ce climat leur fut toujours contraire, paraît-il.

Si attachant que fût un tel pays, il ne pouvait être question de le visiter en détail. Cette journée passée dans sa principale ville suffisait à donner une idée générale des autres cités helléniques anciennes ou récentes. De l’Acropole, l’Espérance se dirigea à travers la partie septentrionale du Péloponèse vers la mer Ionienne, passant au-dessus de Corinthe, ancien isthme dont la main humaine fit jadis un détroit ; puis remontant les rivages pittoresques de ce côté occidental de la grande confédération grecque, elle se porta en peu de temps jusqu’en vue de la chaîne immense des Alpes tyroliennes sans tenter de les franchir, ce qui eut été une opération de quelque difficulté pour un aéronef construit pour se mouvoir seulement dans les régions moyennes et non pour s’élever facilement à des hauteurs de trois ou quatre mille mètres. On savait qu’au-delà on trouverait une Suisse intacte et une Allemagne méridionale éprouvées par un climat rigoureux. On savait aussi qu’à l’est on verrait la mer de Hongrie et plus au nord la mer encore couvrant les anciens pays de Prusse et de Batavie jusqu’à la grande île norwégienne qui était la seule terre considérable qui existât dans cette direction, mais déjà soudée en majeure partie aux glaces permanentes du pôle.

Après avoir côtoyé cette extrémité de l’Adriatique et donné un souvenir aux malheureuses provinces de la Vénétie et du Milanais presque entièrement englouties, on s’éleva un peu pour passer de l’Adriatique dans la Méditerranée, franchissant ainsi, le nord de l’Italie. Infortunée Venise ! elle avait après la vaillante Hollande, été une des premières victimes de l’élévation croissante du niveau des mers. Un jour les chevaux de Saint-Marc jusqu’alors religieusement conservés tandis que la féerique cathédrale, le palais des doges, le Campanile, le pont des Soupirs, toute la Venise monumentale d’autrefois avait déjà été couchée sous la faulx du temps, les antiques chevaux en bronze de Corinthe, disons-nous, les uniques chevaux de la ville marine se virent dans l’eau jusqu’au poitrail et ressemblèrent quelque temps à l’attelage mythologique d’Amphitrite. Puis le niveau de la mer monta encore, monta toujours, et puis enfin les vagues venues du large passèrent librement, allant vers d’autres rivages, sur le lieu éternellement pleuré où tant de siècles avaient contemplé et admiré la reine de l’Adriatique.

Quant à l’Italie centrale et méridionale que les voyageurs laissaient derrière eux, elle n’était que fort peu entamée sur quelques points de ses côtes. Mais que de changements depuis le temps de notre ami Marius ! À commencer par l’antique capitale du monde romain et du monde chrétien, qui longtemps sembla mériter le surnom de Ville éternelle, de la Rome des empereurs, la Rome papale, la Rome renouvelée et toujours digne d’elle-même et du grand peuple latin dont elle fut durant tant de siècles encore la splendide capitale, il ne restait depuis longtemps que des reliques et des documents épars dans les musées. Naples, Florence avaient eu le même sort et Gènes, la vieille ennemie de Venise, dormait aussi du sommeil de la mort comme sa rivale sous un liquide linceul.

On devine que le cœur de Marius battit bien fort lorsqu’il se vit côtoyant cette fois le littoral de sa Provence. Il va sans dire que Marseille, l’ancienne capitale des deux Frances après Paris, avait été comptée parmi les principales stations d’arrêt de ce voyage, et c’était donc vers Marseille que l’Espérance gouvernait maintenant, tandis que Marius ne quittait pas des yeux le profil irrégulier de la côte au-delà de laquelle s’élevait la chaîne rocheuse des Alpes provençales. Il fut le premier à reconnaître les avancées du cap Croisette précédant le contre-fort de Notre-Dame de la Garde ; mais là devaient se borner pour lui les signes de reconnaissance. En approchant du point qu’occupait la ville nouvelle, tout lui était à présent inconnu. Plus de statue colossale de la Vierge sur cette éminence qui caractérise la topographie du lieu plus de cathédrale aux coupoles semi-byzantines plus de palais de Longchamps ; plus rien de ce qu’il avait si bien dans le souvenir. À leur place, une grande ville encore servie par un port considérable sans aucune ressemblance avec l’ancien, mais bien déchu depuis que l’immense digue qui avait autrefois emprisonné la baie entière pour en faire le premier port du monde avait été submergée. La vieille ville aussi avait reculé devant l’invasion et ne s’était en partie sauvée qu’en se reportant plus à l’intérieur. Comme aux temps préhistoriques où à la place que devait plus tard occuper la fameuse Canebière, coulaient à fond les embarcations primitives dont les débris se rencontraient jadis dans le sol, la mer avait repris possession de tous les bas quartiers, et c’étaient d’autres navires qui s’avançaient là, d’autres marins qui débarquaient insoucieux de tout ce qui vécut et s’agita à la place de cette eau calme du nouveau port phocéen.

