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II

Dans le Symbole des Apôtres, dans les Messages des Patriarches d’Orient, dans le Catéchisme de Philarète, dans la Théologie dogmatique, le premier dogme est le dogme de Dieu. Le titre général de la première partie de la Théologie dogmatique est : « De Dieu en lui-même et de son rapport général avec le monde et avec l’homme ». (θεολογία ἁπλῆ)

La deuxième partie aura pour titre : « De Dieu Sauveur dans son rapport particulier avec le genre humain. » (θεολογία οἰκονομική)

Si je savais quelque chose de Dieu, si j’en avais une idée quelconque, ces deux titres des deux parties détruiraient toute ma connaissance de Dieu. Je ne puis unir ma conception de Dieu à celle de deux rapports différents, l’un avec l’homme, en général, et l’autre en particulier. La conception « particulière » appliquée à Dieu, détruit ma conception de Dieu. Si Dieu est ce Dieu dont j’ai l’idée, il ne peut avoir aucun rapport particulier avec l’homme. Mais peut-être n’ai-je pas bien compris les mots, ou bien c’est que mes conceptions sont peut-être erronées. Je lis plus loin :

« Section iI : De Dieu en lui-même. » Ainsi j’attends l’expression de cette vérité révélée par Dieu aux hommes pour leur salut, et que connaît l’Église. Mais avant l’exposé de cette vérité, je trouve le § 9 qui parle du degré de notre compréhension de Dieu, selon la doctrine de l’Église. Dans ce paragraphe, ainsi que dans l’Introduction, il n’est pas question du sujet lui-même, on s’apprête seulement à nous faire comprendre ce qui sera exposé.

« L’église orthodoxe commence tout ce qu’elle nous enseigne de Dieu dans le Symbole des Apôtres par ces mots : « Je crois… » et voici le premier dogme qu’elle se propose de nous inculquer : « Dieu est incompréhensible à la raison humaine ; l’homme ne peut le connaître qu’en partie, qu’autant qu’il daigne lui-même se révéler à nous pour notre foi et notre piété. » C’est là une vérité incontestable… »

Pour ceux qui ne sont pas habitués à ce genre d’exposition, je dois expliquer (longtemps je ne l’ai pas compris moi-même) qu’il faut entendre, par vérité incontestable, non pas que Dieu est incompréhensible, mais qu’il est compréhensible en partie. C’est une vérité incontestable que Dieu est incompréhensible, et en même temps il est compréhensible, mais seulement en partie. En cela est la vérité. Et plus loin :

« C’est là une vérité incontestable, clairement exposée dans l’Écriture sainte et développée en détail dans les écrits des saints Père et Docteurs de l’Église, sur le fondement même de la saine raison.

« Les livres saints prêchent d’une part, que « Dieu habite une lumière inaccessible, que nul des hommes ne l’a vu et ne peut le voir » (Timothée, vi, 16) ; que ni l’homme ni même quelque créature que ce soit ne connaît complètement sa nature ; que « ses jugements sont insondables et ses voies incompréhensibles » (Romain, xi, 33, 34 ; Jean, i, 18 ; Jean, iv, 12 : Lévitique, i, xviii. 3, 4), et qu’il n’y a que Dieu seul qui connaisse Dieu complètement ; « car quel est l’homme qui sache ce qui est en l’homme, sinon l’esprit de l’homme qui est en lui ? De même, nul n’a connu ce qui est en Dieu que l’Esprit de Dieu (i, Corinthiens, ii, 11), et personne ne connaît le Fils que le Père, et personne ne connaît le Père que le Fils » (Matthieu, xi, 27). Mais, d’un autre côté, les livres saints nous annoncent que cet Être invisible et incompréhensible daigna lui-même se manifester aux hommes… »

Ainsi Dieu est incompréhensible pour la raison ; mais son existence est compréhensible.

