Croquefer
CROQUEFER, chevalier sans foi et sans pudeur | MM. | Pradeau. |
BOUTEFEU, son écuyer, valet entêté | Léonce. | |
RAMASSE-TA-TÊTE, son neveu, gentilhomme plein de cœur et d’esprit, mais mauvais parent | Tatau. | |
FLEUR-DE-SOUFFRE, princesse infortunée qui se résigne à devenir assassin | Mlle | Maréchal. |
MOUSSE-À-MORT, chevalier incomplet, père de Fleur-de-Soufre, revenant de la Palestine | M. | Michel. |
Hommes d’armes, vassales et enfants armés. |
Le théâtre représente la plate-forme d’une tour à moitié détruite. Au fond, la campagne ; à droite de l’acteur, un cachot fermé d’une grille faisant face au public ; auprès, une ouverture qui conduit du bas au haut de la tour et se ferme par une trappe ; autour de la plate-forme, des créneaux démantelés ; à gauche, une porte conduisant dans l’intérieur du château.
Scène PREMIÈRE.
(Au lever de rideau, Boutefeu regarde la campagne à travers un grand télescope. La voix de Croquefer se fait entendre du bas de la tour.)
Écuyer, ne vois-tu rien venir ?
Je ne vois que le soleil qui poudroie et la campagne qui verdoie.
Écuyer, ne vois-tu rien venir ?
Je ne vois que le soleil qui…
As-tu bientôt fini ?…
Oui. Oh !
Quoi ?
Rien !
Montrez-vous. (De dessous on aperçoit d’abord un grand sabre, puis le bras, puis la tête de Croquefer qui monte l’escalier, tout à coup, il dégringole.)
Sapristi ! nom d’un petit bonhomme !
Quoi donc ?
J’ai avalé la poignée de mon sabre.
La poignée ?
Oui !…
Heureusement qu’il reste encore la lame. (Boutefeu lui tend la main pour l’aider à monter.)
Attends-moi je monte, me tiens-tu ?
Oui ! (Reparaît le grand sabre, le bras, puis la tête de Croquefer. Boutefeu, qui voit quelque chose dans la campagne, le lâche pour courir à son télescope. Croquefer retombe. On l’entend dégringoler.)
Aïe ! Animal !… gredin… Ah ! allons bon, j’ai avalé mon sabre tout entier.
Je vois l’ennemi.
Tu le vois ?
Oui.
Combien sont-ils ?
Attendez, il faut que je les recompte. Ils sont un !
Alors je puis risquer mon entrée.
Risquez-la.
Ouf ! Ce n’est pas sans peine !… m’y voici. (Il ferme la trappe avec difficulté, son sabre le gêne.)
Vite ! maintenant descendez !
Comment ! que je descende, quand je viens de monter ! Quel est ce genre de balançoire ?
J’aperçois votre ennemi Mousse-à-Mort. Il est suivi de ses six hommes d’armes… vite armez-vous !
Que je m’arme ! ça c’est facile à dire !… puisque je te dis que j’ai avalé mon sabre en tombant…
Sapristi ! nous n’avions plus que celui-là !
Boutefeu, ne vois-tu rien là-dedans ?
Je ne vois que vos dents qui poudroient et la campagne qui verdoie !
Animal ! (Il allonge un coup de pied à Boutefeu qui éternue.) Un sabre de Tolède ! et qui sait si la lame ne sera pas faussée ! (Il regard à travers le télescope.) Oui, voilà bien cet ennemi acharné qui depuis vingt-trois ans nous fait une guerre à outrance. Le voilà qui s’avance suivi de ses six hommes d’armes ! Crois-tu qu’il vienne sous le vain prétexte de me redemander sa fille Fleur-de-Soufre… que j’ai enlevée il y a quinze jours et que je tiens là enfermée dans ce cachot infecte, en compagnie des rats et des grenouilles : le lâche en est bien capable.
Mais nous ne lui rendrons que morte de faim, et encore !… S’il nous attaque, nous nous défendrons jusqu’à extinction de chaleur animale, et s’il faut périr !… pérons !…
Pérons ! pérons ! mais voilà vingt-trois ans que j’en avais encore un devant le vestibule de mon château, et non-seulement je n’en ai plus, de perron, mais je n’ai même plus de vestibule, je n’ai même plus de château, un château superbe, il n’y en avait pas deux comme ça…
- Mon château, qu’il était chic !
- Ah ! oui, nom d’un p’tit bonhomme !
