Frères des écoles chrétiennes (p. 31-36).


AU SEUIL

DES LAURENTIDES






LE VILLAGE QUI MEURT


C est de Saint-Colomban, tout près de Saint-Jérôme, que je veux parler. Le village est littéralement perdu, égaré dans le désert des rocs nus, des galets, comme on dit par là. Le paysage des galets est infiniment tranquille et infiniment triste. Autour de vous la roche grise, polie par les glaciers préhistoriques, mordue par le chancre des lichens, sonne sous le pied et ressuscite un passé fabuleux et muet. Un peu plus loin la forêt chiche se referme. Mais passez le rideau d’arbres rabougris, et vous aurez devant vous un autre galet, désert et nu, qui se refermera pour s’ouvrir encore et se refermer toujours… et ainsi pendant des lieues et des lieues.

Aussi s’étonne-t-on lorsque, par un chemin à peine visible sur le roc, l’on débouche à l’improviste sur Saint-Colomban. La petite église de bois, peinte en blanc, est très légèrement posée sur le galet — on dirait une mouette fatiguée — et il semble que rien ne sera plus facile que de la transporter, quand on le voudra, sur un autre galet. Une seule rue, cinq ou six maisons, et c’est tout. À cent pas, les arbres semblent fermer l’horizon, mais c’est le leurre éternel des galets et partout, loin, au-delà, tout près, le granit est roi.

Passé l’église, il n’y a guère qu’une maison, un vieux magasin abandonné, en ruine. On m’a dit son histoire. Elle est touchante.

Saint-Colomban n’est plus, mais Saint-Colomban fut, ou du moins aurait pu être. Au temps où la région du Nord s’ouvrit à la colonisation, ce petit village devint, par sa situation géographique, le quartier-général des colons qui montaient de la plaine laurentienne pour défricher les vallécules, tributaires de la rivière du Nord. Le commerce y florissait. Un brave Irlandais bâtit ce petit poste et y fit longtemps d’excellentes affaires. Sur le galet devant sa porte, le bandage de fer des roues a creusé une ornière qui se voit encore. Les charrettes des colons stationnaient là, à la queue leu leu, pendant que les propriétaires à l’intérieur menaient grand bruit dans la boucane, faisant des emplettes, causant politique et s’approvisionnant de potins pour la femme restée à la maison.

Lorsque la colonisation prit une autre route et que la déchéance de son village fut définitivement prononcée, l’Irlandais resta néanmoins fidèle à son poste. Il vit encore, très vieux, paralysé, aux soins de son fils, vieillard lui-même. Jamais il ne voulut revendre à un collègue de Saint-Jérôme, les marchandises de toutes sortes entassées dans le magasin. Depuis quinze ans, personne n’y entre ; il croule, mais l’on respecte la volonté de l’aïeul. J’ai voulu voir de près cette masure. Elle est faite de pièces et raconte son origine. La poutre du toit a cédé et tout s’affaisse par le milieu ; l’échelle vermoulue tient encore sur les bardeaux noircis, gagnés, par places, par le velours envahissant des mousses. Plus de carreaux aux fenêtres ; la porte, lamentablement, pend sur un seul gond tordu. À l’intérieur, des tiroirs d’épicerie, entr’ouverts, des restes de sucre, de sel, de thé, pillés par les rongeurs. Aux poutres transversales, des vêtements en loques, des cirés, des fouets, que sais-je ? J’ai même vu un petit traîneau, jouet d’enfant, accroché à côté d’un fanal rouillé… Et sur le seuil, comme pour sceller cet abandon, et interdire l’entrée, montent, rigides et pâles, les tiges miséreuses des molènes.

Dans cette détresse et dans cette fidélité il y a quelque chose de profondément émouvant. Et cependant il a tort ce vieillard, comme tous les vieillards d’ailleurs, dans cet inutile effort pour retenir le passé qui, irrémédiablement, s’en va ! « La vie, disait Henry Bordeaux, est dure et volontaire comme une troupe en marche », et du passé elle se sert comme de matériaux pour reconstruire, toujours !