Les publications techniques et artistiques (p. 3-96).
COLLECTION ROSELINE


MARTHE FIEL


COUPS

DE FOUDRE

ROMAN

LES PUBLICATIONS
TECHNIQUES ET ARTISTIQUES
2, rue de Saint-Simon, PARIS

Aujourd’hui, cela ne me plaît pas du tout d’aller au bureau… Être toujours prête à la même heure, lire la correspondance, écouter les ordres d’un patron, taper à la machine et toujours à peu près les mêmes réponses… Cette routine me lasse… me lasse ! Ah ! être libre ! agir à ma fantaisie !

Pourquoi ne suis-je pas heureuse de mon sort comme la plupart de mes collègues ? Pourquoi suis-je si souvent la proie d’aspirations qu’à mes heures raisonnables je qualifie de stupides ? J’ai deux natures en moi, je crois, et, souvent, j’en accuse le prénom insolite dont mes pauvres parents m’ont affublée pour je ne sais quelles raisons.

Ila… je m’appelle Ila. C’est un nom norvégien, et c’est sans doute pour cela que je rêve d’espaces, que je préfère le froid à la chaleur et que mes songes se déroulent au milieu des mers glacées, des neiges et des icebergs. Et, chose curieuse, toute ma personne a, elle aussi, un petit air nordique. Mes cheveux sont pâles (« platine », assurent les coiffeurs), mes yeux verts, ma carnation blanche et rose. Cela me sauve du ridicule. Que serais-je devenue si le sort m’avait donné un visage d’Andalouse ou de Mauresque ?

J’ai renoncé une fois pour toutes à sonder les mystères de mon hérédité. Mes recherches seraient, du reste, bien difficiles. J’ai perdu mes parents, hélas ! Ils étaient tous deux orphelins et je n’ai ni oncle, ni tante, ni cousins, même à la mode de Bretagne.

Et les recherches que je confierais à un homme de science seraient trop onéreuses pour mon mince budget. Mon père était officier sans fortune et le mince capital que possédait maman s’écornait un peu plus à chaque changement de garnison. Je n’ai reçu en héritage que quelques milliers de francs, dépôt sacré, suprême réserve, à laquelle j’ai fait vœu de ne pas toucher tant que mes appointements de secrétaire me permettront de vivre.

Je vis seule. Je n’ai qu’une amie, Pauline Sermonet, dactylo dans la même maison que moi. C’est avec Pauline que j’ai pendu la crémaillère dans mon « studio ». Que j’ai eu de mal pour dénicher ce petit appartement de loyer modeste, et que de sacrifices représentant mon divan garni de coussins roses, mon armoire « genre rustique » et ce tableau où un gros ours blanc se dresse auprès d’un bloc de glace (…je m’appelle Ila !).

Je me souviens encore de cette pendaison de crémaillère, de toutes les folies que Pauline et moi avons débitées, des rires qui nous ont secouées à propos de tout et de rien.

Nous avons parlé mariage. Pauline rêve d’un cousin éloigné dont elle attend le retour d’Indochine. Elle me confia ses espoirs pour la première fois ce soir-là et j’écoutai patiemment les louanges qu’elle me fit de son futur mari. Mais, quand elle m’avoua, qu’une fois mariée elle comptait bien partir pour les colonies, comme je déteste les pays chauds, au lieu de l’envier je fus tentée de la prendre en pitié. Je ne cachai pas mon impression, et mon amie, en riant, m’appela la dernière des Vikings. À ce seul mot, mon imagination fit un bond, j’entrevis des soleils de minuit à travers les flammes d’or de mon feu de bois, un paysage enneigé, un éternel Noël de carte postale. Ce rêve fut brusquement interrompu par une question de Pauline.

— Et vous, Ila, quel est votre idéal ?

J’espérais bien me marier un jour, mais je n’avais, à vrai dire, aucun idéal. Je savais que je ne devais pas regarder trop haut parce que j’étais pauvre.

— Je ne puis guère me permettre de choisir, répondis-je en baissant la tête. Si un brave garçon se présente, je serai bien contente de l’accepter. S’il ne me plaît pas tout à fait tel qu’il sera, peut-être aurai-je assez d’ascendant sur lui pour le former à mon goût ?

— Mon fiancé aurait peut-être un ami qui vous conviendrait… Ce serait gentil de ne pas se quitter.

— Vivre aux colonies ! Non, je m’y dessécherais !

— C’est vrai, j’oubliais votre nom, s’exclama Pauline, gentiment moqueuse. Mais alors pourquoi restez-vous à Lyon au lieu d’aller vous marier avec un Esquimau ? On les dit fort doux et très adaptables…

Je ris et répliquai :

— Hélas, le passé m’attache ici.

— Et pourtant vous subissez l’attraction de vos origines, En somme, vous êtes une transplantée qui se sent encore une racine dans sa terre natale.

— Mes origines… mes origines… Je ne puis rien affirmer à leur sujet. Je vous l’ai déjà dit maintes fois.

Pauline eut une moue obstinée :

Vous avez un ancêtre Viking, je vous le certifie, ou les lois de l’atavisme seraient en déroute.

— C’est possible, mais je crois plutôt que c’est mon prénom qui est la cause de toutes ces influences occultes.

— Ah ! que vous m’amusez avec cette histoire de nom ! Je suppose que vous épouserez quelqu’un qui aura, lui aussi, un nom prédestiné…

— Oui, ripostai-je. Il s’appellera Olaf ou Haakon.

— Et s’il s’appelait tout bonnement Gustave ?

— Cela manque d’élégance pour l’époque. Axel serait mieux.

— J’en conviens, mais pour l’état civil, cela n’a aucune importance et pour l’intimité vous n’aurez que l’embarras du choix.

Et nous nous quittâmes en riant.

Les mois passèrent. Un soir, je tricotais au coin du feu en compagnie de Pauline qui était venue passer la soirée avec moi. Nous ne parlions guère, simplement heureuses d’être l’une près de l’autre dans un décor agréable, loin des machines à écrire et des fichiers. Tout à coup, Pauline lança, sans quitter des yeux ses aiguilles :

— Ma chère Ila, j’ai aperçu cet après-midi quelqu’un qui… qui vous conviendrait parfaitement. Je sens que vous l’aimeriez. Il s’appelle Gustave.

— N’allez pas plus loin ! m’écriai-je en riant.

— Écoutez-moi… c’est un ami de mon chef de service. Quelle profession a-t-il, je n’en sais rien. Je suis sortie du bureau dès qu’il y est entré, mais je l’ai jugé extrêmement bien.

— Le coup de foudre !

— Pour vous… oui.

— C’est de l’électricité perdue, ma chère Pauline, parce que je n’ai rien à faire dans le bureau de votre directeur qui n’est pas mon chef, et aussi parce qu’il est probable que ce monsieur ne vient pas tous les jours voir son ami.

Pauline essaya bien de me suggérer que le hasard est souvent un puissant auxiliaire, qu’il faut également se confier à la Providence, je restai cependant sceptique, et la conversation finit par dévier, car mon amie ne pouvait raisonnablement me donner tort.

À quelques jours de là, je me trouvais dans le vestiaire, et prête à quitter le bureau, quand j’entendis des paroles qui m’amusèrent et qui faisaient suite à un entretien très animé. Les voix venaient du couloir sur lequel s’ouvrait la pièce où j’enfilais mon manteau. La porte était entrebâillée et je saisis ces mots au vol :

— Alors, tu sacrifierais ton cœur à l’argent ?

— Je n’ai pas exactement dit cela. Je suis riche, et je voudrais que ma femme eût de la fortune, pour qu’elle ne se crût pas inférieure à moi. C’est tellement irritant pour une femme, me semble-t-il, de savoir son supérieur par trop supérieur. Soyons égaux sur les points où nous pouvons l’être. Je veux que ma femme soit heureuse, et je ne souhaite pas qu’elle soit humiliée… Donc, je me marierai avec une jeune fille m’apportant une dot sérieuse.

— Mais si ton cœur parlait en faveur d’une belle jeune fille pauvre ?

— Je dirais à mon cœur de se taire.

— Tu serais ton propre bourreau.

— Ne doit-on pas appliquer ses propres principes ?

— Quel paradoxe !

Les deux interlocuteurs s’éloignèrent, mais j’eus le temps de les apercevoir de dos et de profil. L’un était le directeur du service de Pauline, et l’autre un inconnu pour moi.

Ah ! qu’il était bien ! À un moment, je le vis de trois quarts et j’admirai sa distinction, son front haut, son menton énergique. Je compris brusquement que ce devait être celui dont Pauline m’avait parlé. Je demeurai étourdie. Je n’aurais jamais soupçonné que je prendrais feu aussi vite. Il ne s’agissait plus de glaces polaires, mais de rayons incandescents.

Je ne sus pas comment je rentrai chez moi. Je ne pensais plus qu’à ce jeune homme au visage sérieux, aux yeux ardents. Qui était-il ? et, s’il était riche, pourquoi faisait-il montre de principes aussi arrêtés.

Je me disais que, s’il m’épousait, je ne me croirais nullement inférieure. Ah ! qu’il essayât de solliciter ma main ! Je l’accepterais avec enthousiasme, sans plus réfléchir.

Ce soir-là, je ne me sentis nul appétit. Je rentrai directement chez moi sans aller au restaurant. Tout en rêvant, je croquai une tablette de chocolat. J’allais prendre un livre lorsque Pauline frappa à ma porte.

— Ah ! vous tombez bien ! m’écriai-je.

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai vu votre inconnu, votre fameux inconnu.

Pauline battit des mains :

— Vous avez deviné que c’était lui ? En effet, il est venu chez mon chef… N’est-ce pas qu’il est bien ?

— Incomparable.

— Oh ! oh ! c’est de l’emballement.

— Complet !… Vous savez son nom ?

— Gustave Chaplène.

— C’est vrai, il s’appelle Gustave. Aujourd’hui, je trouve ce prénom très seyant.

— Et c’est nordique, renchérit Pauline.

— À peine si j’y pense ! Malheureusement, cet homme merveilleux a émis des théories stupides qui m’ont peinée. Il ne veut épouser qu’une femme riche.

— Lui ?

— Eh ! oui, lui. Je ne puis donc me mettre sur les rangs. Je serais blackboulée d’avance.

Le visage de Pauline devint soucieux. Elle resta un moment sans parler, puis elle reprit :

— Quelle idée bizarre ! Je suis déçue. Je ne l’aurais pas cru aussi intéressé.

— Oh ! mais attendez. Il n’agit pas par intérêt. C’est beaucoup plus compliqué que cela.

Je rapportai alors à mon amie la conversation que j’avais surprise. Quand j’eus terminé, elle murmura :

— Évidemment, l’intention est bonne. Mais je trouve de tels sentiments bien exagérés. Un mari a cent manières de prouver à sa femme qu’elle ne lui est pas inférieure. C’est une raison bien spécieuse qu’il donne là.

— Il argue peut-être de cette belle raison pour cacher une certaine cupidité ?

— Je ne le crois pas. Je vous ai déjà dit qu’il ne me semblait pas cupide. Les hommes ont souvent des idées originales qui dépassent notre entendement. Les arguments de notre candidat sont discutables. Il désire l’égalité dans le mariage, et il présume que sa compagne souffrirait de tout devoir à son mari. Si elle est modeste et ne considère pas le don de sa main et de ses qualités comme une compensation équivalente, elle peut en effet ressentir parfois des instants d’humiliation.

— Cela se voit.

— Mais il y a les autres ! Il ne faut pas nous le dissimuler, ma chère amie, certaines femmes ont des prétentions désastreuses pour l’harmonie d’un ménage. Si on les épouse sans le sou, elles sont d’autant plus persuadées de leur beauté et de leurs talents extraordinaires et deviennent vite parfaitement insupportables.

Je protestai, mécontente :

— Vous abondez donc dans le sens de Gustave ?

— Je cherche simplement les motifs qui le poussent à bâtir de telles théories, corrigea doucement Pauline.

— Enfin, l’espoir ne m’est pas permis, concluai-je, et c’est tout ce qui ressort de ce coup de foudre.

— Pourquoi désespérer ? Qui sait ce que le destin nous réserve ? s’écria mon amie. Et puis, Ila, après tout, il n’y a pas que M. Gustave Chaplène au monde. Dieu merci !

Cette phrase ne m’apporta aucun réconfort, bien au contraire, et le lendemain, des idées si sombres tourbillonnaient dans ma cervelle que je me sentis le besoin de secouer mes nerfs en un exercice inaccoutumé. Je bondis sur Pauline à la sortie du bureau et je lui jetai à brûle-pourpoint :

— Si nous allions dans un dancing ?

— Oh ! quelle drôle d’idée !

— J’ai une envie folle de danser, et, de plus, je voudrais savoir ce qu’est un dancing.

— C’est un endroit où l’on danse…

— Merci !

— J’y suis allée avec mon fiancé et un cousin.

— C’est parfait, mais comme je n’ai ni l’un ni l’autre, je voudrais m’y risquer seule.

— C’est un peu téméraire !

— Tant pis ! Maintenant, les jeunes filles sont émancipées. Je suis majeure, d’ailleurs… vous aussi, et j’ai pensé qu’à deux nous pourrions tenter l’aventure.

— Oui, mais j’ai un fiancé qui ne serait peut-être pas content de me savoir dans un lieu où l’on s’amuse et où il ne serait pas.

Ces sages paroles vainquirent ma folie d’un instant. Je rentrai chez moi et je restai longtemps enfouie dans un fauteuil, cherchant les moyens de devenir riche afin de pouvoir épouser celui auquel je n’avais même pas parlé. Plus je pensais à lui, plus j’étais persuadée que lui seul me conviendrait, Je voulais croire que tout ce qui m’était suggéré venait de la Providence. N’avais-je pas vécu avec l’idée que Dieu donne la pâture aux oiseaux ? Et qu’étais-je, sinon un pauvre oiseau déshérité à la recherche d’un nid ?

J’allais essayer de dormir quand une idée fulgurante jaillit de mon cerveau : le billet de loterie.

Comment n’avais-je pas eu plus tôt cette idée si simple ? Un peu de chance et je possédais un million ! Mais, au fait, avais-je de la chance ? Oui, sans aucun doute. Je n’avais pas eu beaucoup de mal pour obtenir ma situation ; j’avais déniché ce petit appartement que le propriétaire, âme altruiste, me louait relativement bon marché, parce que j’étais une jeune fille orpheline.

Tout ce que j’avais arraché à la vie me parut soudain le résultat d’un admirable concours de circonstances, d’un faisceau de chances inespérées. De là à conclure que j’allais gagner un lot important, il n’y avait que l’achat du billet.

Je m’endormis avec des projets éblouissants, et, le lendemain matin, je ne me jugeai pas folle le moins du monde en songeant à ma résolution de la veille.

J’achetai mon billet en me rendant à mon bureau. La vendeuse me demanda :

— Quel chiffre désirez-vous ?

— N’importe lequel, murmurai-je.

On croit à son étoile, ou non ! Je pris le billet tendu : 246271. Le 1 en finale me fit grimacer. Je n’aime pas ce chiffre. Il ne me rappelle rien de fatal, mais on possède en soi des antipathies irraisonnées. Le 1 me semble falot, sans moelle… C’est ainsi que le mardi, également, me paraît insipide. Il me semble surgir dans la semaine comme une « cheville » dans un alexandrin.