Il n’était pas au monde de cité maritime ayant un passé aussi lointain et aussi constamment prospère que celui de cette antique Massala des Ligures, passé qui remontait à pas moins de neuf mille années, ce qui n’empêchait pas ses nouveaux citoyens d’avoir encore présents dans l’esprit des souvenirs tels que celui du jeune phocéen Eumêne qui toucha le cœur de Gyptis la fille du roi des Segobriges, et s’établit avec sa belle épouse et ses compagnons d’aventures sur ce rivage fortuné déjà occupé auparavant par des Tyriens. L’on y prononçait encore avec orgueil des noms tels que ceux de Pythéas et d’Euthymène, les navigateurs audacieux qui plusieurs siècles avant l’ère chrétienne parcoururent, l’un toutes les côtes de l’Hibernie et même de l’île hyperboréenne de Thulé ; l’autre le littoral africain jusque sous les tropiques. De siècle en siècle, sans le moindre recul elle avait toujours grandi cette Marseille qui devait à une grande époque de l’histoire, donner son nom à l’hymne héroïque de la France républicaine. Et si de ces commencements qui se perdaient dans la nuit des temps, l’on sautait à un passé plus récent, dans quels termes célébrer l’incomparable capitale qui avait su mériter l’honneur de remplacer et de surpasser Paris, et qui eût sans doute marché à des destinées plus grandes encore si la nature elle-même se levant contre elle, ne lui eût enfin dit : « C’est assez ! »

C’était donc une Marseille relativement fort déchue qu’aborda l’Espérance laquelle alla prendre place à la station aérostatique de l’antique Notre-Dame de la Garde. Croire que Marius prit plaisir à parcourir les rues, les quartiers d’une ville si changée à ses yeux, serait se tromper grandement. Le pauvre garçon savait bien d’avance en quelle époque il vivait, et quel étranger il allait être dans la Marseille actuelle, mais n’empêche qu’il eût le cœur bien gros au souvenir de ses jeunes années de collège, et de ce lointain passé qui lui était si présent. Plutôt que de raviver ses regrets au milieu de cette population d’inconnus, il préféra employer les moments de son séjour à visiter la campagne environnante qui, bien que transformée aussi, l’intéressa davantage par les productions de son nouveau climat qui en faisait à présent un pays de conifères et de houblons renommés.

L’est et principalement le sud-est de l’ancienne France, grâce d’une part aux montagnes des Alpes, du Jura, des Vosges et de l’Argonne, et d’autre part au massif central des Cévennes et des monts d’Auvergne, était ce qui restait de plus compact du grand territoire d’autrefois. Autrement, le nord et l’ouest n’offraient plus que l’aspect de grandes et de petites îles que la mer rongeait de plus en plus. La principale de ces îles était formée par ce qui restait de la Bretagne et de la Haute-Normandie, et quant au sud-ouest, le golfe de Gascogne qui baignait fort avant le côté nord de la chaine des Pyrénées, avait dévoré presque toute la malheureuse province qui lui avait autrefois donné son nom.