- Mon château, qu’il était chic !
- Perché sur un roc à pic.
- Bâti mille ans avant Rome
- Par un mien cousin germain,
- Bâti mille ans avant Rome,
- Avec du ciment romain !
- Tra la la la !
- Quand mon père l’acheta,
- C’était beau, m’a dit ma mère,
- Quand mon père l’acheta,
- Comme le temple de Vesta.
- Je n’ai pas connu mon père,
- Cet estimable vieillard,
- Je n’ai pas connu mon père,
- Je suis né trois ans trop tard !
- Tra la la la !
- Je chassais dans mes grands bois
- Avec mes bons chiens de race,
- Je chassais dans mes grands bois
- Tous les gibiers à la fois.
- Je n’ai plus de cor de chasse,
- Ni grand bois, et fins limiers ;
- Je n’ai plus de cor de chasse,
- Je n’ai plus que des cors aux pieds !
- Tra la la la !
- J’avais femme et n’en ai plus,
- Elle avait la vu’ très-basse,
- J’avais femme et n’en ai plus,
- Elle avait tout’s les vertus.
- Elle a suivi dans un’ chasse,
- Au lieu du cerf qu’on chassait,
- Elle a suivi dans un’ chasse
- Un régiment qui passait !
- Tra la la la !
C’est vrai ça, tout a été démoli, saccagé ! il ne me reste plus que toi, toi, le plus embêtant des écuyers, et cette tour du nord, exposée au midi, et tout ça, parce que mon grand-père, qui était un imbécile (respect à sa mémoire), a déclaré la guerre au grand-père de Mousse-à-Mort, qui était un idiot. Boutefeu, veux-tu que je te dise… voilà trois cents ans que cette guerre dure, j’y ai mangé mon dernier homme et mon dernier écu, il est temps, grand temps, plus que temps que ça finisse !
Y pensez-vous ?
Imbécile ! si je te le dis, c’est que j’y pense.
Tout est perdu, c’est vrai, mais tout est perdu fors l’honneur.
L’honneur !… Ah ! quand on n’a plus que ça à manger, c’est bien peu de chose, et si j’avais là un plat de pommes de terre frites, avec beaucoup de biftecks autour, je m’en ficherais comme de Colin Tampon… As-tu les clefs de la tour ?
Qu’en voulez-vous faire ?
Je veux les mettre sur un plat d’argent et en faire hommage à mon ennemi qui s’approche.
Y pensez-vous ?
Imbécile ! puisque je te le dis, c’est que j’y pense. Mousse-à-Mort, furieux de l’enlèvement de sa fille, notre seule planche de salut, a cessé les hostilités dans la crainte de l’arquebusailler ; il va venir parlementer, il va s’apercevoir de notre débine, et voyant qu’à nous deux nous sommes incapables de lui résister, il n’hésitera pas à tomber sur nous. Je le connais, ce chevalier, c’est un terrible adversaire, bien qu’il n’ait qu’une jambe, qu’un bras, qu’un œil et pas du tout de langue. Je commence à avoir le trac.
Vous ? Ah fi ! ah pouah !
Oui ! cette nuit, j’ai eu une idée sublime ! Votre ennemi s’avance croyant qu’il ne vous reste qu’un seul homme pour défendre ces murailles, eh bien ! c’est au milieu d’une cour nombreuse et redoutable qu’il va vous trouver assis sur votre sacré fauteuil à la Voltaire. (Il va chercher deux mannequins, habillés en chevalier, posés sur une planche à roulettes.) Qu’est-ce que vous dites de ça ?
Des mannequins parés des dépouilles de mes ex-braves… ce stratagème est bête, mais il me plaît. Mousse-à-Mort, qui n’est qu’une vieille brute, ne s’apercevra-t-il pas de la ruse ?
Je réponds de tout !…
Il est adroit… à preuve les écriteaux parlants pour lesquels il a pris un brevet d’invention s. g. d. g.
Grâce à moi, nous serons trois mille hommes dans la tour, il n’osera pas nous attaquer.
J’aimerais mieux une autre idée.
J’en ai une autre.
Parbleu… laquelle ?