Pourtant, je ne voulus pas échanger mon billet, de crainte de me créer un regret. Je devenais superstitieuse. Je l’emportai, peu fière, sans la belle confiance que j’escomptais. Je parvins cependant à oublier ce chiffre fatidique et j’attendis le jour du tirage avec fièvre. Heureusement pour moi ce n’était plus qu’à une semaine de là et je n’eus pas à m’énerver longtemps.

Mais quel battement de cœur lorsque je dépliai le journal qui devait me fixer sur ma destinée !

J’eus presqu’un vertige de colère, et surtout d’amère déception en voyant que nul 1 ne figurait comme dernier chiffre au tableau des numéros gagnants. Je me sentis lésée… J’avais si bien arrangé ma vie. En imagination, j’avais déjà employé quelques fonds pour me présenter à M. Gustave Chaplène parée de tous mes avantages. Maintenant, adieu le mariage ! Perrette renversant sa cruche de lait n’était pas plus désespérée que moi.

Je ne sais pas comment mon travail se fit ce jour-là. J’étais d’une humeur massacrante et, qui plus est, je le laissais paraître. Mon chef me dit :

— Si vous étiez mariée, je croirais volontiers que vous venez de subir une scène de ménage. Quel visage pitoyable ! Un peu de cran, mademoiselle ! Si vous avez mal déjeuné, n’en faites supporter le contre-coup à personne.

J’essayai de sourire, mais cela ne dura pas. Je remâchais ma déception et je tapais sur ma machine, non avec des doigts, mais avec des marteaux furieux.

Peu à peu mon amertume se dissipa… et je repris un billet pour le tirage suivant. Le chiffre me plut, cette fois. C’était un beau 450.366 qui m’apportait le souvenir du double six des dominos de mon enfance. J’étais sûre de gagner.

Ah ! comme je relevais la tête ! Je marchais triomphalement et mes collègues, quand je m’assis devant ma table de travail, me jetèrent des regards intrigués. Je me sentais pleine de mansuétude, prête à toutes les indulgences. Mais je tus mon secret.

Les jours passèrent. Le moment du tirage de la loterie survint de nouveau. J’étais calme. Une sorte de pressentiment me donnait une impression de sécurité magnifique, et cependant, je faillis tomber évanouie quand je lus que j’étais la bénéficiaire du million convoité.

Où étaient mon calme, ma sérénité, ma philosophie ? Je piétinais dans mon studio comme un Esquimau dans son igloo, je poussais des cris canard sauvage, j’étouffais, j’exultais.

Un million ! Riche ! Était-ce possible !

Je pensai d’abord courir tout de suite chercher ma fortune, mais je me retins. Il fallait attendre que mon sang-froid fût revenu. Impossible de me présenter à un guichet avec cet aspect d’hallucinée. Il me fallait simuler l’indifférence, être belle joueuse, prendre un air impénétrable. J’en étais loin…

Mon mariage était fait ! Je me voyais descendant la grande allée de l’église Saint-Nizier, et je félicitais M. Gustave Chaplène d’avoir à son bras une femme riche et belle.

Quand je repris un peu contact avec la réalité, j’eus l’idée de demander conseil à mon notaire. Je n’avais jamais manié de million ; il était préférable de m’adresser à quelqu’un de plus exercé que moi.

Cette solution m’enchanta. J’y voyais toutes sortes d’avantages : je risquais moins de me faire voler, je gardais l’anonymat, mon notaire dirigeait mes placements et il pourrait, en outre, certifier ma richesse.

Je n’étais pas peu fière en pénétrant dans son cabinet. Mon notaire, vieil ami de mes parents, avait toujours été très bienveillant pour moi, mais dans cette bienveillance même, je devinais un peu d’indifférence, de cette indifférence professionnelle que l’on réserve aux clientes sans valeur (je ne fais pas un jeu de mots, sans quoi je mettrais valeur au pluriel).

J’avais résolu d’être digne. Vainement ! Lorsque je vis Me Praquet, je sautai à son cou et lui criai dans l’oreille :

— Je suis millionnaire ! je suis millionnaire !

Me Praquet se dégagea doucement de mon étreinte enthousiaste ; puis il me dévisagea longuement et me dit d’un ton onctueux :

— Asseyez-vous, mademoiselle, asseyez-vous, mon petit. Calmez-vous… Vous me raconterez ensuite, posément, ce qui vous arrive.

Mais j’estimais que je n’avais nul besoin de prendre le temps de me calmer. Je me remis à crier, sur un mode un peu moins aigu, toutefois :

— C’est on ne peut plus simple. À tel point que je me demande comment il se fait que l’on ne songe pas plus souvent à agir comme moi.

— Expliquez-vous, supplia mon notaire.

— Eh bien, voilà : on achète un billet et on gagne.

Il me contempla avec perplexité, et murmura en détachant toutes les syllabes :

— Viendriez-vous m’annoncer que vous êtes l’heureuse gagnante du million ?

— Parfaitement, je suis cette heureuse-là.

Triomphalement, je fouillai dans mon sac, je pris mon billet et je l’agitai.

— Ma chère enfant…

Le fauteuil tournant fit une volte à gauche, puis à droite, et revint se placer dans mon axe. J’aperçus alors en face de moi deux yeux qui ressemblaient par leur rondeur à ceux des poissons cuits au court-bouillon.

Maître Praquet ne pouvait plus parler.

— Je viens vous voir, poursuivis-je, pour vous demander d’encaisser cet argent. Naturellement, vous tairez mon nom et vous administrerez ma nouvelle fortune.

— Ma chère enfant…

Il ne trouvait que ces trois mots, toujours les mêmes, pour m’exprimer sa gratitude et son admiration. Je trouvai cela monotone. D’un bond, je me dressai :

— Venez, je vous en prie. Nous allons nous rendre au siège de la Loterie. Il faut que je sois au plus vite convaincue que je n’ai pas rêvé. Si l’on me disait, par exemple, qu’il y a erreur de chiffre ?

Cette hypothèse galvanisa Me Praquet qui sonna son première clerc.

— Je sors.

Il prit son chapeau, parce que je lui rappelai qu’il l’oubliait, et nous partîmes. Je riais sous cape. Je m’étais critiquée d’avoir été bouleversée par ma chance, mais je constatais que mon notaire, homme de sang-froid par définition, l’était autant que moi.

Au siège de la Loterie, je passai devant les guichets en distribuant à droite et à gauche des sourires et des regards à faire flamber tous les billets de banque que j’avais gagnés. Un petit homme à figure de belette, après maintes vérifications, me confirma dans mon bonheur. Le front de Me Praquet ruisselait de sueur. En sortant, le brave notaire m’offrit un rafraîchissement que j’acceptai. Il me fit entendre que sa femme, qui m’aimait beaucoup, assurait-il, m’enverrait une invitation à dîner, un prochain soir.

— Cela me changera un peu de ma solitude ! rétorquai-je avec un peu de malice.

— C’est que j’aurai des placements à vous soumettre, corrigea-t-il pour masquer sa nouvelle sollicitude.

Évidemment, je ne pouvais prétendre à un dîner quand j’étais dénuée de tout.

— Vous ne serez pas étonnée si, à ce dîner, vous rencontrez un neveu de ma femme, un garçon charmant qui partage souvent notre repas de famille.

Je montais rapidement en grade ! Je gagnais déjà un excellent dîner gratis… Alors que j’étais pauvre, que j’avais la nostalgie d’un repas soigné, je n’y pouvais songer. Aujourd’hui, quand tous les bons restaurants m’étaient ouverts, ce dîner venait à moi. En outre, je ne risquais pas de demeurer célibataire. Un neveu sortait de terre, aussi subitement que mon million… Cher maître Praquet !

Mais je ne perdis pas de temps à philosopher. Je me demandais s’il fallait envoyer ma démission au bureau ou attendre encore. Au fond, rien ne pressait. J’étais bien portante et maintenant que je n’étais plus forcée de travailler le travail me plaisait. Et surtout je ne voulais pas aviser mes collègues de ma fortune nouvelle. J’aurais entendu des soupirs et des plaintes autour de moi et il m’eût fallu le Pactole pour contenter tous les nouveaux amis qui se seraient révélés à ma générosité.

Avec une sagesse toute nouvelle, je résolus donc de me marier d’abord et ensuite, tout naturellement, je quitterais mon emploi. Alors Pauline dévoilerait mon jeu. Pauline était la seule à laquelle je ne voulais rien cacher, parce que j’avais formé un plan que je croyais irrésistible. Ma présomption égalait mon audace.

Le lendemain du jour qui suivit ma visite chez maître Praquet, j’invitai mon amie, à venir chez moi le soir. J’avais préparé une collation digne d’un conte de fées. Pauline survint à huit heures et quand elle aperçut ma table si magnifiquement parée, elle eut un regard effaré, puis murmura, moqueuse :

— Olaf… Haakon… Gustav… ?

Nous éclatâmes de rire ; j’empoignai une chaise et j’attaquai une danse frénétique, puis je tombai sur mon divan, ivre de joie débordante.

Mais le front de Pauline s’était rembruni. Elle prit un air sévère et s’écria :

— Ila ! Vous n’êtes pas raisonnable. Vous avez dépensé en un soir la moitié de votre gain d’un mois.

— Davantage !

— C’est insensé ! Les glaces du pôle vous ont donc grillé la cervelle ?

Je pus clamer au milieu de mon fou rire :

— Pauline, je suis riche !

Mon amie sursauta.

— Quoi ? vous avez fait un héritage ?

Je secouai la tête négativement.

— Arrêtez-vous de rire, c’est assommant.

— Oui…, je…, je…

— Parlez raisonnablement, c’est insupportable !

En voyant Pauline exaspérée par mon attitude qu’elle jugeait incompréhensible, ma gaieté redoubla, mais je pus balbutier :

— C’est le bi… billet.

— Quel billet ?

Elle ne comprit pas tout de suite mais soudain, une lueur se fit dans son cerveau, et elle questionna incrédule :

— Auriez-vous gagné à la Loterie ?

Mon rire s’arrêta enfin et je répondis avec solennité :

— Pauline, vous avez maintenant, pour amie, une millionnaire.

Elle jeta sur moi un regard semblable à celui que m’avait lancé mon notaire, regard nuancé d’effarement, de doute, de crainte aussi pour le bon équilibre de mon esprit. Elle se recula légèrement comme elle l’eût fait devant une folle. Elle paraissait assez inquiète.

— Voyons, repris-je. N’ayez pas peur. J’ai tout mon bon sens. Mais c’est vrai, je suis riche.

Je lui contai alors mes ennuis d’argent, mes aspirations, ma brusque résolution et la chance extraordinaire qui m’avait souri. Quand j’eus terminé, elle me félicita sans arrière-pensée. Je lui dis encore que je voulais lui faire partager mon heureuse fortune en lui offrant ce qu’elle désirerait pour son futur ménage, et, qu’en souvenir de ce joyeux soir, nous irions choisir ensemble la barrette de perles dont elle avait si grande envie. Elle ne savait comment me remercier et, moi, j’étais ravie d’être à la source de tant de joie.

La première effervescence apaisée, je me redressai et lançai avec emphase :

— Il ne me reste plus qu’à aller demander monsieur Gustave Chaplène en mariage.

Pauline sursauta, puis sourit.

— C’est vrai, vous remplissez maintenant les conditions requises.

— Oui, mais il faudrait le lui faire savoir.

— Ce sera chose facile, assura Pauline.

Mes sourcils se relevèrent en un point d’interrogation. Pauline, amusée, poursuivit :

— Mais oui, je le répète, chose facile. Mon chef de service est très gentil, très bienveillant, surtout avec moi, car il connaît papa. Je lui parlerai.

Je m’exclamai, effarouchée :

— Ne me nommez pas, pour l’amour du ciel !

— Quelle recommandation superflue ! Je dirai tout simplement qu’une jeune fille riche a vu monsieur Gustave Chaplène, l’a trouvé tout à fait à son goût et ne demanderait pas mieux que de l’épouser.

— C’est bizarre, répondis-je, gênée ; les choses, présentées de cette façon me paraissent osées… Je dirai même que je les trouve inconvenantes, si moderne et émancipée que je me croie.

— Quel scrupule ! C’est assez naturel de s’enquérir des dispositions d’un monsieur. Et puis, ne possédez-vous pas maintenant une grosse fortune et n’est-ce pas ce que cherche monsieur Chaplène ?

— Je le lui ai entendu dire.

— Et vous savez bien, ajouta mon amie, ironique, que même lorsque la femme est supérieure à l’homme, il s’estime cependant toujours son égal ?

Nous rîmes un peu et elle reprit :

— Je trouve que ce cher Gustave aurait beaucoup de bonheur. Vous êtes jolie, votre mari pourra être fier de vous. Et les représentants du sexe fort sont parfois si aveugles que votre Adonis risquerait de passer à côté de vous sans se douter de vos qualités si vous ne les lui faisiez remarquer.

— Vous avez raison ! m’exclamai-je, encouragée.

Mon courage renaissait. Je trouvais que Pauline raisonnait avec une justesse et une clairvoyance de juriste. Pourquoi demeurerais-je comme une humble violette dissimulée sous l’herbe, puisque le sort m’avait donné les moyens de remplir les clauses du traité ? Ce n’était pas le premier mariage qui se concluerait par intermédiaire ; bon nombre de jeunes filles avaient agi comme je voulais le faire et avaient ainsi gagné leur bonheur. Du moment que la bonne étoile m’avait souri, il fallait en profiter. Pauline, de cinq ans mon aînée, me considérait comme sa sœur cadette et souffrait en silence de ce que je n’eusse pas, comme elle, de fiancé. Toute à la joie de me voir « casée », elle continua à me bercer de raisons spécieuses mais qu’elle estimait excellentes, et je me laissai endormir dans un contentement béat, presque certaine de mon bon droit. Si bien que nous mîmes sur pied un plan audacieux qui se résumait à ceci : Pauline pressentirait son chef de service qui manœuvrerait près de M. Chaplène.

Je ne dormis pas beaucoup cette nuit-là. Je m’imaginais le jeune homme devant l’attaque et je le voyais sourire ironiquement. Cette évocation me déplaisait mais chacun sait que la nuit forge des drames que l’aurore chasse. Parfois, je me rassurais en songeant à mon million. Une balance peut pencher du côté souhaité avec un tel appoint sur son plateau. Je passai cependant du rose au noir une partie de mon insomnie.

Quand le matin revint, j’étais de nouveau une joyeuse millionnaire.

Le mois de mai resplendissait et le parc de la Tête d’Or ruisselait de verdure et de fleurs. J’aimais m’y promener de temps à autre et, ce dimanche, après une messe matinale, j’y fus poussée irrésistiblement.

Il me fallait calmer mes nerfs. Je n’étais pas encore habituée à ma nouvelle fortune. Je pensais sans cesse à des achats nouveaux et je me perdais presque dans leur nombre. En admirant les fleurs, je me promis d’en garnir chaque jour ma demeure. En contemplant les oiseaux, je me disais que rien n’est plus agréable qu’une volière toute bruissante de ces chanteurs ailés.