Il eût été cruel de quitter Marseille sans donner à Marius l’amère satisfaction de visiter le lieu même de sa naissance, non plus la pauvre Martigues dès longtemps ensevelie sous les flots avec tout le delta du Rhône, mais enfin tout au moins sa place à la mesure exacte de ses degrés de longitude et de latitude. Ce fut la première chose que l’on fit après que l’aéronef eut repris la route des airs. Le compas à la main, Alcor le fit stopper à l’endroit précis, mais ce ne fut que l’affaire d’un instant. Il jugea qu’il était superflu d’appuyer sur la plaie toujours saignante du cœur de son jeune ami. Celui-ci se sentit serrer silencieusement les mains par ses deux compagnons, puis l’on vira de bord vers le fond du golfe où se déversait le Rhône, trente lieues plus haut que ses anciennes embouchures. La marche de l’Espérance était un peu contrariée à ce moment par un vent du nord assez violent qui, descendant cette même vallée du Rhône, rappelait à Marius le mistral qui suivait de son temps le même chemin. Et c’était un souvenir aussi que ce vent terrible qui dénudait de toute végétation les coteaux rocheux de la Provence, ce vent rageur et facétieux en même temps. qui, dans ses intermittences, vous enlevait brusquement le chapeau de la tête ou le journal de vos mains pour déposer ensuite l’objet à quelques pas de vous où il se tenait tranquille jusqu’au moment où vous baissant pour le ramasser il repartait aussitôt, prompt comme une flèche.

L’Espérance mit assez longtemps à gagner l’intérieur du pays en passant au-dessus d’un grand nombre de villes ne rappelant en rien celles d’autrefois. Seul Lyon que sa situation fluviale avait toujours favorisé, s’était maintenu à sa même place, mais ne perpétuait plus que par son nom aujourd’hui même un peu déformé, le souvenir de la grande cité qui avait longtemps gardé le second rang dans la vieille France de jadis. L’on passa outre. Il était entendu qu’on ne s’arrêterait maintenant, après avoir entrevu la région de l’est, qu’à la station qui marquait l’endroit où fut Paris, lieu à présent inhabité et inhabitable que visitaient seuls les fervents de l’histoire et des gloires du passé.

Au-delà du vieux pays de Bourgogne, les voyageurs devaient déjà revoir la mer dont un long golfe descendait recouvrir une grande partie de la Champagne et était venu retrouver les gros coquillages d’ammonites, irrécusables débris d’une précédente invasion, que la charrue y rencontrait jadis à fleur d’un sol sablonneux. Puis on atteignit une nouvelle côte basse et une terre assez étendue et mouvementée où l’on s’avança jusqu’à de légères éminences boisées contournant une sorte de grand marécage d’où émergeait un tout petit îlot broussailleux. Ce marécage c’était Paris, et cet îlot la butte Montmartre. La Seine même n’existait plus depuis que le changement des niveaux avait bouleversé le régime fluvial.

De cette reine des capitales, de ce foyer génial de l’antique civilisation européenne, de ce Paris orgueilleux qui, les pieds dans la boue, n’en élevait pas moins sa tête au-dessus des nues, résumant à lui seul l’humanité depuis ses bas-fonds jusqu’à ses plus radieux sommets de la ville adorée et encensée par les ennemis mêmes de la France, voilà tout ce qui restait à cette heure des abords déserts et l’eau stagnante d’un marais, en attendant la venue prochaine des eaux de l’océan, exacte répétition d’ailleurs de ce qui avait déjà eu lieu plusieurs fois dans de semblables périodes antérieures. Une sorte de forteresse bâtie sur une petite élévation qui porta dans un temps le nom de Père-Lachaise était pourvue de tout l’agencement ordinaire des stations aérostatiques, ainsi que d’une hôtellerie. De là on pouvait embrasser du regard un espace assez considérable dont le morne aspect ajoutait encore à la mélancolie du visiteur dominé par la pensée du néant des choses humaines. De l’antique sépulture des générations parisiennes, c’était le sépulcre de Paris même qu’on avait à contempler en cette eau dormante tachée par places de glauques reflets, spectacle lugubre et attristant au-delà de toute expression pour un Français de l’époque tel qu’était Marius qui avait l’esprit encore plein de ses juvéniles souvenirs d’étudiant.