Nous creusons un grand trou, nous le laissons entrer avec ses six hommes d’armes, nous remplissons ce trou de cinq cents bonnes livres de poudre…
Est-ce que tu n’as pas bientôt fini avec tes moyens, qui me donnent la peau de chagrin ? Cinq cents livres de poudre, et où les prendrais-tu ? (On entend dehors un son de cor.) C’est lui ! C’est Mousse-à-Mort ! (On entend frapper à la porte du bas) Fais-le entrer, et s’il ne s’aperçoit de rien, appelle-moi… (Fausse sortie.) Ah s’il s’aperçoit de quelque chose, il est inutile de me déranger… tu me trouveras dans la cave… Je vais toujours me Couvrir de mes insignes. (On refrappe à la porte du bas.)
En passant, tirez-lui donc le cordon de la porte, s’il vous plaît. (Croquefer tire majestueusement un cordon de concierge et sort.)
Scène II.
Le voici ! attention ! (Il met un faux nez, se place à la tête des faux chevaliers. — Entre Mousse-à-Mort précédé de son homme d’armes ; étonnement de Mousse-à-Mort en voyant tant de monde.) Que voulez-vous ?
(Il tire une ficelle : il sort de son dos un écriteau sur lequel on lit : « PARLER À TON MAÎTRE ! » )
Je suis capitaine de ses gardes, je vais prévenir son écuyer. (Appelant.) Écuyer Gavet ! écuyer Gavet ! (Il sort. Étonnement de Mousse-à-Mort. Il rentre avec un nez plus long que le premier et avec des lunettes.)
Que voulez-vous ?
(Il montre son écriteau.)
Parler à mon maître ? je crois qu’il est en train d’armer chevalier son 74e officier d’état-major… je vais le prévenir… mais le voilà.
Scène III.
C’est inutile de me suivre Messieurs… préparez vos mousquetons, chargez les canons, jusqu’à la gueule, je vais recevoir ce pauvre Mousse-à-Mort. (Il s’assied sur son trône.) Aïe !… aïe !… mon sabre me gêne quand je m’asseois ! (S’adressant aux mannequins qui l’entourent.) Restez couverts, Messieurs. (À Mousse-à-Mort.) Sois le bienvenu, illustre ganache, crétin, vieille culotte de peau, momie désarticulée ! Mais je m’arrête, car je n’oublie pas qu’un ennemi a droit à tous nos respects quand il est sous le toit des Croquefer. Que demandes-tu ? ma pitié ? tu l’as z-a !…
(Il est furieux. Il tire une ficelle, et de son dos un écriteau se dresse sur lequel on lit : « GRANDE CANAILLE ! » )
Que personne ne bouge, Messieurs je saurai bien tout seul punir cette offense. (À Mousse-à-Mort.) Est-ce la guerre que tu veux ?
(Il tire plusieurs ficelles pour trouver la bonne.)
Qu’on fasse venir Fleur-de-Soufre ! Ta fille comprendra peut-être ton langage télégraphique et peut-être qu’en la voyant chargée de chaînes, le teint pâle, peut-être qu’en entendant sa voix affaiblie…
Mon père ! (Boutefeu a ouvert la grille avec une énorme clef. Fleur-de-Soufre en sort et se jette dans les bras de son père.)
Scène IV.
Est-ce que tu crois que je t’ai fait venir ici pour vous embrasser ? Si tu es sortie pendant quelques instants de ton cachot, c’est pour que tu m’expliques la pantomime avariée de ton père ; avec son idée de pancartes, il s’embrouille dans ses ficelles. Allons, vieux paratonnerre, jabote, on t’écoute. (Aux mannequins.) Messieurs, je vous recommande la patience !
Papa, soyez digne, imitez ma réserve… Croquefer, tu peux m’invectiver, tu peux me charger de chaînes… mais respect à papa, ce vieux de la vieille des vieilles croisades, car si je te racontais ses faits d’armes, si je te disais où il a perdu tout ce qui lui manque, tu pâlirais d’effroi comme un lâche que tu es.
Comment ! on vous insulte, et vous ne dites rien ?
Rentrez les épées aux fourreaux, nobles chevaliers, n’oubliez pas que c’est une faible femme, d’ailleurs chargée de chaînes, qui nous insulte !
Tu n’auras donc pas pitié d’un vieux soldat qui a déjà été tué deux fois sous les murs de Rhodes.
Assez, je sais ce que tu vas me dire. Qu’il a laissé sa jambe en Égypte, son bras en Afrique, son œil aux Indes et sa langue sur le plateau des Thermopyles.
N’est-ce pas assez de lui avoir ravi sa fille, Fleur-de-Soufre… Souffre qu’il en souffre sans souffrir tes insultes.