Puis ma pensée revint vers Gustave et je me demandai, une fois de plus, ce qu’il répondrait. Quel dommage qu’il ne pût me voir auparavant ! Je me savais jolie. Pauline, la veille encore, ne me l’avait-elle pas répété ? S’il avait pu m’entrevoir, ne fût-ce que cinq minutes, sa décision eût été sans doute celle que je souhaitais. Hélas ! il n’y fallait, pas songer.

Je foulais d’un pas un peu saccadé la berge du lac. L’eau était d’un bleu idéal et tout me semblait si calme et paisible, tout reflétait un tel bonheur que, brusquement, rien ne me parut impossible.

Je regagnai mon studio. Je rêvais naturellement d’un appartement plus spacieux et plus confortable mais je m’efforçais de patienter. Je ne voulais rien changer à mes habitudes avant de connaître la réponse de Gustave. Jusque là, je devais attendre.

Je me signifiai cette conduite comme je l’aurais signifiée à quiconque m’eût demandé conseil. Je me morigénai en m’intimant l’ordre d’agir avec sagesse. Cette mercuriale adressée à mon imagination surexcitée me fit du bien. Je me sentais prête à user de circonspection.

Quelques jours s’égrenèrent dans une patience relative. Par moments, exaspérée par l’attente, J’éprouvais un sursaut de révolte, mais je le réprimais sans trop d’efforts.

Enfin, un soir, Pauline frappa à ma porte.

Dès qu’elle entra, l’expression de son visage me fit comprendre que ma cause était perdue. Sans même lui dire bonjour, je criai :

— Il ne veut pas ? Il refuse ?

J’étais sûre de la réponse, mais j’éprouvai malgré tout un déchirement atroce quand elle répéta après moi :

— Il refuse.

Ces deux mots me parurent représenter l’effondrement de toute mon existence et je me sentis aussi humiliée que si l’on m’eût surprise en train de dérober le bien d’autrui.

Je balbutiai sans bien savoir ce que je disais :

— Ce n’est pas possible… il est fou ! Vous êtes certaine qu’il ne veut pas ? C’est définitif ?

Puis, bêtement, j’éclatai en sanglots, tout en continuant de bégayer, à travers mes larmes :

— Je vous assure que j’aurais été une bonne épouse ; cette démarche était faite en vue de son bonheur autant que du mien. Vous me connaissez, Pauline… n’est-ce pas ? Vous savez que je suis bien gentille, pas effrontée pour deux sous. Je ne pensais qu’à le rendre heureux ! Maintenant, Que va-t-il penser de moi ? Ah ! que je suis donc malheureuse !

J’étais redevenue une enfant à qui l’on refuse le jouet convoité. Je n’avais plus ni raison, ni discernement, ni énergie. Ni gratitude non plus. En effet, je ne m’occupais pas de savoir ce que cette démarche avait pu coûter à Pauline et j’étais prête à lui faire grief de cet échec. Elle n’avait pas dû agir avec assez d’adresse, sa requête avait été probablement présentée de telle sorte que je restais maintenant, non seulement célibataire, mais encore déshonorée… Et les consolations que m’adressait mon amie me paraissaient hypocrites ; ses démonstrations affectueuses un comble de fourberie. Ma déception était si profonde Que je devenais injuste et méchante.

Je repoussai Pauline qui me serrait contre elle et je me mis à gémir :

— Que vais-je devenir maintenant avec une telle tache sur ma réputation !

Mon amie sourit tristement :

— Voyons, Ila, n’exagérez pas !

Je l’interrompis avec violence :

— Vous en parlez à votre aise ! Vous n’êtes pas en cause, vous ! Toute la honte est pour moi.

— Reprenez votre sang-froid. Monsieur Chaplène ne connaît pas votre nom. Pour lui, vous êtes demeurée impersonnelle. Une jeune fille, parmi tant d’autres.

— Oui, mais cette jeune fille si imprécise soit elle, lui a fait des avances.

Pauline fronça les sourcils. Mes plaintes commençaient à l’énerver. Cependant, elle se contint :

— C’est moi qui les ai faites ces avances, petite entêtée. Je suis fiancée et j’ai bien le droit d’avoir une amie pour laquelle je désire un bonheur identique au mien.

Cette réponse adroite me rasséréna. J’envisageai les choses avec plus de netteté et d’impartialité.

— Pourquoi a-t-il refusé ? questionnai-je.

Mon amie hésita quelques secondes, ce qui suffit à ranimer mes ardeurs belliqueuses.

— Répondez ! criai-je en la secouant.

Pauline se dégagea, haussa les épaules et me regarda avec une commisération qui me fit rougir.

— Eh ! bien, d’après mon chef de service, Gustave Chaplène a jugé la proposition un peu audacieuse. Il a beaucoup ri, paraît-il.

Je m’effondrai sur mon divan.

— Oh ! c’est ce que je craignais par dessus tout. Je vous le disais que nous avions tort. Ah ! si j’avais su !

— Eh ! bien, oui, j’ai eu tort, je le confesse, avoua ma gentille amie, qui perdait patience. Pouvais-je prévoir que votre phénomène se révélerait aussi « ancien régime. » ? Quant à votre « si j’avais su », c’est l’une des expressions les plus inutiles qui soient dans la langue populaire française. Puisqu’on a agi en ne sachant pas, et que, sachant, on ne peut plus agir, à quoi bon s’exclamer ainsi ? Si nous savions tout d’avance, la terre ne serait peuplée que de gens heureux et « arrivés ». Nous avons commis un impair, je vous le concède, mais, du moment que ce monsieur ne connaît ni votre nom, ni même votre existence, l’honneur est sauf. Vous n’avez plus qu’à tirer l’échelle, comme dit mon fiancé, ou à passer l’éponge si vous préférez. Nous avons voulu employer des méthodes modernes. Le résultat nous prouve que tout, dans ces méthodes, n’est pas à retenir. Oubliez ce mince épisode, légère fumée qui se dissipera vite.

— Mince épisode me paraît un charmant euphémisme. C’est tout bonnement ma vie qui se détraque.

— Pas de grands mots ; Votre vie n’est pas commencée ; puis, quand on possède un million inattendu, on a devant soi un avenir souriant.

— Parlons-en ! Gustave n’y a guère été sensible à mon million, que je sache !

— Eh, non… et c’est cela qui rachète son refus à mes yeux car il a dit, assure mon chef : « Cette jeune personne se figure-t-elle que je vais l’épouser rien que pour son million ? Elle se trompe absolument. Je veux une femme qui me plaise avant tout, et, ensuite seulement, je m’inquiéterai de sa fortune.

Je me mordis les lèvres et je hurlai :

— Que nous avons mal joué ! c’est affreux, affreux…

J’étais dans un fureur indescriptible. Je piétinais sur place. J’aurais voulu casser quelque chose et la pauvre Pauline ne cessait de répéter :

— Calmez-vous… calmez-vous.

— Nous aurions pu trouver mieux. Nous avons vraiment par trop manqué d’esprit.

— Ne regrettons rien. Pensons qu’il y a une Force qui nous conduit.

— Nous avons agi comme des sottes et votre fameuse Force nous a laissé patauger. J’ai perdu ma belle confiance en moi. Jusqu’ici je croyais en mon étoile. Maintenant, c’est fini…

Pauline soupira.

— L’étoile est toujours là ! Un nuage a passé devant elle, et c’est tout. Vous pensiez donc que tout désormais allait vous réussir et que vous n’aviez qu’à lever un doigt pour que tout vous obéisse ? Ce serait trop facile. La vie est une lutte.

J’éclatai en sanglots.

— Ne me sermonnez pas ! Vous ne voyez donc pas que j’étouffe de honte. J’aimerais mieux être écrasée par… par un iceberg.

— C’est cela, redevenez aspirante nordique. Je ne vois vraiment pas pourquoi vous vous énervez. Je n’ai même pas dit à mon chef que vous faisiez partie du personnel.

Ces paroles me rassurèrent. Si j’en croyais Pauline, je conservais une réputation impeccable. Au lieu de devenir l’époux rêvé, M. Chaplène n’avait plus qu’à prendre place parmi les inconnus détestés.

Cependant ma déception était vive et je ne savais lequel était le plus atteint de mon amour-propre ou de mon cœur. Sans doute avais-je été stupide de m’éprendre d’un jeune homme sans le connaître, mais n’est-ce pas la caractéristique du coup de foudre ? La vie nous réserve quelquefois de ces surprises pour nous donner ensuite des leçons moralisatrices, et, en effet, ma présomption recevait là une bonne semonce.

— Je suppose, reprit Pauline, que cette aventure ne vous empêchera pas de passer d’excellentes vacances ?

Ce mot de « vacances » me fit sursauter. Je n’avais pas quitté Lyon depuis mon enfance et une telle idée me prenait au dépourvu.

— Où irez vous ? demanda mon amie.

— Je l’ignore totalement mais j’espère bien que vous viendrez avec moi.

Elle secoua la tête et répondit :

— Merci Ila… mais je ne puis accepter. Il y a des années que mes moindres congés sont réservés aux parents de mon fiancé, qui possèdent une grande propriété en Touraine. Ils me considèrent déjà comme leur fille et ils seraient désolés que je leur fasse faux bond.

Je n’insistai pas. Je comprenais parfaitement les raisons de Pauline et je l’enviai d’avoir devant elle un avenir tout tracé. Elle n’avait plus à se préoccuper du choix d’un mari et je trouvais à cela une sécurité incomparable.

Les jours suivants, je pensai moins à ma déception amoureuse qu’à mon prochain voyage. Pauline m’avait fourni là un fameux dérivatif. J’avais du temps devant moi. Nous étions en mai et il fallait laisser tomber les giboulées. Je pensai que le milieu de juin serait la saison idéale pour planter ma tente dans un site inconnu. Cela me parut bizarre d’abord de songer que j’abandonnerais mon studio, que je séjournerais seule dans un hôtel ! Mais quel aurait été l’avantage d’être millionnaire si j’étais demeurée dans mon coin comme une petite souris effarouchée ?

Le choix de ma villégiature me donna beaucoup de mal Je ne voulais pas aller trop loin pour un début. Des collègues du bureau m’avaient souvent parlé d’Aix-les-Bains, m’en vantant le pittoresque. Je me décidai donc pour les bords du lac du Bourget.

Maintenant que j’étais résolue à partir, je me trouvais stupide de n’y avoir pas songé plus tôt. Il est vrai que j’étais obnubilée par la pensée de M. Gustave Chaplène et je souris en songeant à l’état d’infériorité dans lequel m’avait placée, durant quelque temps, mon emballement amoureux.

Heureusement, j’avais compris mon erreur. L’affaire était classée et je ne m’occupai plus que de mes toilettes. Je voulais être habillée pour la fraîcheur, pour le soleil, pour le soir, et tout le temps que j’eus de libre se passa en courses et en achats. Vêtements, bagages, trousses, accessoires de toilette rivalisèrent d’élégance et de sobriété. Je ne me reconnaissais plus. Je prenais de l’assurance, de l’autorité. Je refusais, je critiquais et les vendeuses, devinant sans doute que j’étais la « bonne cliente », faisaient montre d’une patience angélique.

Je m’aperçus que je devenais quelque peu impertinente et égoïste. Je me sentis alors toute confuse. Comment avais-je pu oublier totalement les malheureux, moi qui m’étais toujours promis de les secourir s’il m’arrivait d’être riche ? Avant de penser à me distraire, n’aurais-je pas dû remercier le Créateur de m’avoir délivrée des jours obscurs et de m’avoir donné la possibilité de faire rayonner un peu de soleil autour de moi ?

En quittant ma couturière, cet après-midi là, j’entrai dans l’église Saint-Nizier et demandai à un prêtre que je connaissais, l’adresse d’une famille nécessiteuse. Il revenait justement de visiter de braves gens dont l’un des enfants (le dernier de huit) était tombé gravement malade. Il lui fallait des soins coûteux et le budget était déjà bien difficile à équilibrer avec le maigre salaire du père. La maman, prise par ses travaux ménagers et maternels ne pouvait songer à travailler.

Je remis un don pour ces malheureux et je rentrai chez moi, allégée. Mes pensées avaient pris un autre cours. Je songeais à la joie de ce ménage qui, disait le prêtre, n’avait jamais désespéré et s’était complètement abandonné à la Providence. Je serais peut-être l’un des petits rouages de sa résurrection et je m’en trouvais réellement heureuse. J’oubliais presque Gustave Chaplène, mon triste héros, qui refusait de faire mon bonheur… et le sien (de cela j’étais sûre). Après tout comme disait Pauline, ce prétendant récalcitrant n’était pas unique au monde. Sans doute, plus tard, rencontrerais-je quelqu’un de plus compréhensif.

Je poursuivis mes préparatifs de départ et les jours passèrent. D’essayages en essayages, j’arrivais souvent en retard au bureau où je n’avais pas voulu donner ma démission ; mais, grâce à la gentillesse de mes collègues tout se passait le mieux du monde. Avaient-elles remarqué quelque changement dans mon attitude ? Je ne sais. Le fait est qu’elles se montraient fort complaisantes.

Sur ces entrefaites, je reçus de la femme de mon notaire une invitation à dîner que j’acceptai. Je m’habillai, pour m’y rendre, avec le plus grand soin. Je me sentais en beauté. J’évoquai le neveu qui devait me subjuguer et je me demandai s’il aurait assez de magnétisme pour empêcher le voyage que j’avais projeté.

La maîtresse de maison me tendit les deux mains en un geste affectueux et, tout comme son mari, m’appela sa chère enfant. Elle me présenta un jeune homme incolore, boutonneux, emprunté, qui bredouilla quelques phrases que je ne me souciai pas d’approfondir car sa cause était jugée.

L’esprit libéré de ce côté, je me montrai brillante et moderne. L’aspirant à ma main de millionnaire me dévorait des yeux et se tenait coi. La notairesse devenait de plus en plus sombre et donna libre cours à son énervement quand le neveu renversa le verre de liqueur qu’il avait charge de m’offrir.

— Maladroit ! s’écria madame Praquet en le foudroyant du regard.

Le malheureux balbutia une vague excuse et, penaud, se rassit à l’extrémité du salon d’où il ne bougea plus de la soirée, se contentant de se repaître de mes boucles blondes et de mes yeux verts.

Enfin, je fus à la veille de mon départ. Le soleil resplendissait et le printemps, revenu en mon cœur, s’était mis à l’unisson de la nature en fête. Pourtant, ce bel après-midi me parut long. J’essayai de lire, mais, émue par l’approche de ce premier voyage, par la pensée d’un séjour dans un pays inconnu, parmi des étrangers, je n’arrivais pas à fixer mon esprit. Les mots dansaient devant mes yeux, les phrases n’avaient aucun sens. Je pris le parti de m’étendre et de dormir.

Le lendemain, quand je m’en fus prendre le train, mon cœur battait terriblement. J’avais l’impression d’être précipitée, sans défense, dans l’espace et je me demandais ce qu’il adviendrait de moi. À mon retour, je quitterai vraisemblablement cette pièce où j’avais été parfois si simplement heureuse. Cette idée me remplissait d’une certaine mélancolie. J’étais accoutumée à mon logis exigu, mais un appartement plus grand serait plus confortable et je prendrais avec moi une petite jeune fille qui m’aiderait à tenir mon ménage.