« … Car les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité sont devenues visibles depuis la création du monde par la connaissance que ses créatures nous en donnent » (Romain, i, 20 ; Psaumes, xviii, 2, 5 ; Sag., xiii, 1, 5), et davantage encore dans la révélation surnaturelle, lorsque, « ayant parlé autrefois à nos pères, en divers temps et en diverses manières, par les Prophètes, il nous a enfin parlé en ces derniers jours par son propre Fils » (Hébreux, i, 1, 2 ; Sag., ix, 16, 19), et que ce Fils unique de Dieu, « manifesté ici-bas en chair (i, Timothée, iii, 16) nous a donné l’intelligence afin que nous connaissions le vrai Dieu » (i, Jean, v 20), puis a prêché sa doctrine par les Apôtres, après avoir envoyé sur eux « l’Esprit de vérité qui sonde toutes choses, même les choses profondes de Dieu ». (Jean, xiv, 17,18 ; i, Corinthiens, ii, 10 ). Enfin l’Écriture sainte affirme que, bien que « le Fils unique, qui est dans le sein du Père, « nous ait ainsi » donné la connaissance de ce Dieu que nul n’a jamais vu » (Jean, i, 18)… »

Je prie le lecteur de bien remarquer l’inexactitude de ce texte. Le vrai texte est celui-ci : « Personne ne vit jamais Dieu ; le Fils unique qui est dans le sein du Père est celui qui nous l’a fait connaître. » Mais nulle part il n’est dit que le Fils unique, qui est dans le sein du Père, nous ait aussi donné la connaissance de ce Dieu :

« … Néanmoins, même maintenant, nous ne voyons l’Invisible que comme dans un miroir et dans des énigmes ; même maintenant nous ne concevons l’incompréhensible qu’imparfaitement. » (i, Corinthiens, xiii, 12.)

Ce texte est également inexact. Dans le texte cité, il n’est pas dit : « Même maintenant nous ne concevons l’incompréhensible qu’imparfaitement. » On ne trouve ni imparfaitement ni un mot de l’incompréhensible, on ne parle pas même de la connaissance de Dieu ; il y est question de la charité en général et de la connaissance humaine :

« Quand même je parlerais toutes les langues des hommes, et même des anges, si je n’ai point la charité, je ne suis que comme l’airain qui résonne, ou comme une cymbale qui retentit.

« Et quand même j’aurais le don de prophétie, et que je connaîtrais tous les mystères de la science de toutes choses ; et quand même j’aurais toute la foi, jusqu’à transporter les montagnes, si je n’ai point la charité, je ne suis rien.

« Et quand même je distribuerais tout mon bien pour la nourriture des pauvres, et que même je livrerais mon corps pour être brûlé, si je n’ai point la charité, cela ne me sert de rien.

« La charité est patiente, elle est pleine de bonté : la charité n’est point envieuse ; la charité n’est point insolente, elle ne s’enfle point d’orgueil ;

« Elle n’est point malhonnête ; elle ne cherche point son intérêt ; elle ne s’aigrit point, elle ne soupçonne point le mal ;

« Elle ne se réjouit point de l’injustice, mais elle se réjouit de la vérité ;

« Elle excuse tout ; elle croit tout, elle espère tout, elle supporte tout.

« La charité ne périt jamais : pour ce qui est des prophéties, elles seront abolies, et le don des langues cessera, et la connaissance sera anéantie ;

« Car nous ne connaissons qu’imparfaitement, et nous ne prophétisons qu’imparfaitement ;

« Mais quand la perfection sera venue, alors ce qui est imparfait sera aboli :

« Quand j’étais enfant, je parlais comme un enfant, je jugeais comme un enfant, je pensais comme un enfant ; mais lorsque je suis devenu homme, j’ai quitté ce qui tenait de l’enfant.

« Nous voyons présentement confusément, et comme dans un miroir, mais alors nous verrons face à face ; présentement je connais imparfaitement, mais alors je connaîtrai comme j’ai été connu.

« Maintenant donc ces trois vertus demeurent : la foi, l’espérance et la charité, mais la plus grande est la charité. (i Corinthiens, xiii.)

Dans tous les chapitres, il n’est question que de l’imperfection de la science humaine, et il ne s’agit nullement de la connaissance de Dieu :

« Même maintenant, nous marchons vers lui par la foi et non par la vue ». (ii, Corinthiens, v, 7.)