Silence ! Je ne souffrirai pas plus longtemps de pareilles insolences ! ça commence à m’embêter !… il y a un moyen de tout arranger, qu’on m’apporte un plat d’argent et les clefs de la tour.
Y pensez-vous, seigneur !
Imbécile ! si je n’y pensais pas.
Je ne le souffrirai point. (Haut, avec dignité.) Seigneur, tous vos plats d’argent sont dans le garde-manger et quant aux clefs, votre maître d’hôtel vient de sortir en les emportant. (Croquefer allonge un coup de pied à Boutefeu. À Mousse-à-Mort.) Vous le voyez, Monseigneur, mon maître me charge de vous dire qu’il veut une guerre d’extermination et qu’il y mangera son dernier homme et son dernier écu !
(Il jette son gant, tire une ficelle, montre un écriteau où il y a : « GUERRE À MORT. » Boutefeu reconduit Fleur-de-Soufre en prison ; Mousse-à-Mort sort furieux.)
Scène V.
N’avez-vous donc plus confiance en moi ?
Non, sapristi, non ! Voilà vingt-trois ans que je t’obéis… (On entend le son d’un cor au dehors.) Qu’est-ce que c’est que ça ?
Ciel ! tirez donc le cordon ! c’est Ramasse-ta-Tête, votre neveu.
Ramasse-ta-Tête !… lui ! ici ! (Il tire le cordon.) Qu’il vienne, je suis sauvé !
Scène VI.
Me voilà !… comme mars en carême, Chez vous je tombe et j’apparais.
Le voilà ! notre chance est extrême, Nous sommes bien sûrs du succès.
Le voilà ! c’est un second moi-même, Sa présence est signe de paix. Ah ! mon neveu, mon cher Ramass’-ta-Tête, Tu vas t’écrier comme un fou : Bonjour, mon oncle ! ou bonne fête ! M’ouvrir tes bras et me sauter au cou !… Je t’en dispense… arrête encore un coup ! Ici sais-tu ce qui se passe ?
Oui, je le sais.
Tu le sais ?
Il le sait !…
Nous sommes faits tous trois pour nous comprendre ; Expliquons-nous.
Tout va bien.
Tout va mal.
Nous commençons, je vois, à nous entendre.
Oui, tout va bien.
Non, animal ! Je t’assure que tout va mal. Il veut se battre !
Il veut se rendre !
Pour mon repos tu fais bien de venir ! Il veut se battre !
Il veut se rendre ! Qu’en dites-vous ?
Parle, il faut en finir !
{| |rowspan="2" |Allons, { |parle |rowspan="2" | } vite, |- |parlez |}
Il hésite !
Mon bras est en acier, J’ai du feu dans l’artère, Mon cœur est un brasier, Ma cervelle un cratère. En toute occasion, Sans prendre de mitaines, Je fais explosion, J’ai du gaz dans les veines. Bon enfant, Bon vivant, J’arrive triomphant !
C’est ça ! faut combattre ou mourir !
Ah ! sapristi, rends-moi donc le service De flanquer dans un précipice Cet écuyer désobligeant ; Et puis, enfin, passe à l’office Et m’apportez les clefs sur un plateau d’argent !
Y pensez-vous ?
Mais imbécile ! Si je n’y pensais pas !… Va, file, file !
Jamais !
Bravo !
Jamais ! jamais ! Je suis gentilhomme et frrrrrançais ! Mon bras est un acier, J’ai, etc.
Il paraît qu’on va rire ! Suis-je heureux d’être ici ! Nous allons tout occire, Sans trêve, ni merci.
C’est un brave, un fier sire ; Avec lui, Dieu merci, Nous allons bientôt rire, Le feu va prendre ici.
Contre moi tout conspire. C’est affreux ! c’est ainsi ! Plus je vais, plus j’aspire À me voir loin d’ici.
Allons-nous en découdre ! Mon oncle, vous serez fier de moi.
Écoute-moi…
Les Mousse-à-Mort, je les hache menu, menu, menu comme chair à saucisse.
Mais c’est à s’arracher les cheveux !
Une idée !
Allons, bien !
Nous les laissons monter à l’assaut, nous creusons un grand trou, nous y mettons cinq cent livres de bonne poudre…
Mais, sapristi ! tu l’as déjà eue cette idée-là !
Et nous nous ensevelissons sous les décombres.
