Cours de philosophie/Leçon XXVI. L'imagination

Leçon XXV. La mémoire Cours de philosophie Leçon XXVII. Le Sommeil. Le rêve. La folie



S'il faut s'en tenir à l'usage courant, l'imagination est la faculté qui nous fait voir les objets avec leur forme concrète, si bien que l'esprit se demande quelquefois s'il est en présence d'un objet réel ou d'une simple conception. On voit par là ce qui distingue l'imagination de l'entendement. Ce dernier a pour objet le général, il élimine le particulier et l'individuel tandis que l'imagination laisse aux objets représentés leurs caractères personnels. Elle donne à l'individualité une vie, un relief nouveau.

Ce que nous venons de dire peut se rapporter aux trois formes de l'imagination. Tantôt l'imagination reproduit, tantôt elle combine, tantôt elle crée. Nous allons étudier tour à tour ces trois formes et noter leurs différences.

1. Mémoire imaginative. La mémoire proprement dite affaiblit les états de conscience passés en les reproduisant. La mémoire abstrait naturellement quelque chose. Elle se souvient surtout du général. Un homme qui n'a que de la mémoire sans imagination oubliera tout ce qui est individuel. La mémoire imaginative nous représente au contraire les objets déjà perçus, sous des formes aussi concrètes que celles d'une perception. Cette ressemblance peut être assez vive pour que l'esprit s'y trompe.

Mais la mémoire imaginative s'en tient là. Elle ne fait que reproduire fidèlement ce qu'elle a vu; la mémoire imaginative n'est pas passive, car aucune faculté ne l'est. Mais elle ne produit rien, ne crée rien de nouveau. Elle ne fait que répéter notre vie passée. Ce qu'elle reproduit le plus fréquemment, ce sont les choses sensibles. On s'est demandé quelquefois si elle reproduisait toutes les sensations ou seulement quelques-unes. Certainement, elle est plus vive pour les sensations visuelles. Mais elle reproduit également les sensations de son. Cependant, la plupart des esprits ne peuvent reproduire avec leur intensité première les sensations inférieures. Mais on ne peut dire que cette impossibilité soit radicale. Les gourmets, par exemple, imaginent sans trop de peine les sensations du goût. En tout cas, elles sont toujours moins vives que les reproductions des autres sensations. Cette différence provient de ce qu'on se souvient surtout des états de conscience dans lesquels on a mis plus d'activité. De même nous imaginons plus facilement les sensations qui nous ont coûté plus d'efforts. Dans les sensations du goût et de l'odorat, nous sommes bien moins actifs que dans les autres. Voilà pourquoi nous les imaginons malaisément. Cela explique du même coup comment certaines personnes peuvent développer cette imagination; c'est qu'elles mettent dans ce sens une plus grande somme d'activité.

2. Imagination comme faculté de combinaison. C'est un intermédiaire entre les deux formes extrêmes de l'imagination. Dans ce cas, l'imagination ne forme rien comme matière, mais agit sur la disposition de ces matériaux que lui fournit la mémoire. C'est grâce à elle que nous nous représentons ce que nous n'avons jamais vu. Cette combinaison n'est pas toujours volontaire. Les images quelquefois se combinent d'elles-mêmes dans un ordre différent de celui où elles s'étaient produites. C'est le cas de la rêverie, quand elle a un certain degré d'intensité. C'est aussi sans doute le cas de la folie, où les images sont très vives et se combinent malgré la volonté.

Cette espèce d'imagination joue un certain rôle dans les arts. Elle prend alors le nom de fantaisie. Une oeuvre de fantaisie a pour fondement une succession de vives images se combinant sans lien rationnel. En analysant ainsi les choses, on voit que les oeuvres de fantaisie manquent de la création proprement dite qui fait l'idéal de l'art.

3. Imagination créatrice. Son nom suffit à la définir. Elle ajoute au passé, et pour cela tire ses matériaux d'elle-même. Quand un grand auteur crée quelque chose il emprunte certainement quelques premiers éléments à ses souvenirs. Mais il y a une création qui développe ces éléments, et qui est faite par cette imagination créatrice que nous étudions.

Quand Newton invente l'hypothèse de la gravitation, il y est poussé par les lois de Kepler. Mais de là à son hypothèse il y a une solution de continuité comblée par une imagination créatrice. Il en est de même des savants qui pour la première fois construisent une hypothèse. L'imagination créatrice est ce qui fait l'inventeur.

En quoi consiste ce que l'imagination ajoute aux matériaux donnés? Ce qu'elle ajoute, c'est l'unité. L'artiste trouve épars dans la réalité ce qu'il réunit dans son oeuvre; mais il crée l'unité sous laquelle sont organisés les éléments qu'il trouve par l'observation. Celle-ci lui fournit la matière de son oeuvre. Mais la forme est tirée de lui-même, et cette forme est l'unité. Tous les éléments fournis par l'observation, dans l'art comme dans les grandes hypothèses scientifiques, viennent se grouper et ce groupement est l'oeuvre de l'imagination. Galilée observe les balancements d'un lustre. Beaucoup auraient pu observer que les oscillations de ce lustre étaient isochrones, sans songer que ce pouvait être une loi générale. Galilée a inventé cette idée.

En un mot, ce qui est donné à l'imagination est multiple, et elle le ramène à l'unité. L'imagination créatrice est donc la faculté synthétique par excellence.

On s'est demandé si l'imagination créatrice n'était pas un mélange d'imagination reproductive et d'entendement, la première fournissant la multiplicité et la seconde l'unité. S'il en était ainsi, on ne pourrait ramener à l'imagination créatrice que les caractères où l'élément général domine à l'exclusion de l'élément individuel. Ainsi se trouveraient pour ainsi dire exclue de l'art une bonne partie de notre littérature moderne, qui montre plutôt chez les hommes le particulier que le général. Qu'on trouve ce système bon ou mauvais, on ne peut néanmoins le rayer de l'art.

D'ailleurs l'unité de l'entendement n'est pas l'unité de l'imagination. Elle apporte une unité individuelle ordonnée, bien différente de l'unité générique que donne l'entendement. Toute autre est l'unité d'une classe de l'histoire naturelle que celle d'un personnage dramatique.

Si l'imagination est une faculté synthétique, elle doit nécessairement cette propriété à la passion qui est la source première de l'unité. C'est sous son influence que les images fournies par la mémoire imaginative sont ramenées à l'unité. Il faut donc que pour retenir cette passion et lui donner toute sa valeur, la raison coexiste avec elle. Si la passion est l'élément nécessaire de l'imagination, elle ne peut en tout cas être productive que par l'entendement.