« Nous marchons par la foi et non par la vue ». Par la foi, non par la connaissance « περιπατοῦμεν », c’est-à-dire nous vivrons. Là non plus il n’est point question de ce que nous ne connaissons Dieu qu’imparfaitement ; on dit seulement que nous vivons par la foi. Tous ces textes sont cités pour prouver que Dieu est incompréhensible, mais compréhensible imparfaitement. De nouveau c’est la confusion voulue des concepts. L’auteur confond sciemment les deux conceptions : celle de l’existence de Dieu et celle de Dieu lui-même. Si nous parlons du commencement de tout, de Dieu, évidemment nous reconnaissons et comprenons son existence. Mais si nous parlons de l’essence même de Dieu, il est bien évident que nous ne comprenons pas. Pourquoi alors prouver qu’il est compréhensible imparfaitement ? Si rien au monde ne nous est entièrement compréhensible, il est évident que Dieu, le commencement du commencement de tout, n’est pas compréhensible. À quoi bon le prouver alors ? Et le prouver d’une manière si étrange, en citant inexactement les paroles de Jean, qui dit que : « Personne n’a jamais vu Dieu » ; et les paroles inexactes de Paul, qui se rapportent à un tout autre sujet. Pourquoi citer ces paroles pour prouver que Dieu est compréhensible imparfaitement.

Ce thème est étrange, et l’étrangeté de l’argumentation vient de ce que le mot « compréhension » est employé ici et plus loin à double sens : d’abord au vrai sens de la compréhension, puis au sens d’une science acceptée au nom de la foi. Si l’auteur employait le mot compréhension dans son vrai sens, il ne s’efforcerait pas de prouver que nous ne comprenons Dieu qu’imparfaitement ; il reconnaîtrait franchement que nous ne pouvons pas le comprendre. Mais par « compréhension », l’auteur entend la science acceptée sur la foi, et il confond volontairement cette conception avec celle de l’existence de Dieu. Il en résulte que, selon lui, nous pouvons comprendre Dieu d’une manière imparfaite. Quand il dit, avec un texte à l’appui, que nous comprenons Dieu par ses créations, cela implique l’aveu de l’existence de Dieu. Mais quand il dit que « Dieu a parlé autrefois à nos pères par les Prophètes », et ensuite : « par son propre fils », il s’agit de la science acceptée sur la foi, comme on le verra dans la suite. C’est pourquoi il cite le texte de Paul : « Nous marchons vers lui par la foi » comme preuve de la compréhension, en tant que science acceptée sur la foi. Par « compréhension », l’auteur n’entend pas l’affirmation plus ou moins ferme de l’existence de Dieu, mais un certain nombre d’indications sur Dieu, indications absolument incompréhensibles, acceptées de confiance. C’est ce que l’on voit clairement d’après ce qui suit.

Plus loin, il est dit : « Les saints Pères et les Docteurs de l’Église développèrent en détail cette vérité, à l’occasion surtout de certaines opinions hérétiques qui avaient paru à ce sujet. »

Les opinions hérétiques, d’après l’auteur, consistent en ce que Dieu est entièrement compréhensible, ou entièrement incompréhensible. Tandis que, selon l’auteur, la vérité est à la fois incompréhensible et compréhensible imparfaitement. Bien que le mot « imparfaitement » (ἐϰ μέρους) ne soit point employé dans le sens que lui donne l’auteur, et n’ait pas même l’autorité apparente, bien que dans l’Écriture ce mot ne soit jamais employé au sens qu’on lui donne ici, l’auteur insiste sur ce fait que Dieu est compréhensible « imparfaitement », entendant par là qu’il est connu un peu, puisque quelque chose de compréhensible peut-être connu parfaitement ou imparfaitement.

On expose les deux opinions extrêmes des soi-disant hérétiques ; d’après l’une, Dieu est entièrement compréhensible ; d’après l’autre, il est absolument incompréhensible ; et en réponse à l’une et à l’autre, on donne les preuves au profit de la non compréhension et de la compréhension. Mais en réalité, il est clair que ni l’une ni l’autre de ces opinions ne fut et ne pouvait être exposée.