Mais ça n’a pas de nom ! mais on n’a jamais vu ça. Soyons féroces, je le veux bien, mais ça dépasse les bornes ! Ramasse-ta-Tête, va t’en, je paye ta place dans la rotonde !
Auriez-vous peur ?…
Il est beau de savoir avoir peur quand on n’est pas le plus fort ! Et puis d’ailleurs, nous n’avons plus d’armes… il ne me restait qu’un sabre et je l’ai avalé ce matin !
Et chictaillade, mon épée, croyez-vous que ce soit un sucre d’orge à l’absinthe ? Je ne m’en irai que lorsqu’il n’y aura plus une seule pierre debout. Voyons d’abord quels sont nos moyens de défense ? Combien sommes-nous ?
Trois.
Deux.
Trois.
Nous ne sommes que deux, et là-bas ils sont six et demi en comptant Mousse-à-Mort, Tiens, regarde ! il dispose ses six hommes d’armes en bataillon carré !
Seigneur, encore une idée.
Encore ! Qu’est-ce que tu fais là ?
Je place des sentinelles.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
Ça, c’est une mécanisme qui imite la pétarade à s’en lécher les doigts. (Il tourne la mécanique qui fait un bruit d’enfer.)
C’est ça, pour que le propriétaire nous donne congé ou nous augmente ; c’est à se casser la tête contre le mur.
Mais qu’est donc devenu Fier-à-Bras ?
Mort ! pst. (Il fait un geste. Boutefeu l’imite.)
Et le farouche Frappe-au-Cœur ?…
Il a pris la rampe… pst. (Geste.)
Et le terrible savoyard ?…
Éteint son gaz… (Geste.)
Mais les femmes, les sœurs de ces héros, morts trop jeune pour la tranquillité du genre humain et qui feront le désespoir de ceux qui voudront les imiter… que sont elles devenues ?
Elles se sont réfugiées dans la tour… elles nous font la potbouille… Hélas ! ce ne sont pas les pots qui manquent… c’est de quoi les remplir !…
Et vous vous plaignez, mon oncle !… mais votre armée est trouvée !…
Ah ! je comprends !
Boutefeu, arme-moi toutes ces filles chevalières !…
Mais des armes ?
Et la batterie de cuisine !..
C’est admirable… j’y vais !… Ah ! il faut que je vous embrasse. (Il saute au cou de Ramasse-ta-tête et sort.)
Tu tiens absolument à nous ensevelir sous les décombres. Allons, je le veux bien, puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement ; toi, Ramasse-ta-tête veille sur la fille de Mousse-à-Mort que j’ai enlevée !
Vous avez enlevé la fille de Mousse-à-Mort ?
Oui, sans regrets, comme Nessus enleva Déjanire, bien que je ne sois pas Centaure ! Ah ! si tu as soif, tu trouveras là, dans mon fauteuil à la Voltaire, (Il ouvre son fauteuil.) c’est ma cave, un petit vin rouge d’Argenteuil et un petit vin blanc de Suresne qui n’est pas piqué des grenouilles, et dont tu me diras des nouvelles ! (Il prend dans la coulisse une lanterne allumée et examine le fond. — Les mannequins placés en sentinelle par Boutefeu lui font peur, et il les repousse violemment du pied dans la coulisse.) Personne… je vais faire une sortie ! (Il sort par la droite.)
Scène VII.
Jamais faim !.. toujours soif ! (Il tire un flacon de vin rouge.) Vin rouge ! (Il tire un flacon de vin blanc.) Vin blanc ! Pouah… (Il met le vin blanc à droite et le vin rouge à gauche. Il tire un autre flacon.) Qu’est-ce que celui-là ? (Il lit l’étiquette.) Jalap !.. ah ! pouah ! (Lisant.) « Jalap de Carcassonne, véritable poison des Borgia !.. » Quelle blague ! (Il met le flacon à côté du vin rouge.) Merci ! je sors d’en prendre ! (Tirant un quatrième flacon.) Rhum de la Jamaïque ! ventre du diable ! Voilà mon affaire. (Fleur-de-Soufre paraît à la grille.)
Psit ! par ici, seigneur, de ce côté.
Ciel ! que vois-je !
Ciel ! qu’ai-je vu !
Fleur-de-Soufre !..
Ramasse-ta-Tête !
Toi… vous !.. elle que je retrouve !
- Comment ! c’est vous, un gentilhomme,
- Que je rencontre avec des meurtriers,
- Vous, si loyal, si bon, si galant homme,
- Vous, un héros, la fleur des chevaliers !
