§. LXXII.


Aucun des systèmes précédents ne donne ce qu’il promet.


Que veulent tous ces systèmes ? Ils prétendent expliquer nos jugements téléologiques sur la nature, et ils s’y prennent de telle sorte que les uns nient la vérité de ces jugements, et les résolvent par conséquent dans un idéalisme de la nature, et que les autres les reconnaissent comme vrais, et promettent de démontrer la possibilité d’une nature conforme à l’idée des causes finales.

1. Parmi les systèmes qui défendent l'idéalisme des causes finales dans la nature, les uns admettent bien dans leur principe une causalité déterminée par les lois du mouvement (par lesquelles existent les choses de la nature où nous trouvons de la finalité) ; mais ils refusent à cette causalité l'intentionalité, c’est-à-dire ils nient qu’elle se détermine avec intention à la production de cette finalité, ou, en d’autres termes, que la cause soit une fin. Telle est l’explication d’Épicure : dans cette explication ; la technique de la nature ne se distingue plus du pur mécanisme ; l’aveugle hasard sert à expliquer non-seulement l’accord des productions de la nature avec nos concepts de fin, par conséquent la technique, mais même la mination des causes de ces productions par les lois du mouvement, par conséquent leur mécanisme. C’est-à-dire que rien n’est expliqué, pas même l’apparence qu’il faut au moins reconnaître dans notre Jugement téléologique ; et qu’ainsi le prétendu idéalisme de ce jugement n’est nullement prouvé.

D’ un autre côté, Spinoza veut nous dispenser de toute recherche sur le principe de la possibilité des fins de la nature, et enlever à cette idée toute réalité, en les regardant en général non comme des productions, mais comme des accidents inhérents à un être premier, et en attribuant à cet être, conçu comme substance des choses de la nature, non pas la causalité par rapport à ces choses, mais seulement la substantialité. (Par la nécessité inconditionnelle de cet être, ainsi que de toutes les choses de la nature, en tant qu’accidents inhérents à cet être), il assure, il est vrai, aux formes de la nature, l’unité de principe nécessaire à toute finalité, mais en même temps il leur enlève la contingence, sans laquelle on ne peut concevoir aucune unité de fins, et par là il écarte toute intentionalité ; de même qu’il refuse tout entendement au principe des choses de la nature.

Mais le spinozisme ne donne pas ce qu’il promet. Il veut donner une explication de la liaison des fins (qu’il ne nie pas) dans les choses de la nature, et il n’invoque que l’unité du sujet auquel elles sont inhérentes. Mais, quand on lui accorderait que les êtres du monde existent de cette manière, cette unité ontologique ne serait pas pour cela une unité de fins, et ne nous ferait nullement comprendre celle-ci. Cette dernière est en effet une espèce toute particulière d’unité, qui ne résulte pas de la liaison des choses (des êtres du monde) dans une seule substance (l’Être suprême), mais qui implique un rapport à une cause intelligente, en sorte que, même en unissant toutes ces choses en une substance simple, on n’aurait pas pour cela une relation finale, à moins de concevoir d’abord ces choses comme des effets intérieurs de cette substance, en tant que cause, et ensuite cette cause même comme une cause intelligente. Sans ces conditions formelles, toute unité n’est qu’une simple nécessité naturelle ; et, attribuée aux choses que nous nous représentons comme extérieures les unes aux autres, une aveugle nécessité. Que si on veut appeler finalité de la nature cette perfection transcendentale des choses (considérées dans leur essence propre) dont parle l’École, et par laquelle on désigne que chaque chose a en elle-même tout ce qui lui est nécessaire pour être telle chose, et non pas telle autre, c’est prendre puérilement des mots pour des idées. Car, s’il faut concevoir, toutes les choses comme des fins, et si par conséquent, être une chose et être fin sont identiques, il n’y a rien en réalité qui mérite particulièrement d’être représenté comme une fin.

On voit par là que Spinoza, en ramenant nos concepts de la finalité de la nature à la conscience que nous avons d’exister dans un être qui comprend tout (et qui en même temps est simple), et en cherchant cette forme uniquement dans l’unité de la nature, ne pouvait songer à soutenir le réalisme, mais simplement l’idéalisme de la finalité de la.nature, et que, de plus, il ne pouvait pas même établir ce dernier système, puisque la simple représentation de l’unité de substance ne peut produire l’idée d’une finalité, même non intentionnelle.

2. Ceux qui ne soutiennent pas seulement le réalisme des fins de la nature, mais qui pensent pouvoir aussi l’expliquer, se croient capables de découvrir au moins la possibilité d’une espèce particulière de causalité, à savoir celle de causes intentionnelles ; sinon ils n’entreprendraient pas cette explication. En effet l’hypothèse la plus hardie veut au moins que la possibilité de ce qu’on admet comme principe soit certaine, et qu’on puisse assurer au concept de ce principe sa réalité objective.

Mais la possibilité d’une matière vivante (dont le concept renferme une contradiction, puisque l’inertie, inertia, est le caractère essentiel de la matière) ne peut se concevoir ; celle d’une matière animée et de toute la nature, conçue comme un animal, ne pourrait être tout au plus admise (en faveur de l’hypothèse d’une finalité dans l’ensemble de la nature), que si l’expérience nous la montrait en petit dans son organisation, car on ne peut l’apercevoir a priori. L’explication tourne donc dans un cercle, si on veut dériver la finalité de la nature dans les êtres organisés de la vie de la matière, et qu’on ne connaisse pas cette vie autrement que dans les êtres organisés, et si par conséquent, sans une expérience de cette espèce, on ne peut se faire aucune idée de la possibilité de cette vie. L’hylozoïsme ne tient donc pas ce qu’il promet.

Enfin le théisme ne peut pas davantage établir dogmatiquement la possibilité des fins de la nature, comme une clef pour la téléologie, quoiqu’il ait sur toutes les autres explications l’avantage d’arracher à l’idéalisme, la finalité de la nature, en attribuant un entendement à l’Être suprême, et en invoquant une causalité intentionnelle pour expliquer la production de cette finalité.

En effet il faudrait d’abord prouver, d’une manière suffisante pour le Jugement déterminant, que l’unité de fins dans la matière ne peut être produite par le simple mécanisme de la matière-même, pour être autorisé à en placer le principe d'une manière déterminée en dehors de la nature. Mais tout ce que nous pouvons avancer, c’est que, d’après la nature et les limites de nos facultés de connaître (puisque nous n’apercevons pas le premier principe intérieur de ce mécanisme), nous ne devons pas chercher dans la matière un principe de relations finales déterminées, et qu’il n’y a pas pour nous d’autre manière possible de juger la production de ses effets, comme fins de la nature, que de les expliquer par une intelligence suprême, conçue comme cause du monde. Mais c’est là un principe pour le Jugement réfléchissant, non pour le Jugement déterminant, et qui ne peut autoriser aucune affirmation objective.


§. LXXIII.


L’impossibilité de traiter dogmatiquement le concept d’une technique de la nature vient de l’impossibilité même d’expliquer une fin de la nature.


On traite un concept dogmatiquement (même lorsqu’il est soumis à des conditions empiriques), quand on le considère comme contenu sous un autre concept de l’objet, constituant un principe de la raison, et quand on le détermine conformément à ce concept. On le traite critiquement, quand on ne le considère que relativement à notre faculté de connaître, par conséquent aux conditions subjectives qui nous le font concevoir, sans prétendre


Notes de Kant modifier


Notes du traducteur modifier