Je prévoyais bien quelques soucis avant que ma nouvelle existence ne fût organisée et je me demandais s’il serait sage de quitter ma situation. L’appoint qu’elle m’apportait me serait d’un grand secours tant que je resterais célibataire.

Le proverbe assurant qu’il vaut mieux faire envie que pitié me vint à l’esprit. Je le trouvai parfaitement faux, si le principe de charité est admis. La pitié, en effet, prédispose chacun en faveur des misérables, tandis que l’envie ne suscite que de mauvaises pensées.

Être enviée ne peut être une source de félicité, puisque l’on découvre la bassesse de ses semblables tandis que la pitié donne naissance à des actes généreux et exalte les hautes qualités du cœur.

C’est en remuant toutes ces pensées que j’arrivai à la gare où la foule m’ahurit. Je ne me doutais pas que tant de gens avaient eu, en même temps que moi, la fantaisie de prendre le train.

Je ne connaissais pas plus Aix-des-Bains qu’une autre ville, mais comme j’en avais beaucoup entendu parler au bureau, elle m’avait paru plus accessible. Il me semblait que tous les agréments devaient y être réunis. Car je désirais une villégiature animée. Je ne me serais pas distraite dans un trou perdu. Je suis d’un naturel sociable ; j’aime bien regarder les gens vivre, surtout lorsqu’ils sont joyeux, détendus, contents de leur sort.

Au bureau, le visage des employés était souvent assombri par la mauvaise humeur du chef ou une besogne aussi imprévue qu’ennuyeuse. Tandis qu’à Aix, je me flattais de ne rencontrer que des sourires, en dehors de quelques rhumatisants sans sérénité que je me dispenserais de regarder.

Tout le long du trajet je conservai la petite angoisse qui me tenaillait depuis quelques jours. C’était une impression très désagréable et difficile à analyser. Je ne me sentais pas maîtresse de mon sang-froid, de mes nerfs. Bref, je n’étais pas dans mon assiette.

Les événements me dominaient et j’avais la sensation de manquer d’un point d’appui. J’avais trop imaginé que j’allais avoir un mari pour me protéger. En somme ce changement d’habitudes m’était plutôt pénible.

J’arrivai le soir, presqu’à la nuit, bien que les jours fussent déjà très longs. Une voiture me conduisit à mon hôtel. On me fit voir la chambre que j’avais retenue et une soubrette s’offrit pour m’aider à défaire mes bagages.

J’aurais préféré me débrouiller seule, comme toujours, mais je craignais de paraître ridicule en n’acceptant pas. Devenir riche tout d’un coup est assez embarrassant. J’avais perdu tout souvenir du train de maison de mes parents. Je m’étais flattée de savoir user de la richesse avec une maîtrise incomparable et je m’avérais assez maladroite et empruntée. Ce qui me tourmentait surtout, c’était la crainte de laisser deviner ma gêne. Je ne connaissais aucun des usages des hôtels et, à force de vouloir ne pas paraître novice, j’allais tomber, sans nul doute, dans une gaucherie attendrissante.

Cependant, avec ma femme de chambre, jeune campagnarde récemment arrivée de son village, je fus très vite à l’aise. Elle s’appelait Sidonie. Je remarquai son ébahissement devant les objets de ma trousse de toilette.

— Est-ce de l’argent, mademoiselle ?

— Naturellement ! fis-je en souriant, comme si j’eusse été accoutumée toute ma vie à l’usage des brosses à manche d’argent.

Sidonie me plaisait. Elle perdit vite le « convenu » du langage hôtelier, redevint naturelle et charmante. On eût dit qu’elle avait deviné ma solitude morale.

Nous déballâmes et rangeâmes d’un commun accord et je lui donnai un col de mousseline brodé, ce qui parut la ravir. Sa reconnaissance et sa sympathie débordèrent. Elle me raconta qu’elle « était venue de son village pour « gagner beaucoup d’argent et pouvoir aller au cinéma ».

— Ah ! c’est moi qui y serais restée à votre place ! m’écriai-je. Vous n’aimez donc pas la campagne, la terre, la culture ?

— Oh ! que si… mais il faut bien des sous quand on veut cultiver. Ici, j’ai de bons gages ; le garçon de l’ascenseur est mon promis. On s’entend très bien et il est économe. On se mariera et on aura un petit bien. Mes parents ont des champs et une petite maison. Lui, il n’a rien, mais ses bras sont solides et la terre lui plaît. Un peu de patience et nous serons chez nous. Tous nos pourboires vont à la Caisse d’Épargne et chacun a son carnet. Tous les mois nous faisons nos comptes… le magot grossit !

Je trouvai Sidonie digne d’intérêt et je lui donnai un petit appoint pour le fameux carnet.

— Mademoiselle est très gentille, s’exclama-t-elle en reprenant le ton protocolaire. Que mademoiselle n’hésite pas à me sonner aussitôt qu’elle aura besoin de moi !

Elle disparut. J’avais une amie et peut-être aussi un ami dans le promis, garçon d’ascenseur. Je n’étais plus seule.

Je me couchai, mais le bourdonnement du train résonnait encore à mes oreilles, et je fus assez longue à m’endormir. Ce brusque dépaysement me semblait anormal. Je me demandais même ce que j’étais venue faire dans ces parages. Peut-être imiterai-je Sidonie et ramènerai-je un promis ? Enfin, mes idées devinrent confuses ; le bourdonnement cessa et je tombai dans un sommeil de plomb.


Quel beau réveil ! Le soleil flamboyait sur les montagnes. L’air était exquis, le ciel bleu. L’allégresse s’empara de moi. Je me sentis un appétit d’ogre, mais j’attendis mon déjeuner sans oser sonner.

La timidité me paralysait encore à tel point que j’avais peur de « déranger ». Une voix intérieure, pleine d’audace, me soufflait : « Ne donnes-tu pas ici ce qu’il faut pour assurer ton gîte, ta nourriture et ton service ? Perds un peu ces manières ridicules… ». Mais, ces manières-là je ne pouvais les perdre subitement. Il me fallait un peu d’entraînement.

Je me levai et fis ma toilette. Je terminais à peine que Sidonie s’annonça, porteuse d’un plateau des mieux garnis.

— Mademoiselle a bien dormi ?

— À merveille.

— Le déjeuner sera-t-il du goût de mademoiselle ?

Un regard rapide vers le plateau… et je répondis :

— Oh ! tout à fait…

Comme Sidonie semblait considérer avec envie la tartine beurrée et enduite de miel que je me préparais, je la lui tendis.

Elle eut un air effarouché.

— Mademoiselle n’y pense pas !

— Vous n’avez pas faim ?

— Oh ! si… je suis levée depuis si longtemps.

— Eh ! bien, taisez-vous et mangez vite.

— Mademoiselle est trop bonne.

Je me confectionnai une autre rôtie tandis que Sidonie engloutissait la sienne avec une satisfaction qui faisait plaisir à voir.

— Oh ! que c’est bon ! s’écria-t-elle. C’est la première fois que je mange du miel sur du beurre.

J’en conclus qu’il existait des « premières fois » variables selon chacun de nous.

— Je recommanderai mademoiselle à mon promis, pour qu’il ne donne pas de secousses à l’ascenseur quand mademoiselle le prendra.

Ce remerciement naïf me mit en joie. Je me hâtai de descendre, et sans ascenseur, ma chambre étant située au premier étage.

Je parcourus la ville : beaucoup d’hôtels… de fort belles villas. Je faisais mentalement un choix parmi elles. Je me croyais multimillionnaire ! J’eusse aimé voir le lac, mais il me fallait franchir encore deux kilomètres pour l’atteindre et je remis cette promenade à l’après-midi. En attendant, j’admirai ce que j’avais sous les yeux et cela me suffit pour me donner la sensation d’un monde totalement ignoré. Paroles hautes, toilettes voyantes… Jeunes filles désinvoltes, aux robes ultra-courtes, qui montraient des mollets plus ou moins bien moulés. Dames mûres imitant ces fruits verts… Baigneurs masculins contemplant ce déploiement de jambes avec une moue, comme s’ils eussent été hésitants sur le choix d’une paire de tibias.

Je sentis de nombreux regards s’attacher sur moi et je m’efforçai de ne pas perdre contenance. Sans doute se demandait-on quelle était la raison de mon isolement. On ne concevait pas que je pusse être seule, sans mentor, dans une ville d’eaux. À vrai dire, j’étais un peu embarrassée de mon personnage. Il me semblait que je me montrais en chemise.

Je m’encourageai en me disant que quelques jours suffiraient pour me donner plus de désinvolture, et plus d’aisance. Je m’appliquai à rendre ma démarche nonchalante et je regagnai mon toit.

C’était l’heure du déjeuner. Le maître d’hôtel me désigna une table à un seul couvert. J’y pris place. Je remarquai que, si je n’étais pas la seule à déjeuner solitairement, j’étais tout au moins la plus jeune.

Soucieuse de l’opinion d’autrui, je pensai que j’allais me faire mal juger. Mais comme il n’y avait pas de remède, que je ne connaissais âme qui vive, le mieux était de supporter mon sort avec héroïsme.

À la fin du repas, le garçon m’apporta une carte où je lus : « Marcel Tramaillac »… Je levai les sourcils en signe d’interrogation. Je ne connaissais personne de ce nom sonore. Puis je poursuivis ma lecture, et je constatai avec effarement que cet inconnu sollicitait la faveur d’un bref entretien. « Seulement quelques pas dans le jardin », écrivait-il… Voudrais-je lui accorder cette grâce ?

Après tout, pourquoi aurais-je refusé ? Ce Tramaillac était peut-être intéressant. Peut-être avait-il reçu le coup de foudre ? Je pouvais toujours bavarder avec lui cinq minutes, ne fût-ce qu’à titre de distraction. Je répondis donc au garçon que M. Tramaillac, puisque Tramaillac il y avait, pouvait me rejoindre sur la terrasse où effectivement j’allai m’asseoir. Mon solliciteur ne tarda pas. J’avais à peine déplié un journal que j’apercevais devant moi un homme bedonnant et trapu, au visage glabre, dont les yeux, brillants comme des escarboucles, me dévisageaient avec complaisance.

Tramaillac s’inclina solennellement et déclara sans autre préambule :

— Mademoiselle, vous représentez le type idéal que je cherche.

Je demeurai bouche bée. Je n’avais aucune habitude des déclarations d’amour ; mais mon intuition me donnait à croire qu’elles étaient généralement plus voilées, tout au moins dans leur premier envol. En outre, je ne me voyais pas du tout épousant ce poussah.

Je pris le parti de me taire et j’attendis la suite, tout en me drapant dans une dignité quasi polaire (c’était le cas où jamais !).

— Oui, mademoiselle, reprit mon admirateur, je cherche une star pour mon prochain film et…

Je faillis jeter un cri de soulagement, de surprise et de curiosité tout à la fois. Cependant, M. Tramaillac poursuivait :

— Vous incarnez merveilleusement le personnage de mon héroïne. Êtes-vous de la partie ?

D’un seul mot j’anéantis ses espoirs.

— Non, monsieur…

Il « encaissa » le coup avec galanterie.

— Vous me surprenez, mademoiselle, mais je suis d’autant plus fier de vous avoir rencontrée… Car vous serez ma création, ma découverte…

— En aucune façon, déclarai-je avec fermeté. Je ne me destine nullement au cinéma.

— Comment ! Vous refusez ?

Je souris, entêtée :

— Oui, monsieur… Je refuse.

— Alors que tant de jeunes filles me supplient, m’implorent pour que je leur donne trois lignes de rôle ?

— L’exception confirme la règle.

— Pourtant, quel merveilleux avenir s’offre à vous ! La gloire !… le Pactole

— Je ne tiens pas à la gloire, rétorquai-je, de plus en plus glaciale, ni au Pactole. Je suis sans ambition aucune et je préfère la réalité aux mirages, si tentants soient-ils, que vous faites miroiter à mes yeux.

Puis je me levai, signifiant ainsi que l’entretien avait assez duré, et je regagnai ma chambre.

Je me regardai dans un miroir avec soin, comme si je me voyais pour la première fois. Je ne savais pas si je devais être flattée ou confuse de ressembler à une star. Ma toilette était sobre. Seuls, mes cheveux paraissaient artificiels, mais un observateur circonspect aurait pu deviner qu’ils s’alliaient avec mon teint. Il est vrai que maintenant l’on arrive à se fabriquer tous les genres de teint avec tous les genres de cheveux.

Enfin, après un examen approfondi, je me décernai un brevet de toute simple jeune fille dont la beauté était aussi naturelle que l’âme était pure.

Quand je fus à peu près remise de cet émoi, j’allai me promener et, pour achever de me calmer, je marchai au pas redoublé. Mes yeux ne s’attardaient sur rien ni personne. Je fonçais en avant comme s’il n’y avait pas eu d’autres promeneurs, et je sentais que l’on me suivait du regard en se demandant où je pouvais bien courir à cette allure.

Je revins pour l’heure du dîner et je repris ma place à ma table solitaire.

Non loin de moi, il y avait une famille, père, mère, trois enfants, dont un garçonnet d’une huitaine d’années qui me contemplait béatement.

— Mange, Amédée ; ne regarde pas autour de toi.

— Je veux regarder la dame.

— C’est impoli.

— Non, j’aime la dame.

— Tais-toi !

— Pourquoi ?

Ce dialogue m’amusa et je souris involontairement. Le jeune Amédée surprit ce sourire et y répondit. Il s’écria, ravi :

— Maman, la dame est très gentille. Je peux aller lui dire bonjour ?

— Non ! Reste assis. Si tu bouges, tu iras te coucher tout de suite.

Cette menace effraya le petit bonhomme. Je me hâtai de terminer mon dessert et m’en allai, digne comme une déesse, sans tourner la tête vers mon adorateur.

C’était le deuxième coup de foudre de la journée.

Je trouvai Sidonie en train de préparer mon lit pour la nuit.

— La journée a été bonne, Sidonie ?

— Très bonne… j’ai cent francs pour ma tirelire.

— Mes félicitations.

— Ça donne du cœur au travail !

— Vous avez raison.

— Mademoiselle n’a plus besoin de moi ?

— Non, Sidonie. Bonsoir.

Le lendemain, je me sentis plus à l’aise. L’atmosphère de l’hôtel et de la ville ne me surprenaient plus. Je repris une attitude plus naturelle, plus souple, plus aisée. Je me retrouvais.

Je ne revis par le cinéaste, mais, dans l’après-midi, au moment où je prenais le thé, le jeune Amédée surgit à mes côtés et, de sa voix flûtée, il me lança :

— Bonjour, madame !

Il était seul. Je ne pouvais guère lui tourner le dos et je lui répondis :

— Bonjour, jeune homme ! Vous êtes-vous bien amusé ?

— Pas beaucoup, parce que je pensais à quelque chose que je veux vous demander.

— Je vous écoute, fis-je, avec une magnifique gravité.

— Eh ! bien, voilà : je voulais me marier avec maman, mais il paraît que papa est son mari. Vous, vous n’avez pas de mari puisque vous êtes toute seule, moi je n’ai pas de femme. J’ai pensé que nous pouvions nous marier ensemble et, comme ça, je serai tranquille.