- Flatteuse, (bis.) elle m’émeut c’est bête !
- Frappez-moi donc, brave Ramass’-ta-tête
- Brisez-moi donc, plongez-moi dans le deuil !
- Ah ! fichtre ! elle me fait de l’œil. (bis.)
- Et c’est vous, (bis.) c’est toi qui m’avais promis
- Que toujours nous serions amis.
- Et c’est vous, (bis.) c’est toi qui m’avais promis
- Tais-toi ! (bis.)
- Que toujours nous serions ami :
- T’en souvient-il ?
- Que toujours nous serions ami :
- Tais-toi ! (bis.)
- T’en souvient-il ?
- Tais-toi ! (bis.)
- À toi mon âme :
- À toi mes jours !
} (bis.) Me disais-tu toujours
- Dans un élan de flamme !
- Ô basilic, ah ! quelle est belle !
- Ah ! que d’éclairs dans ces yeux-là !
- Laissez-moi, l’honneur m’appelle !
- Ne me parlez pas de cela.
- À toi mon âme ! etc.
- Eh bien ! oui de mon cœur
- Les élans sont toujours les mêmes.
- Oh ! bonheur !
- Mais va-t’en ! (ter.)
- Non, tu l’as dit :
- Oui, tu m’aimes !
- Oui, tu l’as dit :
- Oui, tu m’aimes !
- Va-t’en, si je t’aimais
- Faudrait aimer ton père,
- Et je viens pour l’escofier,
- Pour l’escofier, ma chère.
- Malheureux !
- Tu veux tuer mon père !
- C’est ainsi,
- Oui, j’ai juré de lui percer les flancs.
- Pitié pour lui !
- Non jamais !
- Pitié pour lui !
- Non jamais !
- Pitié ! pitié ! pitié !
- Ah ! grâce ! grâce !
- Pour lui ! pour moi !
- Pour moi-même !
- Ton cœur s’émeut ;
- Il est mon bien suprême !
- Fuyons ! fuyons !
- Pitié ! pitié ! pitié !
- Mon oncle !
- Viens !
- L’abandonner à des périls extrêmes.
- Viens toujours.
- Mon oncle ! FLEUR-DE-SOUFRE.
- Mon oncle !
- Tu m’appartiens !
- Mon oncle !
- Ah ! mon oncle chéri ! (bis.)
- Viens Rachel ! mon seul bien !
- Mon trésor ! mon amour !
- Le remord le déchire (ter.)
- Mon oncle, tu vas me maudire ! (bis.)
- Après tout ça m’est égal,
- Car tu l’as dit.
- Après tout ça m’est égal,
- Mon oncle, tu vas me maudire ! (bis.)
- Oui ! je l’ai dit.
- Tu m’aimes !
- Je t’aime !
- Viens, dans une autre patrie,
- Va cacher ton bonheur (bis.)
- Ton amour (bis.) m’est rendu.
- Ah ! ah !
- Oui, tu l’as dit : (bis.)
- Oui, tu m’aimes !
- Viens, filons, filons à Paris.
- À Paris, ça m’arrange.
- Allons au bal de l’Opéra.
- Connais-tu (bis.) l’Opéra ?
- Allons au bal de l’Opéra.
- Mais non.
- Et le cancan ?
- Encore moins.
- Pauvre ange !
- À Paris, l’Opéra, tu verras, ça t’ira.
- Partons pour l’opéra (bis.)
- C’est un temple, vois-tu,
- Où toujours la vertu
- Trouve sa récompense.
- Ah ! cristi ! quand j’y pense !
- Tout y brille surtout
- Par l’esprit, le bon goût ;
- La mère de famille
- Y peut mener sa fille !
- Trim ! trim ! landéridéra !
- Voilà le bal de l’Opéra !
- Trim ! trim ! landéridéra !
- Viv’l’Opéra !
- C’est un vrai paradis ;
- Où, grands comme petits,
- Vont à cinq francs par tête,
- Bâiller, que c’en est bête !
- Un cancan si décent,
- Que c’est un lieu céleste ;
- Oui, c’est leste, très-leste !
- Trim, etc.
- Ah ! pour sortir d’ici,
- J’irais… mène-moi-z’y !
- Je sera ta compagne,
- Nous boirons du champagne,
- Et puis après soupé,
- Je reviens en coupé
- Consoler mon vieux père
- Qui pleure et s’désespère !
- Trim ! trim ! landéridéra !