Dans toutes ces prétendues preuves pour et contre, on exprime une seule chose : l’existence de Dieu est reconnue du fait même qu’on pense à Dieu et qu’on parle de lui. Mais en même temps, puisque la conception de Dieu ne peut être autre que celle du commencement de tout ce que la raison reconnaît, il est évident que Dieu, commencement de tout, ne peut être compris par la raison. Ce n’est qu’en suivant la trace de la pensée raisonnable, à la limite extrême de la raison, qu’on peut trouver Dieu. Mais, parvenue à cette limite, la raison cesse de comprendre, c’est ce qui s’exprime dans tous les passages cités de l’Écriture sainte et des Saints Pères, pour et contre la compréhension de Dieu.

Des paroles profondes et sincères des Apôtres et des Pères de l’Église, qui ne prouvent que l’incompréhension de Dieu, on tire précisément, et de la façon la plus spécieuse, la compréhension de Dieu. Le but de la théologie est de prouver qu’on ne peut comprendre Dieu entièrement ; qu’on ne peut le comprendre qu’imparfaitement.

C’est peu que ce raisonnement soit dénaturé sciemment, c’est dans ces pages que pour la première fois j’ai rencontré la déformation directe non seulement du sens mais du texte même de la sainte Écriture. Le vrai texte de Jean : i, 18 : « Personne vit jamais Dieu ; le Fils unique, qui est dans le sein du Père, est celui qui nous l’a fait connaître, » est simplement raconté. Du célèbre chapitre xiii de la première épître aux Corinthiens, qui ne traite que de l’amour, il n’est cité qu’un seul verset et encore inexactement pour les besoins de la cause.

Ensuite, ce sont des citations des saints Pères :

« La divinité sera nécessairement limitée si elle est saisissable par la pensée, car même la pensée est une sorte de limite », dit un de ceux que l’Orthodoxie classe parmi les défenseurs de la non-compréhension.

« Je dis qu’on ne saurait comprendre, non pas que Dieu existe, mais ce qu’il est… Que notre sincérité ne vous soit pas une cause d’athéisme », dit Grégoire le Théologien, que l’Orthodoxie classe parmi les défenseurs de la compréhension.

Saint Irénée dit : « Nous ne comprenons pas parfaitement même les êtres et les objets bornés, qui sont toujours sous nos yeux. Nous ne comprenons pas notre âme, et le mode de son union avec le corps, comment pouvons-nous donc comprendre Dieu ? »

De tout cela, l’auteur conclut que nous ne pouvons comprendre Dieu qu’« imparfaitement », entendant par là qu’il nous faut accepter sur la foi ce que l’on dit de Lui ; et il expose les dogmes qui sont la révélation de la manière dont il faut comprendre Dieu imparfaitement. L’Introduction ainsi que ce paragraphe 9, ne disent encore rien de l’objet, et préparent seulement à l’exposition de la suite. Le but de ce paragraphe est évidemment de préparer le lecteur au rejet de sa conception de Dieu, comme commencement de tout, incompréhensible, afin qu’il n’ose nier ces révélations sur Dieu, qui lui seront données comme des vérités basées sur la tradition. Ce paragraphe est résumé par une citation de Jean Damascène, qui exprime la pensée de tout le reste.

« La divinité, dit-il, est ineffable et incompréhensible ; « car nul ne connaît le Père que le Fils, et nul ne connaît le Fils que le Père » (Matthieu, xi, 27). De même le saint Esprit connaît Dieu, comme l’esprit de l’homme connaît ce qui est dans l’homme (i, Corinthiens, ii, 11). Or, à l’exception du premier être, l’être souverainement heureux, jamais personne n’a connu Dieu, sinon celui à qui Dieu lui-même l’a révélé ; personne non seulement parmi les hommes, mais aussi parmi les puissances célestes, parmi les Chérubins et les Séraphins. Au reste, Dieu ne nous a pas laissés dans une complète ignorance par rapport à Lui. En effet, Il a mis Lui-même dans la nature de chacun l’idée de son existence, et la créature même, sa conservation, et sa direction attestent la grandeur de Dieu (Sag., xiii, 5). Outre cela, Dieu s’est fait connaître à nous, autant du moins que le permettent les bornes de notre intelligence, d’abord par la Loi et les Prophètes, ensuite par son Fils unique, notre Seigneur Dieu et Sauveur Jésus-Christ. Aussi, tout ce qui nous est transmis par la Loi et les Prophètes, par les Apôtres et les Évangélistes, nous l’acceptons, nous le reconnaissons, nous le respectons, et nous ne cherchons rien au delà. Ainsi Dieu, qui sait tout et pourvoit à la conservation de chacun, nous a révélé tout ce qu’il nous est utile de savoir, et nous a caché ce que nous ne sommes point en état de comprendre. »