Je ne pus maîtriser un fou-rire.

— Vous ne voulez pas ? cria mon jeune amoureux, blessé.

— Il faut que je réfléchisse.

— Dépêchez-vous, alors. Vous savez, nous partons tout à l’heure et j’aimerais mieux rester ici. Si j’étais marié, je ferais ce que je voudrais, comme papa, et vous diriez à maman : « Votre fils, il veut rester ici pour jouer ».

Je n’eus pas le temps de répondre à ces puériles prétentions. La mère d’Amédée survint et dit sévèrement :

— Amédée ! Viens tout de suite.

Et, se tournant vers moi, elle ajouta :

— Je vous demande pardon, madame. Mon fils est très indiscret. Nous prenons le train dans une heure et…

— Madame ! C’est une madame ! s’écria Amédée, coupant la parole à sa mère.

Il éclata en sanglots.

— Qu’as-tu donc ?

J’expliquai alors à la jeune maman que je venais de recevoir une demande en mariage de la part de son fils. En me croyant une dame, que je n’étais pas, d’ailleurs, il éprouvait sa première déception d’amour.

Cette confidence nous rapprocha et nous nous quittâmes, sinon en amies, du moins bien disposées l’une envers l’autre,

Sur la promesse hypocrite que je fis à mon jeune fiancé d’aller le voir dans sa famille, nous nous dîmes au revoir sans trop d’émotion.

Jour après jour, mon indépendance croissait et ma confiance en moi augmentait. Quand je m’asseyais devant ma table, mes gestes étaient plus larges et mon regard plus calme. J’inspectais la salle d’un coup d’œil et je dénombrais les nouveaux venus.

Ce jour-là, je fus attirée par le magnétisme de deux yeux noirs qui s’attachaient sur moi, avec une attention gênante.

Je n’avais aucune expérience des différentes expressions que peut prendre un visage masculin, et je ne lus, sur celui-là, qu’une admiration évidente. Une ferveur intense se dégageait des prunelles sombres qui dardaient sur moi leurs rayons incandescents. Était-ce un autre coup de foudre ? moins intéressé que celui de M. Tramaillac. Après tout, qu’y aurait-il eu d’extraordinaire à cela ? Je m’étais bien enflammée (et Dieu sait comment !) à la seule vue du profil de M. Gustave Chaplène. J’étais disposée à tout admettre dans cet ordre d’idées.

Décidément, ma petite personne devait plaire. Après Tramaillac et Amédée, ce troisième admirateur me confirmait dans cette hypothèse, et je me redressai avec une certaine fierté.

D’autant plus que ce numéro trois semblait d’un âge assorti au mien. Peut-être, moralement, représenterait-il aussi l’idéal auquel j’aspirais.

Je fis, ce jour-là, ce que l’on nomme la promenade du lac. Je cheminai sous une voûte de platanes, à travers lesquels je pouvais apercevoir de somptueuses villas. Ma richesse me parut bien médiocre et je pensai, sans aucune envie, que je ne saurais jamais rien de la vie opulente dans laquelle se dessèche souvent l’âme des oisifs. Je ne connaissais que l’existence emplie par le travail, et je me mis à philosopher. Pourquoi tant de luxe ? Ces maisons ressemblaient à des femmes rivales qui voulaient s’éclipser l’une l’autre.

Le lac scintillait comme un vaste miroir aux alouettes. Les petites ondes qui se jouaient sur sa surface étaient autant de feux rapides que le soleil colorait des jeux du prisme.

Je ne me lassais pas d’aspirer ce calme, cette quiétude. Les arbres se penchaient joliment sur l’eau comme pour en écouter la chanson murmurante. Des barques voguaient et les avirons lançaient des perles qui retombaient mollement.

J’essayais de voiler la lumière qui devait se dégager de mon visage et, quand des promeneurs me croisaient, ma bouche restait sérieuse et mes yeux hautains.

Je revins enfin sur mes pas et, à mon grand trouble, je vis, me faisant face, l’inconnu de la salle à manger.

Ma crainte était de rougir en le croisant, ce qui ne manqua pas d’arriver. Je sentis mon visage devenir comme une braise ardente. Je pestais intérieurement contre ma stupide émotivité quand, à ma grande surprise, l’inconnu s’inclina devant moi, et me dit :

— Excusez-moi, mademoiselle, vous avez laissé tomber votre écharpe.

C’était vrai. Le galant chevalier me tendit l’objet, bon prétexte à des présentations, et m’adressa un sourire qui découvrit ses dents éclatantes.

Je le remerciai. Il sourit encore et murmura :

— Me permettez-vous de faire quelques pas à vos côtés ?

J’aurais voulu répondre non, mais je ne savais comment exprimer poliment mon refus et je ne trouvai que cette phrase assez sotte :

— Si cela vous fait plaisir…

Je reconnus ma stupidité, quand j’entendis mon inconnu articuler d’une voix lente et caressante :

— Vous l’aurais-je demandé si cela ne me plaisait pas ?

Puis, il poursuivit à mi-voix :

— Oserai-je vous dire que vous avez produit sur moi une impression ineffaçable ? Vous trouvez, sans doute, que je suis bien rapide dans mes jugements, mais je me pique d’être physionomiste et je devine que j’ai devant moi une vraie jeune fille, dans toute la beauté de son âme fraîche.

Il va sans dire que j’avais tout d’abord esquissé un geste de protestation. Puis, comme mon compagnon ne me laissait pas le loisir d’ouvrir la bouche, je pris peu à peu plaisir à ce chant nouveau. Ah ! le beau discours et que la belle nature se révélait bien sa complice indulgente ! Une bienveillance universelle baignait mon cœur et je trouvais idéal ce cavalier inattendu.

Je me rappelle encore toutes les louanges dont il me combla. Il vantait mes yeux, admirait mes cheveux pâles, mon nez si fin, l’ovale si pur de mon visage, mon cou délicat…

J’étais dans le ravissement et je ne parvenais pas à m’arracher à l’extase où me plongeait sa voix.

Il me demanda mon prénom.

— Ila.

— Comme c’est original ! et comme cela sied bien à vos yeux verts ! Auriez-vous une ascendance nordique ? Ce serait un curieux hasard. Mon arrière-grand’mère était norvégienne, et c’est pourquoi, parmi mes prénoms, je compte celui d’Olaf. Mais pour les profanes, je ne suis que René… Réné Deflet.

L’enthousiasme me transporta. J’avais rencontré un homme charmant, qui plus est, un compatriote. Ma réserve méfiante fondit comme neige au soleil. Pouvait-on tenir un « pays » pour suspect ? Je repoussai, non sans regret, le fantôme de Gustave, et ma félicité devait se lire sur mon visage, car, quelques mètres avant notre hôtel, mon compagnon s’arrêta devant moi et s’écria :

— Que vous êtes belle !

Ce compliment à bout portant ne me choqua pas.

Je me sentais belle en effet, comme une rose que le soleil épanouit, et je regardai René Déflet d’un air vainqueur.

En le quittant, je lui serrai la main, mais, ce faisant, je fus déçue. J’aime les bonnes poignées de main solides et franches. Dans celle-là je ne trouvai que des doigts mous, une étreinte sans énergie. Mais, j’ai si grande tendance à me forger des idées fausses en ne m’attachant qu’aux apparences, que je m’efforçai d’oublier cette impression.

— Nous nous reverrons tout à l’heure, chuchota René Déflet.

Dans ma chambre, je chantai, Dieu me pardonne ! Je me voyais déjà mariée à ce presque inconnu. Chose étrange pourtant : à son visage se superposait toujours celui de Gustave. Décidément, la mémoire est vraiment, comme l’a dit je ne sais plus qui, un papier buvard. La première image reste nette.

J’avais des ailes ! Je bondissais sur le tapis de ma chambre. Je me sentais environnée de sympathie, et, si l’on m’eût assuré que j’étais seule dans la vie, j’aurais protesté avec véhémence.

Cet amour que je venais de conquérir me donnait une assurance extrême.

Un dernier coup d’œil à ma toilette et je gagnai la salle à manger où le dîner allait me remettre en présence du Prince Charmant.

Sur le palier je rencontrai le « promis » de Sidonie qui me fit un beau salut militaire.

— Mademoiselle n’y vient pas souvent, dans l’ascenseur !

— Le premier étage n’est pas haut…

Je pris ma place à table. René Déflet occupait déjà la sienne. Les regards que nous échangeâmes ne ressemblaient guère à ceux du matin. Ils étaient chargés d’une sorte de tendresse et s’accompagnaient de sourires aimables et d’expressions affectueuses.

Mais brusquement, au plus fort de cette joute de prunelles, je songeai que je ne connaissais rien de mon compagnon. Les idées raisonnables ne me viennent jamais que tardivement ; mais elles me viennent, et c’est le principal. Il ne s’agissait pas de me lancer encore une fois à l’aveuglette, et ces réflexions m’incitèrent à plus de réserve.

Ce qui me privait c’était de ne pouvoir me confier. Mon amie Pauline me manquait beaucoup et je me réjouissais à l’avance du plaisir que j’aurais à lui raconter toutes mes aventures.

Après dîner je passai sur la terrasse et m’installai dans un fauteuil. Le crépuscule était splendide et je me trouvais incroyablement heureuse.

M. Déflet prit à cœur de ne pas m’abandonner trop longtemps à ma solitude. Il paraissait ému. Je l’étais aussi, et nous restâmes un moment sans parler, puis je me levai avec nervosité, en disant :

— Je vais faire quelques pas.

— Me permettez-vous de vous accompagner ?

— Volontiers.

Qu’aurais-je pu répondre d’autre ? J’entendis, en réponse :

— Merci !

Un tendre regard souligna ce mot qui me parut d’une éloquence rare.

— Voulez-vous que nous allions vers le lac ? La soirée est si belle !

— Oui… mais je crains que nous ne soyons rapidement surpris par la nuit.

— Nous reviendrons dès qu’elle commencera à tomber… En cette saison, les soirs sont longs…

Nous partîmes doucement. Nos premières paroles ne furent que des lieux communs et de banalités. Pourtant, sous ces propos superficiels, le désir d’un entretien plus sérieux se devinait. Nous étions, mon compagnon et moi, préoccupés par la manière d’aborder des sujets plus personnels. Ce fut moi qui attaquai :

— Vous habitez Lyon ?

— Oui…, rue de la République.

— Un peu bruyant, ce quartier.

— Peut-être, mais j’y suis habitué.

— Vous êtes dans les affaires ?

— Hélas !

— Pourquoi, hélas ? c’est intéressant.

— Certes, mais tellement harassant. Heureusement pour moi mon entreprise marche à merveille. C’est une fabrique de soierie. Il faut veiller à tant de choses, faire face à tant de surprises, contenter tant de gens, que l’on éprouve le besoin de s’évader de temps à autre et c’est pourquoi vous me voyez ici. Et, je ne suis pas encore seul directeur… Je dois compter avec mes associés, mes bailleurs de fonds. Je travaille d’arrache-pied pour être un jour mon seul maître. Je veux me faire un nom, une réputation d’homme d’affaires loyal, probe et… possédant de la surface. Ambition légitime, ne serait-ce que pour mes futurs enfants, ajouta-t-il avec un léger sourire.

Je restai silencieuse et un peu rouge, mais les ténèbres commençantes dissimulèrent mon trouble. René poursuivit :

— Car je veux me marier, mademoiselle.

Mon cœur battit à grands coups. L’instant décisif approchait.

— Je cherche une femme compréhensive, possédant une petite fortune que je placerais dans cette fabrique de soierie dont je viens de vous parler. Je ne suis pas cupide et, si ma femme possédait seulement deux cent mille francs, je serais heureux.

Je respirai. En somme, j’avais à côté de moi un honnête homme qui ne cachait pas son jeu. Je suivais fort bien sa pensée. Un industriel ne peut épouser une jeune fille sans argent. Pour qu’un négoce puisse se consolider et s’étendre, il faut des capitaux nouveaux. Que de fois avais-je entendu dire par ces messieurs du bureau : « Avec tant et tant, on pourrait acheter ou renouveler tel outillage, ce qui augmenterait le rendement. »

Mon estime pour René Déflet s’accrut. Il n’invoquait pas, lui, des arguments stupides à la Gustave Chaplène. Sa franchise s’appuyait sur des désirs raisonnables.

Je pensai qu’il me serait facile de prendre quelques renseignements à Lyon sur la Maison Déflet. Et j’exultai en songeant que je révélerais un jour à mon compagnon que je possédais un million. Quelle surprise serait la sienne ! Il m’avait remarquée sans savoir que j’étais riche. J’étais sûre d’être aimée pour moi-même.

Je repris, en feignant de mon mieux l’indifférence :

— Il me semble qu’il ne vous sera pas extrêmement difficile de découvrir la jeune fille de vos rêves.

René lança vers moi un coup d’œil amusé :

— Le croyez-vous vraiment ?

-J’en suis persuadée. Ce que vous souhaitez est relativement modeste. En regardant autour de vous avec un peu d’attention vous serez étonné du nombre qui doit s’offrir à vous de charmantes jeunes filles possédant deux cent mille francs.

Je faisais montre de beaucoup de courage en parlant ainsi, car j’avais l’air de repousser mon soupirant. Mais, d’autre part, ne gagnerais-je pas dans son esprit par le désintéressement que j’affichais ?

Fut-il désolé de constater que je n’avais pas compris sa tacite déclaration ? Il resta sans mot dire. Peut-être réfléchissait-il à mes paroles.

Malgré l’obscurité croissante, je vis ses yeux se poser, étincelants, sur moi. Je devinais que ces yeux exprimaient une muette interrogation, mais j’étais tellement oppressée par l’émotion qu’il me fut impossible d’articuler un mot. La rapidité des événements m’abasourdissait un peu. Il me semblait que je m’engageais bien vite pour toute mon existence.

La raison me prêchait la prudence ; le cœur murmurait : « C’est le destin. Il place sur ta route cet être aimable, visiblement né pour toi… Des fiançailles de six mois t’en apprendraient-elles davantage ? Non, car, durant cette période, chacun se contraint et voile ses défauts… Laisse donc la vie agir pour toi. »

Je me berçais ainsi de pensées rassurantes. René était comme moi solitaire et éprouvait le besoin de fonder un foyer. Nous avions tout ce qu’il fallait pour nous entendre.

La nuit était tombée peu à peu. Au-dessus de nous, des étoiles, pâles encore, apparaissaient. Les promeneurs se faisaient rares. Je revins sur terre et je murmurai :

— Il est maintenant temps de rentrer…

Le son un peu rauque de ma voix me surprit.

René dut deviner mon émoi. À l’instant où nous quittions le dôme des arbres, il chuchota en se penchant légèrement vers moi :

— Fasse le Ciel que ce soit vous, cette jeune fille idéale !

Je ne répondis pas, mais la clarté vers laquelle nous allions était suffisante pour qu’il pût lire dans mes yeux que j’étais en effet cette jeune fille-là.

C’était un aveu muet, un consentement sans paroles, de part et d’autre. Car, au moment où nous arrivions dans la pleine lumière de la terrasse, je remarquai sur le visage de mon compagnon un épanouissement extraordinaire.