Sur l’îlot déjà remarqué se dressait un obélisque de bronze, véritable monument funéraire où nos visiteurs, avant de quitter ces tristes lieux, allèrent lire cette laconique inscription « Ici fut Paris. »

La date fixée pour le retour approchait. Le temps manquait pour aller constater que de la Belgique de jadis il ne restait que la contrée ardennaise. C’était par l’anéantissement de ses riches plaines de l’ouest qu’était d’abord entré le deuil dans la vieille famille gauloise. L’antique vaillance de ses libres et industrieuses cités si longtemps prospères, avait été impuissante contre le liquide et implacable élément. Il n’y avait pas bien longtemps toutefois que ce qui avait été durant des siècles la merveille architecturale de l’Europe, le palais altier mais resté un peu humilié d’avoir à ses débuts abrité la chicane, avait cessé d’élever au-dessus des flots ses derniers entablements babyloniens, marquant la place d’une autre infortunée capitale à jamais disparue.

Plus au nord si la Grande-Bretagne, d’ailleurs emprisonnée dans les glaces une grande partie de l’année, existait toujours dans ses pays de Galles, d’Écosse et d’Irlande à populations d’origine celtique, l’Angleterre proprement dite avait disparu, mais point les Anglais qu’on trouvait épars et toujours commerçant dans le monde entier où ils ne s’assimilaient nulle part comme les Juifs avec lesquels d’ailleurs il arrivait qu’on les confondait quelquefois.

Marius en homme de son temps pour lequel l’exploration du pôle nord avait toujours une excitante saveur de fruit défendu, n’aurait pas été fâché de pousser jusque-là, mais il n’y fallait pas songer dans le moment. Ce serait pour une autre occasion. Autrement rien ne se fût opposé à ce que nos amis allassent un instant fouler sous leurs pieds la neige éternelle de ce point mystérieux du globe qui désespéra tant d’intrépides explorateurs des temps passés.

L’Espérance tira cette fois directement au sud ayant à sa gauche l’archipel des îles de France et à sa droite l’océan qui s’étendait sans bornes pour ne plus rencontrer de ce côté d’autres limites que le grand continent maintenant resserré le long des Cordillères, auquel l’Europe avait dû autrefois l’américanisme, l’ignoble réclame, le phylloxéra et autres contagions. Au bout de quelque temps l’on passait au-dessus de la triple vague atlantique courant sur la place même où gisait l’antique Bordeaux à vingt brasses de profondeur, et l’on commençait à distinguer dans le lointain les sommets bleuâtres des Pyrénées ; puis peu à peu, leur chaîne grandiose s’étendant d’une extrémité à l’autre de l’horizon présenta au regard la ligne ininterrompue de ses pics, ses gorges et ses glaciers, ces derniers très reconnaissables à leur apparence de couleur laiteuse tranchant sur le fond gris ou blanc de neige de la formidable muraille. Car ils étaient revenus ces fils oubliés des époques glaciaires et ils avaient de nouveau dans toute l’Europe repris possession des anciens domaines dont les géologues d’un autre temps avaient reconnu les visibles traces.

Alcor rappelait à ce propos à ses jeunes compagnons par quel ingénieux moyen l’Europe occidentale du xxve siècle, ancien style, se sentant refroidir déjà très sensiblement, avait su ramener une nouvelle chaleur dans ces parages. Ce fut en détournant de son cours la branche méridionale la plus importante de beaucoup du grand courant d’eau chaude qui, parti du golfe du Mexique, se dirige vers l’ancien monde. La petite ramification du Gulf-Stream qui longeait le nord-ouest de l’Europe suffisait autrefois à donner à la Bretagne, à l’Irlande et même à la Norwège une température plus douce que ne le comportait leur latitude ; il était évident que si la totalité de ce chaud courant de plus de dix degrés de largeur, au lieu d’aller se perdre en majeure partie sur les côtes de l’Afrique tropicale, venait tempérer l’atmosphère de ce nord-ouest européen, une région considérable s’en trouverait transformée au grand avantage de son habitabilité et de ses cultures. Pour songer à un projet de cette importance qui eût semblé absolument fou aux anciens Européens toujours divisés d’intérêts et appauvris de sang et d’argent par leurs guerres continuelles, il fallait tout de même malgré tous les progrès moraux et matériels accomplis, une certaine audace aux promoteurs de l’entreprise. Mais comme les moyens de l’époque étaient à la hauteur de n’importe quel travail, si colossal fût-il, on se mit résolument à l’œuvre et elle réussit parfaitement : une jetée incomparable s’amorça aux Berlingues en vue des côtes de Portugal et s’avança peu à peu jusqu’aux îles Açores, barrant la voie à la partie méridionale du courant qui fut de force ramenée dans la direction nord, de manière à ne plus former avec sa branche européenne qu’un seul et même courant.

