Cours de philosophie/Leçon IX. Les passions

- Leçon VIII. Les inclinations Cours de philosophie - Leçon X. Théorie de la connaissance



Cours de philosophie


Nous avons vu que les inclinations avait un objet, agréable ou désagréable. Suivant que l'inclination est satisfaite ou non, il se produit du plaisir ou de la douleur. Mais plaisir et douleur sont des termes généraux; les diverses variétés des phénomènes affectifs portent le nom d'émotions. Les émotions sont donc comme ces phénomènes, tantôt agréables et tantôt désagréables; comme eux encore, elles ont pour caractère commun la passivité. De plus, tandis que le plaisir et la douleur sont localisés, les émotions ne le sont pas. En goûtant un mets délicat, le goût seul et non le moi tout entier éprouve un certain plaisir. Une grande partie de notre être est alors disponible, inoccupée. L'émotion au contraire tend à envahir le moi tout entier, à tout absorber. La volonté peut l'arrêter, au moins en partie; mais de sa nature, L'émotion est envahissante.

Voici donc L'émotion définie à un double point de vue. Par rapport au plaisir et à la douleur: elle en est une forme, mais s'en distingue en ce qu'elle est expansive et n'est point localisée. Par rapport aux inclinations: elle en est une suite; elle est en nous le contre-coup du succès ou de l'insuccès des efforts de l'inclination.

Reste à classer les émotions. On ne peut en donner une classification rigoureuse. Cependant, l'expression de L'émotion en fonction de l'inclination va nous donner un moyen de mettre quelque ordre dans l'ensemble confus des émotions. Pour cela nous n'avons qu'à faire varier les rapports de l'objet au moi: le moi passera par diverses émotions qu'il sera facile de noter.

Supposons le cas d'un objet agréable: suivant qu'il s'approchera ou s'éloignera du moi, on aura des émotions agréables ou désagréables. Ce seul objet nous permettra donc d'étudier tous les genres d'émotions.

L'objet est à l'infini, c'est-à-dire n'existe pour nous que virtuellement; nous ne le connaissons pas, nous le rêvons. Alors, si nous croyons pouvoir un jour atteindre cet infini, il se produit en nous un certain sentiment d'inquiétude où domine le plaisir.

L'objet approche. Alors se produit une autre émotion, l'espérance, qui va en augmentant à mesure que l'objet approche davantage. Quand nous possédons l'objet, l'espérance disparaît à son tour pour faire place à la joie.

Si la possession est continue, nous éprouvons un autre sentiment agréable, la joie de posséder, plus tranquille que la joie d'acquérir qui l'a précédée. Laissant le mot joie pour cette dernière émotion, on peut nommer encore sécurité la joie de posséder.

Supposons maintenant que la possession de l'objet aimé ne soit pas sûre, que nous craignons de voir cet objet disparaître, il se produit alors le sentiment pénible connu couramment sous le nom d'inquiétude. Supposons encore que nous voyons tout à coup l'objet prêt de nous être enlevé: L'émotion qui survient est la peur. Si nous en sommes privés subitement sans l'avoir prévu, c'est l'épouvante.

L'objet s'éloigne. Alors le sentiment de la privation est la tristesse; si on l'a possédé, le regret. S'il continue à s'éloigner, la tristesse devient désespoir. Le désespoir augmente avec la distance de l'objet. Enfin quand il est retourné à l'infini, le sentiment qui nous reste de notre impuissance à l'atteindre, c'est l'abattement.

Toutes les variétés des émotions ont été étudiées par Spinoza dans son ouvrage: l'Ethique.

On a trouvé commode, quelquefois, de ne faire que deux catégories d'émotions:

  1. les émotions physiques qu'on appelle sensations.
  2. les émotions morales qu'on appelle sentiments. 

Nous n'avons pas cru, pour plusieurs raisons, devoir adopter cette division. D'abord, elle est trop grossière: elle n'a pas la finesse nécessaire à la classification de ces phénomènes au caractère ondoyant. Le mot de sensation d'autre part est bien détourné par là de son sens propre. Il doit exprimer nous semble-t-il, non le fait physiologique et l'impression que nous en ressentons, mais seulement les phénomènes de connaissance concernant le monde extérieur. De la sorte, on évite toute équivoque. Prenons un exemple:

Je me blesse; il se produit une affection douloureuse. Ce n'est pas là la sensation; mais en même temps j'apprends l'existence du corps qui m'a blessé. Cette connaissance est la sensation.

En outre, le mot sentiment a dans la langue courante un sens très vague; et le sens précis que lui attribue ce système introduira toujours quelque obscurité dans son emploi. Aussi ne l'emploierons-nous que dans le sens général de phénomène sensible.

Il y a donc lieu de ne point adopter cette division des émotions.

Il nous reste à étudier la dernière espèce des phénomènes sensibles, les passions. On a entendu par ce mot des phénomènes sensibles bien différents les uns des autres. Bossuet dans le traité de la connaissance de Dieu et de soi-même, mélange, sous le titre de passions, les inclinations et les émotions. Selon lui, il y a onze passions dont dix s'opposent deux à deux: l'amour, la haine - le désir, l'aversion - la joie, la tristesse - L'audace, la crainte - L'espérance, le désespoir - enfin, la colère. Toutes peuvent d'ailleurs, selon lui, se ramener à l'amour et à la haine, et la haine d'un objet n'étant que l'amour de son contraire, il n'y a pour lui qu'une seule passion: l'amour.