Je m’échappai vite, un peu embarrassée, mais la révélation de cette joie était pour moi un vrai triomphe. Quant à ma pensée, elle vivait hors du temps. Je fus fort agitée dans la nuit qui suivit. Par instants, j’étais certaine d’avoir agi avec sagesse et, à d’autres, je me reprochais mon manque de discernement. Je me blâmais d’avoir été audacieuse, puis, faisant volte-face, je me traitais de timorée, de pusillanime. Pourquoi attendre, puisque je ne désirais qu’une chose : me marier ?

Mon cœur était-il satisfait ? Mon Dieu ? suffisamment pour un début. René Déflet me plaisait et, au fur et à mesure que les qualités de mon mari se dévoileraient, je m’y attacherais davantage.

Quand j’avais ainsi fait battre en retraite l’esprit de prudence, je reprenais mon beau rêve en songeant que mon étoile me protégerait toujours. N’avais-je pas, de toute évidence, gagné ce million pour aider au bonheur d’un brave jeune homme dont l’arrière-grand’mère était Norvégienne ? Il n’était pas d’un blond filasse, il n’avait pas les yeux verts, ses manières n’avaient rien de nordique, mais enfin il m’avait conquise… ou à peu près.

Il faudrait que je lui parle de sa famille. Aurais-je des beaux-parents aimables ? Sans rien savoir, je trouvais mon sort beaucoup plus enviable que celui de Pauline qui allait rôtir aux colonies et qui n’aurait pas de gîte stable.

Je me souvenais de quelques paroles échappées à ma mère qui se plaignait souvent d’être forcée de quitter un appartement agréable pour une garnison sans avantages.

Moi, je n’aurais pas ces tourments. Mon installation serait définitive et j’aurais toute ma vie devant moi pour la parachever.

Dans cette insomnie qui m’enfiévrait, je m’inquiétais déjà de mille détails ridicules ; je m’entendais discuter avec mon mari de la nécessité de certains achats ! J’allais un peu vite en besogne et la folle du logis, sans fin, agitait en moi son grelot assourdissant.

C’est en vain que j’appelai le sommeil. Je ne pouvais m’assoupir. Je pris le parti de me lever. Le temps était radieux. Une aurore aux tons exquis illuminait le ciel. Ma fenêtre, entrebâillée, laissait entrer les purs parfums du matin. J’écartai légèrement mes volets, ne voulant pas les ouvrir de peur des indiscrets.

Je pris un fauteuil et j’écoutai la rumeur de la vie qui s’éveillait.

Soudain, j’entendis deux voix monter de la terrasse. Une acoustique merveilleuse et insoupçonnée me permettait de saisir toutes les paroles. Je dois dire que je m’intéressai beaucoup à la conversation car je reconnus les accents d’une personne qui m’était déjà chère.

— Déjà dehors à pareille heure ?

— Je pourrais vous en dire autant, cher monsieur Déflet.

— C’est vrai. Je n’ai pu trouver le sommeil. Cela m’arrive parfois.

— Mes insomnies sont assez rares, heureusement, car elles m’annoncent toujours des événements fâcheux. Quand la destinée trame quelque chose contre moi, je me sens d’une agitation fiévreuse, je ne dors plus et j’attends la catastrophe.

— Très curieux ! J’espère que je n’en suis pas là… et que mon manque de sommeil n’est pas dû à une cause fatale. Tout semble me sourire, au contraire.

— Tant mieux, cher monsieur, et je vous en félicite. Où allez-vous de ce pas ?

— Je rentre chez moi pour écrire à un ami.

— Et moi, je vais pousser un peu plus loin. J’aime la paix du matin et les premières flèches du soleil.

Les deux hommes se séparèrent et mon âme poétique se mit à divaguer.

Assurément, c’était par amour que René était venu sous ma fenêtre. Il voulait se rapprocher de sa bien-aimée. Il aurait eu une guitare qu’il en aurait pincé les cordes pour enchanter mon réveil. Il pensait que mon bonheur raccourcirait ma nuit et que, nouvelle Roxane, je serais à mon balcon.

J’y étais, mais je ne me montrai pas et ne signalai ma présence par aucune manifestation.

Je m’étendis de nouveau sur mon lit et je continuai à rêvasser. J’étais enchantée de savoir que mon futur mari avait mal dormi, de penser aussi qu’il n’avait nul pressentiment de mauvais augure. Il allait écrire à un ami afin, sans doute, de lui raconter sa conquête. Quel prix j’aurais payé pour lire cette lettre ! Et si, moi, j’écrivais aussi à Pauline ? Il était temps que je la misse au courant de mon sort.

En pensant à tout ce que je pourrais lui dire, je me rendormis.

Ce fut Sidonie qui me réveilla en m’apportant mon déjeuner.

— Quoi ! c’est déjà vous ?

— Oui, mademoiselle. Il est neuf heures.

— Comment est-ce possible !

— Mademoiselle a donc veillé, hier ?

— Pas plus que d’habitude, mais j’ai mal dormi.

— C’est que mademoiselle n’a pas encore l’habitude des fiançailles.

— Que dites-vous ?

Je regardai Sidonie. Je m’attendais à lui voir une face, réjouie, mais-elle m’apparut plutôt soucieuse. Sa bonne figure simplette n’était nullement éclairée malgré le beau matin qui resplendissait. Je répétai :

— Sidonie, qui vous a dit que j’étais « presque » fiancée ?

— C’est donc vrai ? s’écria-t-elle, non sur le mode enthousiaste que j’étais en droit d’escompter, mais avec un cri où il entrait plus de consternation que de joie.

Elle me contemplait d’un air désespéré.

Je fus prise d’une légère inquiétude, fort légère, je dois le dire, car j’attribuai peu charitablement l’étonnement de Sidonie à une cause assez intéressée. Pour elle, fiançailles signifiaient départ prochain et avec moi s’enfuiraient de généreux pourboires. Je me promis de lui donner une petite somme en guise de compensation. J’allais m’en expliquer avec elle, quand elle murmura, les bras ballants :

— Je ne sais si j’oserai…

— Oser quoi ?

— Que mademoiselle me pardonne d’avance ! Je vais lui faire de la peine. Pourtant, je dois le dire.

— Dites, Sidonie, dites ce que vous avez à dire, et vite !

Il y eut encore un instant d’hésitation, puis, d’une voix assurée, la soubrette parla :

— Eh bien ! voilà, mon promis a trouvé dans l’ascenseur une lettre que quelqu’un avait laissé tomber. L’enveloppe n’était pas collée, l’adresse pas complète.

Je n’interrompis pas Sidonie parce qu’elle m’intéressait trop. Une sorte de pressentiment m’avertissait qu’il s’agissait là de la lettre écrite par René à son ami, lettre dont j’avais entendu parler à l’aube et que j’aurais tant désiré avoir entre les mains.

Cependant, Sidonie continuait :

— Pour rendre la lettre, il fallait bien savoir qui l’avait écrite puisque plusieurs messieurs avaient pris l’ascenseur. Alors mon promis l’a ouverte. Il a regardé la signature et il aurait tout rendu tout de suite s’il n’avait pas vu votre nom sur la dernière page. Alors, ma foi, la curiosité a été la plus forte. Il a tout lu, et il a été tellement retourné par ce qu’il avait lu qu’il m’a chargée de vous remettre la lettre en question. La voilà !

Sidonie me tendit une enveloppe froissée.

Je tenais dans mes mains, comme je l’avais souhaité, l’objet de mes désirs. J’étais calme en apparence, mais, intérieurement, mon cœur battait à tout rompre. Allais-je à une deuxième déception ?

J’hésitais à lire. Il le fallait pourtant. Je commençai, tandis que Sidonie se retirait discrètement.

Je dus changer de couleur à plusieurs reprises. Les mots, les mots méchants, menteurs, ironiques, dansaient devant mes yeux.

« Mon vieux, Non, ne viens pas. Mes affaires sont en bonne voie. Un plein succès que je n’escomptais pas. Si j’envisageais quelque réussite en venant ici, je ne pensais pas trouver une bonne petite dinde aussi facile à plumer. En plus de sa naïveté, elle est jolie. De beaux yeux verts et des cheveux d’un blond rare. Je l’ai conquise en me disant issu du Nord, car elle suppose avoir des descendants danois ou norvégiens. J’ai de la psychologie et il fallait mettre cette snobinette en confiance. Nous sommes donc « pays », bien qu’elle ne sache rien de ses ancêtres. Son prénom et ses cheveux parlent seuls pour elle. Mais, passons sur ces avantages qui ne sont rien à côté du solide. Je la suppose orpheline et sans famille, par conséquent libre de son argent… et ça, c’est le meilleur pour nous.

« Elle m’a avoué deux cent mille francs, mais j’ai l’impression qu’elle possède davantage. Ses vêtements sortent de chez le bon faiseur. Mon vieux, nous voici de nouveau à flot ! Nous allons revivre la belle vie ! Tu vas me dire que je ne tiens pas encore le magot ? Rassure-toi. Tu sais que c’est un jeu pour moi de faire miroiter le mariage à une innocente, de s’emparer de ses capitaux et de filer avec… Il est si simple de démontrer que les virements de fond ont été mal effectués… que certains placements ont été une erreur… Puis, on joue le désespoir et on va le cacher sous d’autres cieux ! Les jeunes filles n’ont cure de se plaindre, elles passeraient pour des sottes et elles ont une telle peur que leur aventure ne nuise à leur réputation et à leur établissement qu’elles ne s’en vantent pas.

« Il faut tomber sur une oie blanche, d’accord, et j’ai eu de la chance d’en dénicher une, la seule qui reste encore, peut-être… Je savoure mon bonheur futur, tout en m’étonnant qu’une jeune fille de ces temps ultra-modernes puisse être encore si facile à berner. Dans l’ère de positivisme que nous traversons, il est rare de rencontrer un esprit aussi crédule. Elle a été prise à l’appeau comme un oisillon nouveau-né… Oui, cette Ila était créée pour moi. Dans tous les cas, mon vieux, restons éloignés l’un de l’autre. Nous nous retrouverons un peu plus tard pour croquer les joyeuses espèces de la demoiselle. Je te souhaite une bonne réussite dans l’affaire de la veuve… En attendant… »


Suivaient de vagues formules de politesse auxquelles je ne pris garde. J’étais bouleversée. Et dire que je me croyais intelligente, prudente, observatrice ! Si Dieu ne m’avait pas aidée, j’allais devenir la proie d’un aigrefin, d’un de ces chevaliers d’industrie toujours à l’affût d’une bonne affaire et d’un mauvais coup.

René Déflet avait raison : j’étais un pauvre oisillon naïf qui jugeait la sincérité de ses semblables d’après la sienne. L’impression de délivrance que je ressentais me faisait oublier l’humiliation d’être estimée aussi stupide. Je remerciai la Providence de m’avoir éclairée à temps. Je vivais là un beau miracle, un de ceux que l’on apprécie en secret.

L’heure glissait, cependant, et j’étais toujours prostrée sur un fauteuil, faisant appel à tous les principes philosophiques que je pouvais me rappeler. Ce nouveau chagrin en faisait renaître un tout récent et je regrettais Gustave Chaplène. Avec lui, je n’aurais pas eu à redouter ce genre de surprises. Il était connu et bien considéré. En outre, le chef de service de Pauline était un homme d’une réputation solidement assise et il n’aurait pas admis dans son intimité une personne sujette à caution.

Chose curieuse, du reste, ma déconvenue sentimentale s’effaçait complètement devant la vexation que j’éprouvais en reconnaissant ma sottise. J’aurais pu trouver là ample matière à réflexion, apprécier ainsi la profondeur réelle de mes sentiments, mais j’étais fort préoccupée par l’attitude que je devais prendre vis-à-vis de Déflet.

Lui marquer tout de suite une froideur méprisante pouvait être dangereux. S’il pensait un instant que j’avais deviné son jeu, n’était-il pas capable de me nuire ? J’étais, comme il le disait, bien inexpérimentée pour me conduire avec virtuosité envers un brigand de sa sorte.

Pourtant, garder un aspect aimable me paraissait au-dessus de mes forces. Jouer une telle comédie ne convenait pas à mes médiocres capacités. J’étais candide, c’était vrai, et il me fallait le commerce de personnes franches et sans détours avec lesquelles je fusse à l’unisson.

Je me persuadai cependant qu’il était indispensable de forcer ma nature. Pour me sauver d’une catastrophe, il fallait conserver, en face de Déflet, une amabilité de circonstance, quitte à disparaître subitement, sur l’annonce d’une dépêche quelconque.

En outre, dans les conversations que j’aurais avec lui désormais, je ferais étalage d’un oncle général, d’un autre oncle notaire et de mon ex-tuteur, inspecteur des Finances. Ces parents fictifs se poseraient comme des épouvantails qui feraient dresser l’oreille à mon soupirant. Mes mensonges seraient des mensonges sauveurs. Un escroc n’aime guère rencontrer des personnes qui peuvent facilement plonger dans son douteux passé.

Ces pensées me rassérénèrent. Je pris même un plaisir assez pervers à échafauder mon scénario. Je jouissais de la comédie que j’allais jouer et j’attendais les réactions de mon partenaire avec une curiosité machiavélique.

Ah ! il allait apprendre que, sans pressentiments, dans le calme d’un beau jour, un orage soudain peut survenir. L’innocente « dinde » allait rouler le forban, ce qui ne manquerait pas de piment. Je constatai, une fois de plus, que mon cœur n’était pas sérieusement pris et que je m’apprêtais à combattre en toute liberté de jugement.

Je m’habillai avec le plus grand soin. J’y apportai même une coquetterie plus recherchée. Dans cette lettre, j’avais lu que j’étais jolie et je voulais l’être davantage encore.

Sidonie reparut. Elle me contempla d’abord sans parler, puis murmura :

— Mademoiselle n’a pas trop de chagrin ?

— Non, Sidonie, pas du tout, même…

— Tant mieux !

— Je n’avais pas eu beaucoup le temps de m’attacher à ce… monsieur.

La soubrette soupira.

— Quel dommage qu’il soit comme ça ! Il est si beau ! Quels yeux !

— Cela ne suffit pas au bonheur. À propos, ma petite Sidonie, votre fiancé m’a rendu un grand service en me donnant cette lettre et je voudrais l’en remercier.

— Non… non, nous n’accepterons rien pour çà ! s’écria Sidonie. Que Mademoiselle ne croie pas que nous l’avons fait pour être payés ! C’est par amitié… c’est parce que Mademoiselle est gentille.

Elle éclata en sanglots. J’étais prête à l’imiter, mais je me contins. J’étais pomponnée, prête à la lutte, il ne fallait pas émousser mes armes offensives.

Sidonie demanda :

— Mademoiselle garde la lettre ?

Je sursautai. C’était vrai. Que faire de cette pièce à conviction ? Après réflexion, je suggérai à Sidonie :

— Votre fiancé ne pourrait-il la remettre dans la chambre de M. Déflet, sur une table ?

— Très facilement.

— Eh bien ! la voici.

— Le monsieur sera rudement tranquillisé.

— Oui, cela vaudra mieux.

Je tenais à jouer ma grande scène devant un partenaire exempt de soucis.

