Traduction par Jules Barni.
Librairie philosophique de Ladrange (IIp. 69-73).


§. LXXIII.


L’impossibilité de traiter dogmatiquement le concept d’une technique de la nature vient de l’impossibilité même d’expliquer une fin de la nature.


On traite un concept dogmatiquement (même lorsqu’il est soumis à des conditions empiriques), quand on le considère comme contenu sous un autre concept de l’objet, constituant un principe de la raison, et quand on le détermine conformément à ce concept. On le traite critiquement, quand on ne le considère que relativement à notre faculté de connaître, par conséquent aux conditions subjectives qui nous le font concevoir, sans prétendre rien décider sur son objet. La méthode dogmatique est donc celle qui convient au Jugement déterminant, et la méthode critique, celle qui convient au Jugement réfléchissant.

Le concept d’une chose en tant que fin de la nature subsume la nature sous une causalité qui n’est concevable que par la raison, afin de nous faire juger d’après ce principe ce qui est donné de l’objet dans l’expérience. Mais, pour appliquer dogmatiquement ce concept au Jugement déterminant, il faudrait que nous fussions assurés d’abord de sa réalité objective, puisque, sans cela, nous n’y pourrions subsumer aucune chose de la nature. Or ce concept est sans doute soumis à des conditions empiriques, c’est-à-dire qu’il n’est possible que sous certaines conditions données dans l’expérience ; mais il n’en peut être séparé, et il n’est possible qu’au moyen d’un principe de la raison appliquée au jugement de l’objet. Cela étant, nous ne pouvons en apercevoir et en établir dogmatiquement la réalité objective (c’est-à-dire montrer qu’un objet est possible conformément à ce concept), et nous ne savons pas si c’est simplement un concept raisonnant ; objectivement vide (conceptus ratiocinans), ou un concept raisonné, fondant une connaissance et confirmé par la raison (conceptus ratiocinatus).· On ne peut donc le traiter dogmatiquement et le rapporter au Jugement déterminant, c’est-à-dire qu’il est non-seulement impossible de décider si la production des choses de la nature, considérées comme fins de la nature, exige ou non une causalité d’une espèce particulière (la causalité intentionnelle), mais qu’on ne peut pas même poser la question, puisque le concept d’une fin de la nature n’est pas un concept dont la réalité objective soit démontrable par la raison (c’est-à-dire que ce n’est pas un concept constitutif pour le Jugement déterminant, mais seulement un concept régulateur pour le Jugement réfléchissant).

Le caractère que nous lui attribuons ici résulte clairement de ce que, comme concept d’une production de la nature, il implique à la fois, pour le même objet considéré comme fin, la nécessité de la nature et la contingence de la forme de cet objet (relativement aux simples lois de la nature), et de ce que, par conséquent, s’il n’y a point ici de contradiction, il doit fournir un principe de la possibilité de la chose dans la nature , et en même temps un principe de la possibilité de cette nature-même et de son rapport à quelque chose (de suprasensible), qui échappe à l’expérience, et, par conséquent, à notre connaissance, afin que nous puissions le juger d’après une autre espèce de causalité que celle du mécanisme de la nature, quand nous voulons considérer sa possibilité. C’est pourquoi comme le concept d’une chose, en tant que fin de la nature, est transcendant pour le Jugement déterminant, quand on considère l’objet par la raison (quoiqu’il puisse être immanent pour le Jugement réfléchissant dans son application aux objets de l’expérience), et comme, par conséquent, on ne peut lui attribuer cette réalité objective qui est le caractère des jugements déterminants, on comprend comment, lorsqu’on traite dogmatiquement le concept des fins de la nature et de la nature-même, considérée comme, un ensemble de causes finales, tous les systèmes objectifs possibles ne peuvent rien décider ni affirmativement, ni négativement. En effet, quand on subsume certaines choses sous un concept qui est simplement problématique, les prédicats synthétiques de ce concept (ici, par exemple, la question de savoir si la fin de la nature, que nous concevons pour expliquer la production des choses est intentionnelle ou non) doivent aussi fournir des jugements problématiques, qu’on leur donne une forme affirmative ou une forme négative, car on ne sait pas si on juge sur quelque chose ou sur rien. Le concept d’une causalité déterminée par fins (d'une technique de la nature) a sans doute de la réalité objective, de même que celui d'une causalité déterminée par le mécanisme de la nature. Mais le concept d’une causalité de la nature, agissant d’a près la règle des fins, et, à plus forte raison, d’un être ou d’une cause première de la nature qui échappe à toute expérience, ce concept ne peut rien déterminer dogmatiquement, quoiqu’il ne renferme pas de contradiction. Car, comme on ne peut le dériver de l’expérience, et même qu’il n’est pas nécessaire à la possibilité de l’expérience, on ne peut nullement assurer sa réalité objective. Mais, quand on le pourrait, comment des choses qui sont données d’une manière déterminée pour des productions d’un art divin peuvent-elles être rangées parmi les productions de la nature, dont l’inaptitude à produire de telles choses par ses propres lois nous force d’invoquer une cause toute différente ?



§. LXXIV.


Le concept d’une finalité objective de la nature est un principe critique de la raison pour le Jugement réfléchissant.


Il y a une grande différence entre dire que la production de certaines choses de la nature ou même de toute la nature n’est possible qu’au moyen d’une cause se déterminant à agir en vue de certaines fins, et dire que, d’après la nature particulière de mes facultés de connaître, je ne puis juger de la possibilité de ces choses et de leur production qu’en concevant une cause agissant d’après des


Notes de Kant modifier


Notes du traducteur modifier