Descartes a fait de son côté un traité des passions. Il les ramène toutes lui aussi à une seule, l'admiration. Mais pour lui, les passions sont des phénomènes semi-sensibles et semi-intellectuels, se produisant au moyen des esprits animaux (théorie particulière de Descartes) -

Spinoza, dans son Ethique, a consacré un livre à l'étude des passions; mais de même que Bossuet il mélange aux passions proprement dites les inclinations et des émotions. Il y a pour lui deux passions primitives, la joie et l'amour.

Pour nous, employant le mot passion dans son sens courant, nous la définirons: un mouvement sensible d'une intensité particulière; ce qui caractérise la passion, c'est sa violence. Cette force peut se manifester soit d'un seul coup, soit lentement. Ainsi certaines passions sont des habitudes: leur force se manifeste par leur ténacité. D'autres au contraire ne durent qu'un instant; elles s'épuisent en s'exprimant. Cette distinction est importante pour réfuter la théorie qui ne voit que des habitudes dans toutes les passions.

En quoi consiste exactement la passion? Elle présente les deux caractères suivants:

  1. Comme l'inclination, elle est relative à un objet extérieur. On se passionne pour quelquechose. L'émotion au contraire a bien une cause, mais d'objet, point. Elle agite le moi, mais sans l'entraîner vers un but déterminé.
  2. D'autre part, comme L'émotion la passion est envahissante, prend le moi tout entier. Tandis qu'au contraire les inclinations sont localisées. En outre, tandis que les inclinations n'absorbent qu'une faible partie du moi, la passion est exclusive et dirige vers son objet toutes les facultés du moi. 

Ainsi, la passion emprunte un de ses caractères à l'inclination, l'autre à l'émotion. C'est qu'en effet la passion n'est que l'état le plus violent de l'inclination ou de l'émotion. Une émotion très vive devient une passion. Si la colère n'est pas très violente, elle n'est qu'une émotion. Devient-elle plus forte, plus vive, c'est une passion. La peur en elle-même n'est qu'une émotion: si par sa violence elle absorbe toutes les facultés de l'être elle devient une passion. Si l'amour maternel est au repos, ce n'est qu'une inclination; un obstacle quelconque augmente-t-il sa vivacité, il envahit tout le moi, devient passion.

Les deux caractères de la passion peuvent être exprimés d'un seul coup: d'une part, elle concentre le moi; de l'autre elle le dirige vers un objet. On peut donc dire qu'elle concentre tout le moi vers un seul et même objet. Toutes les forces sont dirigées vers un même but, sont assemblées. C'est dire que la passion introduit dans la vie psychologique une unité absolue.

Cette analyse de la passion nous permet de juger de sa valeur, du rôle utile ou nuisible qu'elle peut jouer. On lui a reproché d'être un développement maladif. On a dit que son caractère essentiellement exclusif ["On ne peut avoir deux grandes passions à la fois" (Pascal)] en faisait un appauvrissement du moi où elle venait à naître. Ce danger ne peut être nié. Mais on peut se demander si c'est là l'état véritable de la passion. Assurément, abandonnée uniquement à elle-même, elle peut amener cet appauvrissement de l'être. Par elle l'équilibre des facultés est alors détruit. On poursuit son objet avec violence, on ne voit plus que lui, on cherche à l'atteindre par tous les moyens, quels qu'ils soient.

Dans ce cas le moi tout entier est dans une seule passion. L'activité n'a plus qu'une forme. Le désir d'atteindre l'objet de cette passion est si fort, que le moi ne peut pas avoir la patience de chercher les moyens d'arriver à ses fins. Certaines gens, par exemple, ont la passion de la volonté si violente qu'elle renonce à retarder l'accomplissement de son désir pour se procurer les moyens de le satisfaire. On est alors volontaire quand-même, c'est-à-dire obstiné. C'est seulement mesquin et étroit.

Mais si la passion est quelque peu arrêtée par la réflexion, elle a conscience d'elle-même et de ce dont elle a besoin; elle comprend qu'il lui faut des moyens d'atteindre ce but. Alors naissent des passions secondaires, utiles le plus souvent, qui, tandis que la passion principale s'attache à la fin, s'attachent de leur côté aux moyens de les réaliser.

Supposons par exemple la passion de l'or, qui est immorale en elle-même. Pour peu qu'elle soit un peu réfléchie, elle entraînera avec elle la passion du travail et celle de l'économie qui toutes deux sont des passions utiles. Supposons la passion de la gloire: elle entraînera de même la passion du travail, de l'étude, etc.

Evidemment, une passion qui a un but immoral est et reste toujours immorale. Mais la passion en elle-même, abstraction faite de son but, trouble-t-elle dangereusement l'économie de l'être intérieur? Nous venons de voir qu'elle engendre des passions secondaires dont quelques unes au moins sont toujours utiles. A ce point de vue par conséquent, la passion peut et doit être utilisée.

Pour que l'activité soit vraiment productrice, il faut qu'elle soit concentrée, qu'il n'y ait pas de perte de force; il faut par conséquent qu'elle soit émue par la passion. Pour faire une oeuvre une vivante il faut se passionner pour elle: artistes, écrivains ne réussissent qu'en se passionnant pour leur objet. Il faut qu'un peintre ait, non seulement la passion de peindre, mais la passion des personnages qu'il peint. Il en sera de même d'un penseur. Ainsi donc, lorsque l'objet de la passion n'est pas mauvais en soi, lorsqu'un minimum de raison en surveille le développement, elle est la condition indispensable sans laquelle on ne fait rien de grand."

Classifications des mouvements sensibles

I. Ayant un objet 	A. Envahissants 	Passions
 	B. Non envahissants 	Inclinations
II. N'ayant pas d'objet 	A. Localisés 	Affections
 	B. Non localisés 	Emotions