Je sortis de ma chambre et m’efforçai au calme olympien. Je marchais lentement pour accentuer mon assurance. Je ne fus pas plus tôt sur la terrasse, où je comptais m’asseoir et lire, que je vis arriver René Déflet. Je ressentis le petit choc au cœur que l’on doit avoir au premier engagement d’une bataille, mais je me remis instantanément, comme un vaillant soldat.

Le traître me guettait, évidemment. Sa physionomie était radieuse, ses yeux plus étincelants que jamais. Il s’écria, faisant la roue :

— Ah ! que le temps m’a semblé long ! Je croyais que cette matinée n’arriverait jamais. Je doutais de la belle, trop belle réalité. Maintenant, je vous vois et je suis rassuré. L’homme a du mal à croire au bonheur. Chère Ila, avez-vous pensé à moi ?

Je minaudai :

— Quelle indiscrétion ! Ménagez un peu ma délicatesse, ma pudeur… Oui, j’ai fort bien dormi, je n’ai pas rêvé et je me suis réveillée tard.

— Moi aussi, reprit l’hypocrite, je me suis levé moins tôt que d’habitude. Généralement, j’aime sortir le matin, à l’heure où tout est frais et neuf, où la rosée brille comme des diamants. Mais aujourd’hui, j’ai tout oublié dans un rêve unique, vous, vous, Ila…

— Quel lyrisme ! m’exclamai-je avec gaieté.

— Comment n’en pas avoir quand on est en face de vous ? Mais je ne veux pas effaroucher votre modestie. Voulez-vous venir faire une excursion cet après-midi, aller à la colline de la Chambotte, par exemple, d’où le panorama est merveilleux ?

Je fis la moue. J’étais décidée à ne plus me promener avec cet escroc au mariage et je cherchais une raison valable que je ne trouvais pas.

Devant mon hésitation, René Déflet poursuivit :

— Une autre splendide promenade, c’est celle du mont du Revard. Vous voyez le lac d’un côté, Aix de l’autre. Je ne peux vous exprimer à quel point c’est merveilleux.

— Faut-il prendre le téléférique ?

— Oui.

— Alors, j’y renonce. Me sentir suspendue dans les airs à la merci d’un câble me fait, d’avance, horreur.

— Que feriez-vous en avion ?

— Je n’en prendrai jamais.

— Je vous jugeais plus moderne.

— Hélas ! les apparences sont souvent trompeuses… Au fond, je suis très vieux jeu.

— Pourtant, vous vous trouvez ici, seule… donc émancipée.

— Très involontairement. Ma gouvernante est tombée malade au dernier moment.

— Vous n’en avez pas besoin… Ce serait de l’argent gaspillé !

— Quelle sollicitude ! fis-je en souriant. Mais si les heureux mortels qui ont quelque argent superflu ne le dépensaient pas, que feraient ceux qui sont dans le besoin ?

René Déflet me considéra avec curiosité. J’abordais là un sujet qui l’intéressait fort. Il répondit lentement :

— Ne vous appauvrissez pas sous prétexte de charité.

— Oh ! je suis prévoyante, soyez tranquille. Mes revenus sont cependant assez élevés pour me permettre de songer aux autres, que dis-je ? pour m’en faire un devoir !

Le visage de mon interlocuteur resplendit. Je poursuivis imperturbablement, feignant la confiance que doit témoigner une quasi-fiancée à l’élu de son cœur :

— Je demande parfois des comptes à mon notaire et je m’aperçois que je dépasse de beaucoup le million.

Le visage de l’escroc devint rouge ardent. Son émotion se traduisit par des regards si tendres que je compris plus que jamais l’ascendant que l’argent exerçait sur lui.

— Je vous félicite, chuchota-t-il d’une voix volontairement indifférente, mais où perçait, cependant, un léger tremblement.

— Il n’y a pas de quoi, ripostai-je un peu moqueuse. Ce n’est pas moi qui ai gagné cette fortune.

René Déflet crut le moment venu pour protester de la pureté de ses sentiments :

— Ne croyez pas que je vous aime davantage parce que vous êtes riche ! Vous ne posséderiez rien que mon amour resterait le même ! Ah ! si vous pouviez me mettre à l’épreuve !

Je pensai :

— L’épreuve va venir, monsieur le beau parleur. Votre souhait sera vite exaucé.

Cependant, il continuait, l’œil noyé de tendresse :

— Si vous saviez quelle félicité j’éprouve d’avoir trouvé l’âme sœur ! Quelle douceur m’inonde à la pensée de me savoir compris !

Il enfilait un chapelet de lieux communs qui s’adressait à la jeune dinde qu’il me croyait. J’étais presque honteuse d’entendre de telles fadaises. Son contentement éclatait jusque dans ses gestes. Son regard, à force d’audace, devenait presqu’insolent, et c’est avec dédain qu’il toisait les estivants. Ce regard semblait dire :

« Aucun de vous n’aurait été assez fin pour dénicher ce merle blanc ! »

En revanche, quand ce même regard tombait sur moi, quelle douceur, quelle tendresse reflétait-il !

— Ila… chère Ila… avez-vous confiance en moi ?

Je gardai un silence prudent.

— Répondez-moi, je vous en prie…

— Jusqu’à présent, je n’ai pas lieu de douter de vous.

— Ce n’est pas tout à fait la réponse que j’attendais de votre amour, mais vous allez me comprendre. Voici : dans la maison à laquelle je suis associé, presque tous les capitaux me sont confiés parce que j’ai l’instinct des meilleurs placements. Ne croyez pas que je parle ainsi par orgueil. Je suis simplement heureux de constater le merveilleux essor que je donne aux sommes que l’on remet entre mes mains. Cela tient du prodige… vous en aurez la confirmation dès que vous voudrez.

J’eus assez de maîtrise et de fausse candeur pour interroger :

— En quoi faisant ? En vous remettant un certain capital ?

— Vous l’avez deviné ! murmura-t-il en voilant l’éclat de son triomphe.

Heureusement que j’avais été miraculeusement prévenue. Je frémis en songeant que j’aurais pu me laisser prendre à ce piège grossier.

Je poursuivis avec une naïveté qui frisait la bêtise :

— J’y penserai très certainement, car il est toujours agréable de voir sa fortune fructifier. Je serai ravie de mettre votre habileté à l’épreuve.

— Merci, vous ne serez pas déçue !

Et il me jeta un coup d’œil chargé d’amoureuse reconnaissance.

— Savez-vous, poursuivis-je, que je jouis de mon dernier jour de liberté complète ? Je ne serai plus seule longtemps. J’ai précédé à Aix mes deux oncles et je viens de retenir leurs chambres. Il se pourrait aussi que mon tuteur les rejoignît ces jours-ci. Il est inspecteur des Finances et, très occupé, n’a pu encore prendre ses vacances. Enfin j’espère, demain, pouvoir vous présenter à mes oncles qui, certainement, vous plairont beaucoup. L’un est général en retraite, l’autre notaire ; je suis sûre qu’ils apprécieront votre esprit sérieux.

Quelle déception !

Mon compagnon, cette fois, devint livide. Par bonté d’âme, je ne le lui fis pas remarquer. L’air absorbé, il regardait obstinément le sol. Je n’eus aucun doute sur ses pensées : il se demandait par quel train il fuirait.

Il devait également maudire les deux protecteurs qui survenaient si malencontreusement et m’empêcheraient de lui remettre l’argent qu’il convoitait. Peut-être se trouvait-il maladroit d’avoir dévoilé si rapidement ses aptitudes à faire main basse sur les finances des jeunes dindes…

Je riais intérieurement, en me complimentant sur mes débuts en diplomatie. L’attitude de René Déflet me faisait sentir que j’avais bien réussi. Je n’avais, aucune honte à avoir ainsi joué la comédie puisque les circonstances m’y avaient poussée et, pour ainsi dire, forcée. Mais que serait-il advenu de moi si je n’eusse pas sympathisé avec ma petite femme de chambre ?

Déflet sortit de sa torpeur pour articuler d’une voix rauque :

— Je serai enchanté de faire la connaissance de votre famille. Toutefois, je ne vous cacherai pas que notre solitude me plaisait infiniment. Ces messieurs arrivent demain ?

— Leur dernière lettre me le confirme.

La voix de mon soupirant n’avait plus cette suavité si prenante qui la distinguait entre toutes. L’accent était devenu amer, la parole sèche. Je feignis de ne pas m’en apercevoir et je restai souriante, aimable, comme une personne extasiée par son bonheur. Mais ce bonheur avait changé de nature. Je redevenais libre !

Enfin, l’hypocrite prit le parti de se lever :

— Je regrette d’être obligé de vous quitter. J’ai une petite course à faire à la banque. À tout à l’heure, au déjeuner. Vous aurez, je l’espère, décidé quelque chose pour notre promenade de cet après-midi.

— Entendu…

Il essayait de me leurrer sur ses intentions, mais je savais que cette excursion serait remplacée par la fuite.

Il esquissa un sourire pitoyable. S’être cru possesseur d’un million et le voir volatilisé, tout cela en l’espace de quelques minutes, était une chose par trop cruelle.

J’étais certaine que je ne le reverrais même pas au déjeuner. Le coup d’assommoir avait été bien porté… M. René Déflet irait chercher, plus loin, une autre oie à plumer.

J’aurais voulu prévenir cette sœur inconnue et sans défiance, et je souhaitai qu’elle fût née sous une étoile aussi favorable que la mienne.

J’étais assez satisfaite de moi. Je me trouvais pourtant de nouveau seule, en butte aux méprises, mais je me sentais délivrée d’un poids lourd. Depuis le matin, j’étais assez inquiète de la politique à suivre. Maintenant, tout était clair sur un chemin uni.

Au déjeuner, j’eus la confirmation de ce que j’avais auguré. Une enveloppe était posée près de mon couvert. Je la décachetai et je lus :

« Tous mes profonds regrets… Je suis rappelé à Lyon pour affaires et l’on me fait entrevoir un départ pour l’Indochine. M’y suivriez-vous ? J’en doute… votre atavisme nordique y serait trop choqué ; en outre, vous détestez la chaleur… J’ai le cœur déchiré. »

Le bon apôtre ! Ce n’était pas mal trouvé, et il utilisait au mieux mon aversion pour les pays chauds. Je rendis justice à son esprit d’à-propos et fus heureuse de ce dénouement sans violence.

Je flânai dans une paresse nonchalante tout l’après-midi. Le sommeil qui m’avait fui la nuit précédente m’accablait maintenant ; maintenant que l’exaltation d’un avenir nouveau n’existait plus.

Il me semblait que la nature elle-même s’était transformée. Je la trouvais plus sérieuse, plus solide, si je puis ainsi dire.

Mon aventure s’était nouée si rapidement que j’avais tout entrevu en surface. Le paysage m’avait paru un décor de théâtre aux assises fragiles. Cette impression, née avec mes fiançailles « éclair », s’évanouissait avec elles. La fantasmagorie cédait le pas à la réalité. Je revenais à une plus juste conception des choses.

Je regagnai ma chambre de bonne heure, après un dîner sans histoire. Sidonie m’attendait et elle me dit tout de suite :

— Monsieur Déflet a quitté l’hôtel cet après-midi. Le chauffeur qui l’a conduit a raconté qu’il était de très mauvaise humeur.

— Je savais qu’il devait partir, répondis-je.

En quelques mots, j’expliquai à ma petite amie ce que j’avais fait et elle fut émerveillée par cette rupture à l’amiable.

— C’est bien utile d’avoir des idées dans la vie ! s’exclama-t-elle.

.........................


La nuit passa sur moi comme une onde bienfaisante. Au réveil, je me trouvai reposée, sans souci. Trois jours s’écoulèrent, trois beaux jours où je n’eus pas un regret, où ma joie, au contraire, s’affirmait comme un bien inattendu. J’étais reconnaissante à la Providence de m’avoir sauvée d’un malheur.

« Dorénavant, me disais-je, il faudra que j’observe une réserve plus stricte encore. Être seule dans la vie implique une prudence raisonnée ».

Un après-midi, alors que je prenais mon thé sous un beau parasol couleur orange, je tressaillis violemment en reconnaissant une silhouette déjà entrevue.

J’écarquillai les yeux.

Oui, c’était bien lui : Gustave Chaplène…

Que faisait-il à Aix ? Il ne paraissait pourtant pas souffrir de rhumatismes ?

Il passa devant moi et, sans savoir pourquoi, j’eus envie de me cacher. Mon cœur battait affreusement et il me semblait que cela se voyait autant que cela s’entendait.

Le regard de cet ingrat se posa un instant sur moi avec une totale indifférence. Je respirai mieux quand il se fut éloigné. C’était une impression ridicule, puisqu’il ne me connaissait pas. Mas le petit plan conçut par Pauline, les démarches de mon amie, le refus essuyé, tout surgit du fond de ma mémoire ; la blessure mal fermée se rouvrit et me fit souffrir et, plus que jamais, je regrettai ma conduite en cette occasion.

L’heureuse paix n’était plus, et mes pensées se mirent à danser une ronde désordonnée.

Ferions-nous connaissance ? Me trouverait-il à son goût ? Peut-être, mais alors, il m’épouserait pour ma fortune ou plutôt, selon ses principes, parce que j’avais de la fortune.

Je ne me faisais pas de ma petite personne une opinion démesurée, mais enfin, c’était malgré tout un peu vexant.

J’étais bouleversée. Je m’attendais si peu à cette rencontre que j’avais quelque peine à me remettre. Il m’était surtout désagréable de me savoir seule. Que penserait-il de mes allures désinvoltes ? Cependant, aurais-je pu agir autrement, à moins de m’enfermer comme une pensionnaire de l’ancien régime ?

Puis j’abandonnai ces idées « vieux jeu » comme une vieille robe usée dont on ne veut plus se souvenir. Je redevins Ila la franche, à la conscience sans reproche.

Peu à peu, mes idées s’éclaircirent et je conçus un nouveau plan. Décidément, mon cerveau ne chômait pas.

Si ce monsieur daignait me remarquer, je ne lui avouerais pas mon million. Je blâmerais les jeunes gens qui ne recherchent que l’argent sans s’occuper des qualités morales. Je crierais mon dédain pour ces beaux messieurs qui exigent tout d’une jeune fille : l’intelligence, la beauté, le sérieux, la douceur et une belle dot par surcroît. Je m’enflammais et préparais une petite liste des dons et vertus exigés par les épouseurs.

Il me prenait un grand désir de me venger.

Si je m’apercevais que le penchant de M. Chaplène pour moi s’affirmait, je le mettrais en face de la vérité, mais seulement à ce moment. Naturellement, ce beau projet, romanesque s’il en fût, était subordonné à une rencontre inopinée comme il en arrive parfois et surtout en vacances.

Je me recommandai donc encore une fois à ma chère étoile qui me conduisait aussi sûrement que celle des Rois Mages.

La journée passa sans que le sieur Gustave s’égarât parmi les hôtes du Palace. Je ne l’entrevis que deux ou trois fois.

Le soir, il se trouva non loin de moi, à table, en compagnie d’un couple d’âge mûr. Il paraissait plein d’entrain, bien que réservé.

Son visage, qu’aujourd’hui je voyais de face, était fort sympathique — du moins se présentait-il ainsi à moi. Une ombre de moustache, au-dessus d’une bouche un peu dédaigneuse, des yeux longs, un nez mince, constituaient un ensemble qui me plaisait. Toutefois, je fus un peu désemparée par le dessin des lèvres qui me semblait l’indice d’une volonté un peu trop accentuée à mon gré. Le menton solide confirmait cette impression et mon cœur se serra. Je retrouvais mon coup de foudre et je craignais une nouvelle déception.