- Allons au bal de l’Opéra.
- Trim ! trim ! landéridéra !
- Viv’l’Opéra !
- Entends-tu le grelot
- Du postillon au galop ?
- Quel bruyant tourbillon !
- Le galop du postillon !
- À la danse, voit comme on s’élance !
- Viens, partons (bis) au galop du postillon !
- À la danse, vois comme on s’élance !
- Viens, partons au galop du postillon.
- À la danse, on s’élance,
- À la danse, on s’élance
- Au galop du postillon.
- Ah !
- À la danse, vois comme on s’élance, etc.
(Ils dansent.)
Scène VIII.
- Alerte ! branle-bas !
- Quoi ! la danse,
- Sans moi commence ?
- Ah ! s’il faut sauter le pas,
- Alerte ! branle-bas !
- Pourquoi n’en serais-je pas ? (bis.)
- Trim ! trim à la danse,
- Vois comme, etc.
(Il se met à danser aussi.)
- Alerte, sapristi !
- Quoi ! la danse
- Déjà commence ?
- Alerte, sapristi !
- C’est du propre ! ah ! c’est gentil (bis.)
- Ah ! bon, me voilà parti !
- Trim, trim à la danse,
- Vois comme, etc.
(Les quatre personnages dansent. On entend comme un coup de canon. Tout le monde s’arrête.)
- Sang et carnage !
(Boutefeu court à la pétarade. Croquefer s’empare de la cloche. Tapage d’enfer.)
À moi, mon père ! ils sont incapables de se défendre !
Nous sommes fumés.
J’ai une idée !
Va-t’en au diable avec tes idées (Boutefeu lui parle à l’oreille pendant que des échelles sont plantées contre les créneaux.) Ah ! mais oui, tu me payeras ça, toi ! (Il saisit Fleur-de-Soufre qui pousse un cri, la renverse sur son bras et lève sur elle un poignard, en voyant Mousse-à-Mort paraître sur les créneaux.) Arrête ! un pas de plus et j’ai le cœur de lui percer le sien !
Ah ! (Mousse-à-Mort tire une ficelle, un écriteau se dresse sur lequel on lit : GRANDS DIEUX !)
Choisis, Mousse-à-Mort : à voir mourir ta fille ou à me la donner pour épouse.
Hein ! Qu’est-ce que vous dites donc là, mon oncle ! (Anxiété générale. — Fleur-de-Soufre, toujours menacée par Croquefer, s’est sauvée vers la table.)
Je dis ce qu’il me plaît, cela ne te regarde pas.
« Poison des Borgia ! » La France est sauvée ! Croquefer, voici ma main !
Tu entends ? la petite accepte.
Que dis-tu ?
Boutefeu, fais circuler les coupes de l’amitié ! (A Mousse-à-Mort.) Donnez-vous la peine d’entrer. Oh ! tu peux venir tout seul, avec la plus grande confiance. (Mousse-à-Mort tire un écriteau sur lequel on lit : MÉFIONS-NOUS ! Il enjambe les créneaux.)
J’ai mon idée.
J’ai une idée sublime ! ça chauffe, c’est le moment de vous cuir…
Assez.
De vous cuirasser, c’est ça… méfiez-vous.
Mon père, ne buvez pas de vin rouge.
Ne buvez pas de vin blanc.
Du vin ! allons donc, du vin ! quand on peut boire du rhum ! (Il se verse et boit à part.)
Buvons à la fin de la guerre et à mon futur mariage.
Buvez donc !
Buvez donc !
Mais buvez donc.
Buvons. (Ils boivent et font la grimace.)
- À vos santé, je bois,
- Buvons.
- Avec plaisir je vois,
- Buvons.
- Qu’entre nous ce vin frais,
- Buvons,
- Va cimenter la paix,
- Buvons.
- À vos santé, je bois,
- Au choc de vos verres,
- Tin tin tin,
- Plus de fronts sévères,
- Plus de chagrin.
- Au choc de vos verres,
- Au choc de vos verres,
- Tin tin,
- Plus de fronts sévères,
- Plus de chagrin.
- Au choc de vos verres,
- Par l’amitié toujours
- Buvons (bis).
- Du temps charmons le cours,
- Buvons (bis).
- Pour moi, j’ai le dessein,
- Buvons.
- De vivre en bon voisin,
- Buvons (bis).
- Par l’amitié toujours
- Au choc de vos verres,
- Tin tin,
- Plus de fronts sévères,
- Plus de chagrin.
