Cours de philosophie/Leçon XVIII. Définition de la raison

- Leçon XVII. De la nature du moi Cours de philosophie - Leçon XIX. Les données de la raison. Principes rationnels


Les deux facultés que nous venons d'examiner, la perception extérieure et la conscience, forment l'expérience. l'expérience suffit-elle à tout expliquer, ou est-il nécessaire d'admettre chez nous d'autres facultés, c'est ce que nous allons examiner.

Pour cela déterminons les caractères des jugements donnés par l'expérience. Si nous trouvons en nous des jugements dont les caractères soient irréductibles aux premiers, nous en conclurons qu'il y a en nous une autre faculté.

Le caractère des jugements dûs à l'expérience est d'être contingents, c'est-à-dire tels que l'esprit puisse concevoir le jugement contradictoire.

Prenons un exemple dans la perception extérieure. C'est une vérité presque universellement admise que les corps tombent suivant la verticale. Nous concevons très bien cependant qu'ils puissent suivre une autre direction. Epicure suppose même que [note in right margin illegible] primitivement, les atomes suivaient une direction régulièrement oblique. Le jugement énoncé est donc contingent.

Prenons un autre exemple. Je dis: "L'homme est un être sensible." Nous admettons cela, mais nous concevons un être qui aurait toutes les autres facultés de l'homme, la seule sensibilité exceptée. Ce jugement est donc également contingent.

Prenons tous les jugements dûs à l'expérience. Tous, nous les trouverons contingents. Et comment en serait-il autrement? Qui pourrait donc nous empêcher de concevoir la proposition contradictoire? Les jugements formés sous l'influence des faits ne lient aucunement l'esprit. Il reste indépendant, et conçoit facilement qu'ils se puissent produire autrement qu'ils ne le font.

Voici maintenant une autre vérité: "Tout phénomène a une cause." La contradictoire, dans ce cas-ci, est inconcevable. La proposition, dans ce cas, est dite nécessaire. Voilà donc un jugement présentant le caractère opposé à celui des jugements donnés par l'expérience. Il faut donc qu'il y ait une faculté donnant les jugements de ce genre; nous l'appelons raison.

Quelquefois, les jugements de cette forme ont été dits universels au lieu de nécessaires. Cela est moins bon. Il peut se trouver un jugement expérimental qui soit adopté universellement; on doit toutefois reconnaître que si l'esprit humain ne peut se représenter la contradictoire, la proposition forcément sera universellement admise. Néanmoins, à cause de la difficulté signalée plus haut, nous admettrons purement et simplement la première expression et nous dirons:

La raison est la faculté qui nous donne les vérités nécessaires.

Mais comment y a-t-il des vérités nécessaires? Nous venons de dire que les propositions nécessaires sont les vérités telles que la contradictoire soit inconcevable. On peut dire encore: C'est un jugement tel que l'on ne puisse en séparer les termes.

D'où vient cette impossibilité? De ce que les deux termes ne nous sont jamais présentés l'un sans l'autre dans l'expérience? Ce n'est pas assez - l'expérience ne nous ôte pas la liberté de concevoir la contradictoire. Si cette impossibilité ne nous vient pas des choses, c'est qu'elle est inhérente à la nature même de l'esprit.

S'il y a des vérités nécessaires, c'est donc qu'il y a des jugements que par sa nature, l'esprit ne peut pas concevoir, qu'il y a antagonisme entre eux et la forme de notre esprit, tandis que certains autres, contradictoires des premiers, dérivent de la nature même de l'esprit.

Or, ce qui dérive de la nature d'un être, c'est ce qu'on nomme les lois de cet être. Les jugements nécessaires ne sont donc que les lois de notre esprit, et l'on dit:

La raison est l'ensemble des lois de l'esprit.

Puisque l'esprit a une nature et des lois déterminées, et que le monde extérieur a également une nature et des lois, les choses ne seront connues du moi que si elles sont en harmonie avec les lois de notre esprit. Or la connaissance des choses par le moi c'est l'expérience. [The following phrase is crossed out: "l'expérience sera donc déterminée soumise à ces lois de l'esprit qui en changeront les résultats, et nous définirons. The phrase Lalande intended to replace the one crossed out is in the right margin, but is illegible.] la raison [symbol] l'ensemble des conditions de l'expérience.

On peut dire encore que ces jugements nécessaires et dérivant de la nature même de l'esprit nous sont donnés a priori. On a dit quelquefois qu'il s'étaient innés. Il ne faut pas donner à ce mot le sens de: existant avant toute expérience. Il n'y a pas d'idées toutes faites, gravées dans notre esprit antérieurement à l'expérience. Avant elle, il n'y a rien. L'innéité comprise ainsi est un mot vide de sens.

Mais, dès que l'expérience commence, l'esprit agit forcément suivant ses lois. Dès qu'il pense, il rapporte nécessairement les phénomènes à des causes. Les vérités nécessaires sont à l'esprit ce que la pesanteur est aux corps. C'est une propriété découlant de sa nature même et l'exprimant.

Cette façon d'entendre la raison a parfois été combattue. Pour certains philosophes, les vérités nécessaires sont dues à l'action exercée sur notre esprit par un monde supra expérimental avec lequel nous aurions certaines relations plus ou moins mystérieuses. Platon est un des représentants de cette doctrine. Le [Greek word] ne fait, dit-il, que réfléchir le monde des idées. La raison, dans ce cas, est impersonnelle. Ce qui donne leur caractère d'universalité aux propositions nécessaires, c'est que toutes les intelligences humaines ne sont qu'un reflet de ce monde idéal qu'il nomme soleil intelligible et avec qui, s'il venait à disparaître, s'évanouirait la raison humaine.

C'est vers cette théorie que semblait pencher Victor Cousin. M. Bouillier, un de ses disciples, a fait un ouvrage dans ce sens: De la raison impersonnelle.

La raison que nous admettons est au contraire, absolument personnelle. Elle ne dépend pas d'une cause extérieure, n'est pas un reflet d'un monde supérieur. C'est seulement l'expression de la nature propre de chacun de nous. Le plus illustre partisan de la raison ainsi comprise est Kant.

Les vérités nécessaires dérivent d'une généralisation d'expérience. Voici comment il faut entendre cette idée:

On obtient les principes rationnels en voyant que l'un des termes disparaissant, l'autre disparaît aussi, preuve qu'il lui est invariablement lié. Cette expérience se fait très rapidement, mais n'en est pas moins nécessaire. L'opération est analogue à celle qui permet de constater que c'est la pesanteur de l'air qui fait monter le mercure dans le tube barométrique: mis sous la machine pneumatique, la pression de l'air cesse et le phénomène cesse. C'est ainsi que nous apprenons leur indissoluble liaison.