Cours de philosophie/Leçon XV. Des conditions de la conscience

- Leçon XIV. De la nature du monde extérieur Cours de philosophie - Leçon XVI. Origine de l'idée du moi


La conscience. Des conditions de la conscience

La conscience est la faculté qui nous fait connaître les phénomènes intérieurs. Examinons comme pour les phénomènes de la perception extérieure quelles sont les conditions de la perception intérieure.

Il faut d'abord qu'il se produise une modification du moi. Tout phénomène est une connaissance. Pour qu'il y ait connaissance, il faut qu'il y ait quelque chose à connaître. Ce quelque chose est la modification psychique. C'est là l'objet de la connaissance par la conscience. C'est ce qui correspond à la première condition de la perception extérieure.

Il faut en outre un sujet de cette connaissance. Ce sujet est le moi. La seconde condition de la perception intérieure sera donc l'intervention du moi, car le moi seul connaît. Nous retrouvons donc dans la conscience toutes les conditions de la perception extérieure, sauf la nécessité d'un sens servant d'intermédiaire entre l'objet et le sujet. Telles sont les conditions de la perception intérieure.

On a dit que certains de nos phénomènes intérieurs ne présentaient pas toutes les conditions requises et ne pouvaient dès lors être observés par la conscience. Leibniz le premier a attiré sur ce point l'attention des philosophes. Le monde intérieur se composait selon lui de perceptions et d'aperceptions. Les derniers de ces phénomènes avaient seul le privilège d'être pleinement conscients. Cette idée de Leibniz a fait fortune. Une doctrine entière s'est formée de nos jours en l'ayant pour base. Les deux plus libres représentants en sont Schopenhauer: Le monde comme volonté et représentation et Hartmann: Philosophie de l'inconscient.

Il y a en effet dans le monde intérieur des phénomènes cités de tout temps par les partisans de la théorie de l'inconscient qui sont l'objet d'une conscience très faible ou nulle. En voici quelques exemples.

En se promenant sur le bord de la mer, on n'entend pas les bruits élémentaires formés par les chocs de chaque molécule d'eau contre les autres ou contre la plage. Nous n'entendons que le bruit total. Mais pour que ce résultat se produise, il faut que le moi ait subi une modification. Cette modification est la somme des modifications élémentaires. Ces modifications élémentaires se produisent donc, et nous ne les percevons pas. Voilà un premier phénomène psychique inconscient.

Sous l'influence de l'habitude, certains phénomènes d'abord conscients, deviennent inconscients. Il en est ainsi, par exemple, des mouvements nerveux qu'on appelle des tics. Le meunier n'entend plus le bruit de son moulin. Si le bruit cesse, il s'en aperçoit, preuve qu'il percevait le bruit sans en avoir conscience.

Une grande passion peut produire le même résultat. Un soldat blessé, au milieu du combat, ne sent sa blessure que la bataille une fois terminée. La douleur s'est pourtant produite, a été perçue, mais inconsciemment. Si l'on est la proie d'une idée fixe on voit les objets placés devant les yeux, mais on n'a pas conscience de cette perception. Et la preuve qu'elle a cependant réellement lieu, c'est que si un mouvement vient à se produire, on s'en aperçoit immédiatement et l'on a alors conscience de cette perception.

En outre, il arrive qu'en ayant donné à notre réflexion une impulsion consciente, le mouvement de l'intelligence continue inconsciemment. On cherche une citation qu'on ne retrouve pas. On cesse d'y songer. Au bout de quelque temps elle se représente comme d'elle-même à l'esprit. Il y a donc eu travail inconscient. Il se produit la même chose pour la solution d'un problème que l'on ne peut trouver.

Eduard de Hartmann a systématisé tous les faits qui établissent l'existence de phénomènes inconscients. Il a montré que la mémoire supposait l'inconscience, car la modification psychique qui devient consciente au moment du souvenir existait inconsciemment auparavant. Il a fait voir que l'instinct témoigne aussi manifestement de l'existence de phénomènes inconscients. En effet, si l'instinct était conscient, il supposerait chez les animaux un sens de prévision infiniment plus développé que celui des hommes. Si c'était consciemment que l'abeille bâtit les cellules destinées à recevoir son miel, il faudrait croire qu'elle sait la géométrie. On pourrait en dire autant des inexplicables instincts de la plupart des animaux.

Hartmann conclut de là que le fond du moi est formé par les phénomènes inconscients, et que les phénomènes conscients n'en sont que les conséquences. Le monde du conscient a ses racines dans le monde de l'inconscient. C'est seulement par illusion que le vulgaire place tout le moi dans le conscient. On croit avoir une fin, un but, une volonté personnelle, et l'on n'est qu'un instrument dans la main de l'Inconscient. Nous retrouvons ici les tendances pessimistes du système de Hartmann. Il faudrait donc ou se laisser tromper pour être heureux, ou se résigner à être malheureux si l'on veut se rendre compte de la vrai nature des choses.

Laissant de côté les tristes conséquences métaphysiques et morales de la doctrine de Hartmann, on peut facilement faire voir que ce système ne repose pas sur une base bien solide. Il n'est pas démontré par les exemples donnés qu'il y ait des phénomènes absolument inconscients. Tous s'expliquent aussi bien dans le cas d'une conscience extrêmement faible que dans celui d'une conscience absolument nulle. D'ailleurs, comment rentreraient-ils dans le moi conscient s'ils en étaient absolument sortis?

Cette réfutation s'appuie même sur des faits. Dans certains cas, on se souvient en réfléchissant ensuite de ce travail lent dont on n'avait pas conscience quand il se produisait. Prenons l'exemple d'une citation ou d'une solution que l'esprit cherche inconsciemment. Jusqu'au moment où elle est trouvée, l'esprit ressent une certaine tension, une certaine fatigue qu'il n'attribue à rien de précis, mais qui prouve bien que l'on a une certaine conscience de cette réflexion prétendue inconsciente.

En outre, comment se représenter un phénomène psychique inconscient? il y a contradiction. Un adage latin nous dit: Intelligere nil abud est quam sentire se intelligere. Que deviendrait un phénomène psychique qui sortirait de la conscience, et comment y rentrerait-il une fois sorti? Supposer qu'une partie de l'âme est soustraite au regard de la conscience est donc arbitraire et nous pouvons conclure contre de Hartmann qu'il n'y a pas dans la vie psychologique d'inconscience absolue.