Ce qui entra de matériaux dans une digue aussi invraisemblable est impossible à se figurer : non seulement toutes les roches disponibles du sud-ouest européen, mais la chaîne entière des montagnes de Kong de la côte des Mandingues et une partie de l’Atlas furent apportés et jetés à la mer. Les Lesseps du temps jadis n’étaient certes que de petits enfants en comparaison des ingénieurs de ce xxve siècle. Nombre de générations profitèrent longtemps du résultat de ce beau travail, mais ce résultat ne pouvait jamais être que temporaire, et à l’heure où nos amis cinglaient vers cet autre rempart de près de mille kilomètres en ligne droite qui défend tout le nord de l’Espagne, et bien qu’à l’entrée de l’été, ils eussent, surtout à la hauteur où ils se tenaient, sérieusement souffert du froid s’ils n’eussent été amplement munis de chaudes fourrures.

Le climat actuel de l’ancienne France, très froid mais très sec sous un clair soleil, se trouvait ressembler assez à celui qu’avait eu la Suède dont les habitants égayés par une belle lumière et une bonne santé, avaient ce caractère ouvert et expansif si différent de l’humeur maussade qui est propre aux gens des pays brumeux, caractère qui leur avait même valu d’être quelquefois appelés les Français du Nord. Rien d’étonnant donc que malgré la transformation climatique, les habitants de la vieille France n’eussent pas changé et fussent toujours le même peuple aimable et un peu léger.

Ces Pyrénées dont on approchait rapidement, il convenait de les aborder, non vers les hauteurs de leur partie centrale, mais du côté où elles s’infléchissent et se creusent en restant à une attitude moyenne et par conséquent accessible à la force ascensionnelle de l’Espérance. L’aéronef se porta donc un peu à l’ouest et sut trouver le passage bien connu sous le nom de Col de Roncevaux qui vit jadis l’armée d’un paladin fameux lamentablement détruite jusqu’au dernier homme par les Basques, ces fanatiques d’indépendance que les Romains eux-mêmes n’avaient pu plier à leur domination.

L’Espagne était la dernière contrée qui restait à visiter avant de revenir au point de départ de l’expédition et d’avoir ainsi décrit un circuit assez long pour une simple promenade. Avec le Portugal c’était le territoire resté le plus intact de tous ceux que nos explorateurs venaient de parcourir. Là, point ou peu de dépressions, de basses plaines accessibles encore à la mer envahissante. Et avec l’intégrité du territoire s’était conservée aussi à travers les siècles l’intégrité nationale, l’énergique vitalité d’une race généreuse et fière entre toutes qui avait été des premières à adopter le principe de la constitution de petits États groupés par le lien fédéral, système qui convenait en tous points à ses traditionnelles tendances unionistes et particularistes en même temps. C’était toujours la nation indomptable qui jadis, chaque fois que l’Europe se courbait asservie, seule se dressait et défiait le dominateur, qu’il fût le César de Rome, d’Aix-la-Chapelle, de Paris ou de Berlin. Là aussi, comme chez les autres anciens peuples, s’étaient conservés avec la même persistance les caractères anciens de la race qui se reconnaissaient encore sous les formes accomplies de la civilisation présente.