En cette conclusion, qui exprime la pensée générale du texte, on est frappé d’une contradiction intime. Dans la première partie, on dit que personne ne peut comprendre Dieu, que personne ne connaît ses voies, ses buts ; dans la conclusion de la deuxième partie, on dit que d’ailleurs, Dieu ne nous a pas laissés dans l’ignorance, et que par les Prophètes, par son Fils, et par les Apôtres, il s’est fait connaître à nous, et nous a donné, non seulement la compréhension, mais la conscience de Dieu, autant que nous sommes en état de comprendre.

Mais nous avons dit que nous ne comprenons pas Dieu, et ici, tout d’un coup, on affirme que nous savons qu’il n’a pas voulu nous laisser dans l’ignorance, que nous connaissons les moyens employés par Lui, pour atteindre son but ; que nous connaissons précisément les vrais Prophètes, et le vrai Fils, et les véritables Apôtres qu’il a envoyés pour nous instruire. Il en résulte qu’après avoir reconnu que Dieu est incompréhensible, nous apprenons tout à coup les détails les plus grands sur son but et ses moyens. Nous jugions de lui comme du patron qui voulut annoncer quelque chose à ses ouvriers. De deux choses l’une : ou il est incompréhensible, et alors nous ne pouvons connaître ni son but ni ses actes ; ou il est tout à fait compréhensible, si nous connaissons ses Prophètes en sachant que ce ne sont pas des faux mais des vrais.

D’où il résulte que :

« Aussi, tout ce qui nous est transmis par la Loi et les Prophètes, par les Apôtres et les Évangélistes, nous l’acceptons, nous le reconnaissons, nous le respectons, et nous ne cherchons rien au delà. Ainsi, Dieu qui sait tout et pourvoit à la conservation de chacun, nous a révélé tout ce qu’il nous est utile de savoir, et nous a caché ce que nous ne sommes point en état de comprendre. Nous nous contentons de cela, et nous y tenons, sans passer jamais les bornes éternelles, ni violer la tradition divine. » (Prov., xxii, 28.)

Mais s’il en est ainsi, nous nous demandons malgré nous : pourquoi ces Prophètes et ces Apôtres étaient-ils les véritables, et non les autres, — ceux qui sont tenus pour faux ?

Il appert que Dieu est incompréhensible, que nous ne pouvons pas le connaître, mais qu’il a transmis cette connaissance à certains hommes : aux Prophètes et aux Apôtres, que cette connaissance est conservée dans la sainte Tradition, et que c’est elle seule que nous devons croire, parce qu’elle seule est vraie. Elle est la sainte Église, c’est-à-dire les croyants en la Tradition, ceux qui observent la Tradition. C’était la même chose dans l’Introduction. Tous les longs raisonnements sur le dogme aboutissaient à ceci : que le dogme c’est la vérité parce qu’il est enseigné par l’Église, et que l’Église est formée des hommes unis par la foi en ses dogmes. Ici, c’est la même chose. On peut comprendre Dieu, imparfaitement, un peu. Comment peut-on le connaître « un peu », l’Église seule le sait, et tout ce qu’elle dira sur ce sujet sera la sainte vérité.

Dans la question dogmatique, il y avait une double définition du dogme : comme vérité absolue et comme enseignement. Il en résultait une contradiction : tantôt le dogme était une vérité immuable révélée dès le commencement, tantôt c’était un enseignement de l’Église, se développant peu à peu.