- Au choc de vos verres,
- Au choc de vos verres, etc.
Et dire que je n’ai pas pensé plus tôt à ce mariage qui met fin à nos guerres intestines.
Dorez-leur la pilule.
Quel cauchemar !
Mon père, faite signe à vos hommes d’armes de monter… nous les tenons tous ! ils sont empoisonnés.
(Il fait signe qu’il comprend.)
vouez, Croquefer, que pour continuer la bataille, vous n’aviez plus ni armes, ni soldats !
Ah ! ça, j’avoue…
Plus de soldats ! (On entend le son de la trompette.) Écoutez !
Qu’est-ce que c’est que ça ?
Votre armée, seigneur !
Mon armée !
Oui, les cuisinières, vos vassales, que j’ai équipées avec la batterie de cuisine. (Au même moment on entend au dehors le son du cor.)
Qu’est-ce que c’est que ça ?
Vous êtes nos prisonniers !
Mais ventre de diable ! c’est une trahison !
Oui, oui, à cheval, mon père, et sus aux Croquefer ! (Mousse-à-Mort sort.)
Trahison ! Ah ! si je n’avais pas avalé mon bon sabre de Tolède !
À cheval ! Monseigneur !
Mais, mon Dieu ! que je suis donc fâché d’avoir un écuyer comme ça ! (Ils sortent.)
Scène IX.
Qu’en dis-tu, Ramasse-ta-Tête ?
Bien joué ! bataille, morbleu !… (La trompette se rapproche. Entrée de six hommes d’armes. Fleur-de-Soufre se met à leur tête.)
Mais convenons que le vaincu épousera le vainqueur !..
J’accepte ! (Entrée de femme armées avec la batterie de cuisine et des petits marmitons. Marche ; évolution. Après la marche, Croquefer apparaît à cheval ; évolution.)
Guerre à mort ! Je m’y mets difficilement, mais une fois que j’y suis, ça m’est égal… Mousse-à-Mort… (Entrée de Mousse-à-Mort à cheval.) Ah ! te voilà ; tu fais la tête parce que tu as une hache d’arme, Boutefeu, apporte-moi une arme.
Que le combat sanglier… singulier commence. (Combat.)
Sac à papier ! je crois que.
Je n’ai pourtant pas bu de vin blanc.
Nom d’un petit bonhomme, je crois que…
Oh ! la ! la !
C’est ce que je voulais dire. Oh ! la ! la ! la ! (Ils veulent recommencer le combat, mais ils se sentent pris de colique.)
- O ciel ! grands dieux ! que sens-je ?
- Un feu brûle mon cœur !
- C’est douloureux, étrange,
- Je cède à ma douleur !
- Mon père ! ah ! comme il change !
- L’effroi glace mon cœur !
- Moi qui fis le mélange,
- Aurais-je fait erreur ?
- Qui donc leur prend ? les change ?
- Qu’ont-il ? Quelle pâleur !
- C’est surprenant, étrange,
- Je crains quelque malheur !
Sapristi, je n’ai pourtant pas bu de vin blanc. Allons hue !… (Il sort.)
En avant mes braves compagnons.
En avant mes braves compagnons. (Les figurants vont en venir aux mains lorsque l’on entend Croquefer crier de la coulisse.)
Arrêtez !.. j’ai retrouvé mon sabre, il a le fil !
Et moi j’ai retrouvé ma langue.
Ciel ! la vieille momie qui jabote.
Ah !
Viens-y donc, maintenant.
Ce miracle me décide, je dépose les armes, ce sabre m’a trop gêné.
Mon oncle, ne vous humiliez pas devant mon beau-père.
Ton beau-père ! j’aime mieux ça.
Ah ! comme il est changé !
Je n’ai pourtant pas bu de vin blanc. V’là une lettre que le facteur vient de monter pour vous.
Affranchie !.. timbre poste. Ah ! sapristi ! nom d’un petit bonhomme ! oh ! quel dommage.
Ah ! c’est malheureux.
Messieurs, Mesdames.
- Oh ! vous qui nous écoutez,
- Grâce, je vous en supplie ;
- Oh ! vous qui nous écouter,
- Grâc’pour tant d’absurdités !
- Les auteurs de cette folie,
- À l’instant même m’écrit-on,
- Les auteurs de cette folie,
- On les mène à Charenton.
(Reprise de la chanson à boire et de la marche. — Tableau.)