L’Espagne un peu dégénérée du siècle de Marius et qui ne rappelait plus guère alors les grandeurs de son passé, mais qui, par attitude naturelle levait encore la tête et regardait toujours au plus haut, s’était ressaisie et sauvée de la décadence dans un de ces élans qui déroutent ceux qui croient le mieux la connaître, et qui cette fois, contre toute apparence, se porta fiévreusement vers toutes les formes du savoir humain. Et l’on vit, à l’étonnement général, surgir de cette nation assoupie une nombreuse pléiade d’artistes, de savants, d’écrivains qu’animait une élévation d’âme extraordinaire et qui prirent d’emblée la tête du mouvement intellectuel au milieu d’une Europe qui avait vraiment grand besoin d’être relevée de l’abaissement moral et de la platitude où l’avait réduite un positivisme tout mercantile et matériel.

Mais les Espagnols n’en étaient pas devenus pour cela plus ardents aux travaux incessants de l’industrie sous lesquels se courbe et s’annule trop l’homme du Nord. Ici le peuple voulait avoir le loisir de paresser quelquefois en rêvant de chimères et d’amour, quitte en retour à souffrir quelques privations matérielles. Et peut être en cela n’avait-il pas tort. En somme il n’en était toujours pas plus malheureux, même sans guerres civiles ni courses de taureaux répudiées depuis longtemps, à en juger par les chants qu’on entendait de tous côtés et qui répétaient même alors encore, les vieux airs arabes du temps d’Almanzor et des Abencérages. Et non seulement il chantait, mais il dansait, si bien que les premiers Espagnols qu’aperçurent les passagers de l’Espérance, tout un village dont c’était la fête sans doute, formaient une ronde immense, une farandole dont ils étaient tous, jeunes gens, enfants et vieillards. En voilà qui s’inquiétaient bien du prochain déluge !

Il fallut, durant cette traversée oblique d’une partie de la Péninsule, maintenir à une assez haute pression le ballon de l’Espérance, les plaines mêmes de ce pays étant situées à une certaine altitude. En fait de cités grandes ou petites, dans l’Espagne que l’on avait sous les yeux il ne restait rien de l’ancienne. Tout y était transformé de même qu’ailleurs, cela va sans dire. Plus de ces merveilleux monuments qui firent une partie de sa gloire : Ni Escurial, ni Alhambra, ni Alcazars, ni mosquée de Cordoue. Si, pourtant, il restait encore un vestige du passé, et même d’un passé fabuleux, dans les murailles cyclopéennes de Tarragone dont les roches inébranlables et énormes avaient traversé leur centaine de siècles, témoignant toujours devant les générations successives, des temps sans histoire d’une primitive humanité, parlant à l’homme de tous les progrès, d’un homme de l’âge de pierre qui lui aussi eut sa grandeur.

L’on s’arrêta à peine en atteignant le littoral, à la station qui occupait le lieu où fut l’antique Carthagène, juste le temps de provenir à la hâte une mère impatiente. On allait de nouveau franchir la Méditerranée dans les parages mêmes où près d’une année auparavant Marius avait accompli son miraculeux plongeon. Le point exact en avait été relevé par le professeur qui put donc en passant le désigner du doigt à ses compagnons. L’on devait être rendu à Alger dans quelques heures, ce dont Namo et Alcor parlaient avec une visible satisfaction, celle qu’éprouve même le plus indifférent en revenant parmi les siens. Mais quant à Marius, ce n’était pas la pensée de revoir cette décevante Junie qui pouvait lui réjouir le cœur. Il revenait à Alger l’âme aussi assombrie qu’au moment où son ami Namo était venu l’arracher une fois encore à sa noire mélancolie.

L’Espérance filait en ce moment comme l’éclair. Était-ce effet de quelque bon courant aérien, ou zèle d’un équipage pressé lui aussi d’arriver et activant la rotation de l’hélice ? Toujours est-il que plus tôt qu’on n’y comptait, la côte algérienne était atteinte, et la chère et splendide capitale s’étendait sous les yeux des voyageurs qui hâtaient leurs préparatifs de débarquement. Namo, lui, n’attendit pas la fin des dernières manœuvres. S’armant de son aérovol, il s’élançait de la plate-forme et volait droit à la maison et à l’appartement même de sa mère et de sa sœur, dont il franchissait la fenêtre ouverte pour tomber dans les bras que lui tendaient déjà les deux femmes qui étaient aux aguets depuis le matin et que rendait heureuses ce retour, après une absence beaucoup trop longue pour leur affection.