Dans la question de la compréhension, par laquelle on entend la science acceptée par la foi et transmise par l’Église, c’est l’auteur lui-même qui tombe dans la contradiction. On attribue au mot « compréhension » une double signification : la compréhension, et la connaissance acceptée sur la foi. Ni Jean Damascène, ni Philarète, ni Macaire, ne peuvent ignorer que la plus grande compréhension exige la plus grande clarté. Donc, l’affirmation qu’on m’enseigne ce qu’ont dit les hommes que l’Église appelle Prophètes, ne saurait être acceptée par la raison que l’on peut comprendre « imparfaitement » ce qui est compréhensible. C’est pourquoi ils remplacent la conception de la compréhension par celle du savoir, et ils disent ensuite que ce savoir est transmis par les Prophètes. Dès lors la question de la compréhension est tout à fait écartée. De sorte que si même les connaissances transmises par les Prophètes me rendent Dieu plus incompréhensible qu’il l’était pour moi auparavant, elles n’en sont pas moins vraies. Outre cette double définition, on aperçoit encore la contradiction entre les expressions de la tradition même de l’Église. On cite les textes : les uns niant la compréhension de Dieu, les autres la reconnaissant. Il faut rejeter ou les uns ou les autres, ou les mettre d’accord. La théologie ne fait ni l’un ni l’autre. Elle dit tout bonnement que ce qui suivra sur les propriétés des divisions de Dieu par l’essence et les personnes, c’est la vérité, puisque ainsi l’enseigne l’Église infaillible, c’est-à-dire la Tradition.

De sorte que, dans le premier cas, à l’examen de l’Introduction, tous les raisonnements étaient inutiles, et se résumaient en ceci : tout ce qui sera exposé est la vérité, parce que c’est l’Église qui l’enseigne. Maintenant encore, tous les raisonnements sont inutiles, parce que la base de toute la doctrine, c’est l’Église infaillible. Mais ici, — mis à part ce procédé de répétition, — apparaît la doctrine même de l’Église. L’exposé de cette doctrine est fait pour la première fois, et l’on y remarque un manque d’unité : elle se contredit elle-même. Dans l’Introduction, l’Église, c’est-à-dire la tradition des hommes unis par la tradition même, était censément la base de tout. Mais là-bas, j’ignorais encore comment s’exprimait cette tradition. Ici nous voyons la tradition elle-même, c’est-à-dire les extraits des saintes Écritures ; et ces extraits se contredisent mutuellement et ne sont liés entre eux que par des mots.

Comme je l’ai dit, au commencement, je croyais l’Église en possession de la vérité. Après avoir parcouru les soixante-quatorze pages de l’Introduction, et l’exposé de la manière dont l’Église enseigne les dogmes, et ce qu’il est dit de la non-compréhension de Dieu, malheureusement, je me suis convaincu de l’inexactitude de cette exposition, où sont introduits, par hasard, ou sciemment, des raisonnements faux.

Les raisonnements suivants sont faux :

1o Le dogme est la vérité absolue, et, en même temps, l’enseignement de ce que l’Église tient pour vérité ;

2o L’explication par les Prophètes, par les Apôtres, et par Jésus-Christ, de ce qu’est Dieu, n’est pas autre chose que la compréhension de Dieu.

Ces deux raisonnements sont entachés non seulement d’obscurité, mais de mauvaise foi.

Quelque sujet que j’expose, quelque convaincu que je sois de posséder indubitablement la vérité tout entière, en exposant le sujet, je ne puis faire autrement que de dire : « J’exposerai ceci et cela ; je crois que c’est la vérité, et voici pourquoi… » Mais je ne puis affirmer que tout ce que je dirai est la vérité indiscutable. Quelque sujet que j’expose, je ne pourrai me dispenser de dire : « Le sujet que je vais exposer n’est pas très compréhensible. Ma tâche, en l’exposant, consistera à le rendre plus compréhensible. Le fait d’y parvenir sera la preuve de la véracité de mon exposition. » Mais si je dis : « Le sujet que je vais exposer n’est compréhensible qu’imparfaitement ; sa compréhension m’est donnée par une certaine tradition, et si même ce que dit cette tradition rend le sujet encore moins compréhensible, néanmoins, tout ce que dit cette tradition est la seule vérité. » Personne évidemment ne me croira.

Mais peut-être le procédé de cette Introduction était-il faux, et l’exposition des vérités révélées sera-t-elle néanmoins juste. Tournons-nous donc vers cette révélation.