Aller d’échec en déception n’est pas une existence agréable. Je fis des efforts inouïs pour ne plus penser à ce jeune homme. J’avais réussi à « classer » cette affaire dans l’armoire aux oublis et j’étais fâchée de la voir ressusciter pour m’accabler de nouveau.

Non, aimer n’est pas un repos !

Le lendemain, je partis de bonne heure pour me promener et je ne fis aucune rencontre intéressante. Je ne revins à l’hôtel que pour déjeuner et je montai dans ma chambre pour me « refaire une beauté ». Je redescendais gaiement quand, je ne sais comment cela se fit, mon talon s’accrocha à l’avant-dernière marche de l’escalier et, la tête en avant, je fonçai dans le vide.

En une seconde, la frayeur me glaça. Je pressentis que j’allais tomber de tout mon long et j’appréhendais la douleur que j’allais éprouver. Bien qu’une chute soit toujours rapide, on a malheureusement toujours le temps de penser à ce qui arrivera si le secours ne se manifeste pas à temps.

Mon étoile triompha. Je tombai sur une mâle poitrine. Deux bras puissants s’ouvrirent pour me recueillir et, si je fus ébranlée et à demi inconsciente, je ne me fis aucun mal sérieux.

Quand je me dégageai de ces bras masculins et que je regardai mon sauveur, je reconnus Gustave Chaplène. Nous étions entourés d’un groupe compatissant. Je balbutiai :

— Merci, monsieur et excusez-moi…

— Ne vous êtes-vous pas fait mal ?

— Nullement ! Mais que serais-je devenue sans vous ! Je suis tombée comme un bolide…

— C’était à se casser la tête, fit une voix.

— J’ai vu une de ces chutes… reprit une autre.

Et le récit d’une histoire dramatique s’amorça, tandis que monsieur Chaplène continuait :

— Je me suis demandé ce qui m’arrivait. Je suis fort heureux de vous avoir préservée d’un accident sérieux. Ne sentez-vous vraiment aucune douleur ? Il serait peut-être raisonnable de voir un docteur.

— Je ne crois pas que ce soit utile. Je suis un peu courbatue pour l’instant, mais, après déjeuner, je n’y penserai plus. Merci encore et au revoir, monsieur.

— Je ne suis pour rien dans cet heureux hasard…

Je crus bon de quitter ma bouée de sauvetage, en l’espèce monsieur Chaplène ! Quelle aventure ! Je tremblais encore, mais c’était beaucoup plus d’émotion que de la secousse ressentie.

Il parlait de hasard. Moi je disais la Providence. Elle m’avait réservé là une bonne entrée en matières. Gustave ne pourrait pas faire autrement que de demander de mes nouvelles. Si je lui plaisais, le questionnaire quotidien sur ma santé pouvait durer autant qu’il le jugerait nécessaire.

Cette joyeuse perspective me guérit immédiatement de mes courbatures. De ma chute, je ne gardais que le souvenir d’un parfum de cigarette et de je ne sais quel extrait de fleur, que j’avais respiré sur cette veste d’homme.

Je déjeunai rapidement et j’allai prendre mon café sur la terrasse. Je n’y étais pas installée depuis cinq minutes que monsieur Chaplène vint à moi. Sa voix résonna, claire, camarade, bon enfant :

— Alors mademoiselle, cet accident ne vous a pas coupé l’appétit ?

— Absolument pas ; je n’y pense plus du tout.

— Ce qui prouve votre souplesse.

— Et votre esprit d’à-propos. Je n’ose penser à ce qui me serait arrivé si vous aviez été seulement un mètre plus loin.

Il y eut un léger silence, suffisant pour souligner un peu d’embarras de part et d’autre. Mon émotion était naturelle et mon sauveur se demandait sans doute qui je pouvais bien être. Je lisais cette question dans ses yeux et j’en étais un peu gênée.

Je me remis la première et, voulant parler à tout prix, je fis appel aux banalités.

— La saison est vraiment d’une beauté immuable…

— Oui, nous sommes privilégiés.

Cette réponse ne valait guère mieux que ma réflexion. Nous étions en pleine belle saison et nous ne pouvions guère nous prévaloir d’une faveur spéciale sous prétexte que le soleil brillait. Mais, tout est bon pour engager une conversation.

Je dis très vite :

— C’est la première fois que je viens à Aix et tout me semble merveilleux…

Un sourire amusé glissa sur les lèvres dédaigneuses et transforma le visage.

— Ah ! c’est la première fois !

— Oui… j’ai une sorte de rhumatisme au genou et mon docteur m’a prescrit une petite cure. Je ne suis ici que depuis quelques jours et j’éprouve déjà un réel soulagement.

— Votre jeunesse fera mieux pour vous encore que toutes les eaux thermales du monde.

— Espérons-le ! Je ne suis pas mécontente d’ailleurs de ce changement d’air. L’atmosphère de Lyon finissait par me peser, depuis vingt-deux ans que je vis dans cette ville, sans jamais la quitter.

— Vous habitez Lyon ? Moi aussi.

Il était resté debout devant moi et je n’osais lui dire de prendre une chaise, craignant qu’il ne me trouvât trop hardie.

Je repris, avec une certaine angoisse, voulant jouer le rôle que je m’étais fixé :

— Voyager coûte cher et je n’aurais pas les moyens de faire souvent des cures. Aussi quand j’ai failli tomber tout à l’heure, en une seconde j’ai redouté de me blesser, de me casser un bras par exemple. Quelle catastrophe ! Impossible de travailler. Que deviendrais-je !

Je lançai un regard pathétique accompagné d’un léger frisson vers celui qui m’écoutait. Je ressentais réellement cette peur rétrospective et mon accent était si convaincu que Gustave Chaplène en fut ému. Sa voix eut une intonation pleine d’attendrissement pour murmurer :

— Pauvre petite mademoiselle !

Dans ce ton, il y avait aussi une nuance protectrice. Je n’en fus nullement froissée. Cela me paraissait très doux d’être plainte.

Plus à l’aise maintenant avec moi, il s’empara d’une chaise et s’y assit en disant seulement :

— Vous permettez ?

Cette question ne comportait guère de réponse ; c’était une simple question de bienséance, mais qui me fit comprendre que je l’intéressais. Je n’aurais pas voulu cependant qu’il me crût émancipée et audacieuse.

Je ripostai avec calme :

— Dès que j’aurai terminé, je remonterai dans ma chambre pour achever ma tâche avant de prendre l’air.

— Un travail pressé ?

— Je fais des modèles de tricot pour une maison de couture.

Gustave Chaplène n’eut pas un réflexe. Il se contenta de murmurer :

— Que ce doit être monotone de glisser des mailles et des mailles sur des aiguilles !

— Cela possède aussi son attrait grâce à la variété des couleurs et des points.

— Je vois que vous aimez votre art.

Je souris :

— Quand on n’a pas ce que l’on veut…

Il me considéra avec curiosité :

— Il est rare de rencontrer une personne contente de son sort. Il est vrai que si vous créez ces modèles, cela donne une sorte de flamme à vos fastidieux travaux.

— Vous dites vrai… L’intelligence y trouve son compte et l’esprit ne s’égare pas dans des rêves trompeurs. Tandis que je compte mes points, je ne songe pas à des chimères… Je vis tranquillement dans ma petite chambre… Je n’ai plus mes parents, il a bien fallu qu’au sortir du couvent je me débrouille de mon mieux.

Je ne mentais pas complètement. En attendant que j’obtienne un secrétariat, les bonnes sœurs de mon couvent m’avaient procuré un travail de cette sorte, que j’avais abandonné avec joie. J’avais offert ma succession à la mère d’une de mes compagnes qui, nantie de petites rentes, était fort heureuse de cet appoint.

Mon prince charmant me contemplait. Il me semblait lire dans son regard ce qu’il pensait et, qui, à mon avis, se résumait à ceci :

« Voici une brave jeune fille qui me plaît. Il est bien dommage qu’elle ne soit pas riche. Sans quoi elle ferait une femme agréable. Sa tournure est élégante et elle a du goût pour s’habiller. Je n’aurais même pas soupçonné qu’elle vécût de son travail, tant ses toilettes sont « chic », tout en restant sobres. Elle doit s’arranger avec la maison de couture à laquelle elle donne des tricots. Et elle a dû dépenser toutes ses économies pour venir ici se soigner. L’hôtel est cher et je suis sûr qu’elle n’a pas su tout de suite quels en étaient les tarifs. Ensuite, elle n’a pas osé partir… Oui, elle est décidément fort bien… Dommage, dommage… »

Tous ces regrets, toutes ces appréciations, je les déchiffrais facilement et je riais sous cape.

Il rompit enfin le silence et soupira.

— C’est lamentable d’être orpheline… quel abandon… quelle solitude morale.

— C’est affreux !

Une larme qui n’était pas de commande tomba sur ma main. Mais je me contins. J’avais la pudeur de mes chagrins. Je me secouai et je m’écriai :

— Ne pensons pas au passé. Cela brise l’énergie.

Je me levai. Monsieur Chaplène m’imita et, s’inclinant, me dit :

— Je vais aller au mont Revard. J’aime contempler le paysage de là-haut.

— Quel courage vous avez de prendre le téléférique ! Il me semble que je tremblerais de peur dans cette cage suspendue au-dessus d’un abîme. Je manque totalement d’audace.

Mon compagnon rit de tout son cœur de ma franchise et me dit :

— Je vous y emmènerai un jour.

— Jamais je ne m’y déciderai.

— Nous verrons cela.

Je m’enfuis en souriant, sans riposter, mais je sentais en moi une confiance que j’étais loin d’éprouver vis-à-vis de Déflet. Avec Gustave Chaplène, il me semblait tout simple d’affronter obstacles et périls.

Je regagnai ma chambre en me retenant de chanter. Je pensais à Pauline et j’aurais voulu lui écrire, mais je crus plus sage d’attendre les événements.

Mon ambition était folle : je voulais que Gustave Chaplène m’aimât pauvre. Je tenais à renverser toutes ses théories. Quelle revanche serait-ce ! Son apitoiement sur mon sort me donnait toutes les audaces et encourageait tous mes espoirs.

Je ne me montrai pas de tout l’après-midi.

Je remis çà et là quelques boutons, je réparai une déchirure, je terminai une écharpe commencée et les heures passèrent avec une rapidité qui me surprit. Ce fut à mes pensées riantes que j’attribuai ces minutes vécues si vertigineusement.

Il était certain que je rêvais, imaginant des événements aussi romanesques qu’inattendus. Je voyais Gustave tomber à mes genoux, contrit d’avoir chéri des principes dont je lui prouvais le ridicule suprême. J’avais le beau rôle et je devenais la jeune fille merveilleuse dont la parole faisait loi.

Ces divagations m’occupèrent jusqu’à l’heure du dîner.

Je choisis ce soir-là une toilette très sobre. Il fallait paraître simple, étant donné la situation sociale que j’avais invoquée. Je dis « paraître », car un œil exercé devait remarquer que ma robe était de bonne coupe et de bon tissu et qu’une telle simplicité devait être fort coûteuse.

J’eus le plaisir d’apercevoir tout de suite Gustave à sa table. Ses yeux étaient fixés sur la porte d’entrée et je ne crus pas me tromper en lisant sur ses traits, à ma vue, une détente joyeuse.

Il semblait m’attendre et, dès qu’il me reconnut, il eut l’air de s’installer plus confortablement devant son couvert, comme un amphitryon qui se dirait : enfin voici mon invité, nous allons pouvoir dîner tranquillement.

J’épiais ces nuances en affectant l’indifférence, car les jeunes filles ont un talent particulier pour voir les choses sans paraître les regarder.

Je m’assis avec un calme que j’étais loin d’éprouver. Nous étions placés de telle sorte que nous nous faisions vis-à-vis à travers deux tables de dîneurs. Avec un peu de bonne volonté, nous pouvions échanger un salut et un sourire. Ce à quoi nous ne manquâmes pas. Nous ajoutâmes même à ce salut une expression étonnée comme si nous ne nous attendions pas à nous voir. L’hypocrisie mondaine intervenait pour masquer mutuellement notre contentement.

J’essayai de modérer ma joie en prenant un maintien réservé. Ce n’était pas que je manquais de retenue ordinairement, mais mon isolement dans la vie était tellement grand et mon âme cherchait tant l’expansion que j’étais prête à manifester mon enthousiasme en toute innocence. Si je m’étais abandonnée aux élans de mon caractère, j’aurais souri le plus aimablement du monde, je me serais arrêtée sans vergogne près de Gustave Chaplène et je lui aurais serré la main avec effusion.

Mais il fallait contenir mon exubérance. Mon naturel ne pouvait se donner libre cours. Je devais adopter une attitude un peu froide et ne jamais m’en départir.

Après le repas je restai indécise, me demandant quel parti prendre. Sortir en feignant d’ignorer monsieur Chaplène, ou attendre quelque manifestation de sa part ?

Je n’eus pas à m’interroger bien longtemps. L’objet de mes pensées s’approchait de moi.

— Bonjour mademoiselle. Avez-vous passé un bon après-midi ?

— Excellent, monsieur, je vous remercie.

— Ne vous êtes-vous pas trop fatiguée ?

— Oh ! l’habitude supprime la lassitude.

— Ce n’est pas là une théorie de paresseuse, remarqua monsieur Chaplène en riant.

— Je la maintiens… Je finis par travailler machinalement. Ma pensée court et la mienne est sereine.

— Cela prouve une conscience claire.

Hum ! Ma conscience me reprochait bien un peu d’induire mon héros en erreur sur ma personnalité. De temps à autre, un remords m’effleurait ; mais qui ne prendrait ma défense et celle de toutes les jeunes filles placées dans le même cas que moi ? Il fallait bien démontrer à ce jeune homme, imbu d’idées préconçues, que l’argent ne remplace pas certaines qualités.

Tout en bavardant, nous avions gagné la terrasse.

Le soleil se couchait avec majesté et ses rayons auréolaient le ciel de flèches grandioses. Des hirondelles zébraient l’air avec de petits cris d’appel. Des éphémères tournoyaient.

— Voulez-vous une chaise, mademoiselle ?

— Non, merci, je n’y tiens pas. J’aimerais mieux me dégourdir un peu les jambes.

— C’est juste. Un peu de marche vous sera salutaire après votre travail de l’après-midi. Vous n’aimeriez pas danser ?

Oh ! que si ! j’aurais aimé. Mais je trouvais que le moment n’était pas encore venu. S’il s’était agi d’un indifférent, je me serais peut-être laissé tenter. Mais, avec « lui », je devais patienter. Je voulais, auparavant, connaître un peu ses sentiments. De plus, comme je prenais seule mes vacances, je préférais rester effacée pour ne pas prêter le flanc aux médisances. Je répondis donc avec gaieté :

— Je ne sais pas danser.

— C’est l’occasion d’apprendre.

— Je n’en vois pas la nécessité et puis, je ne dois pas oublier que je suis ici pour me soigner. Je ne dois pas fatiguer mon genou par un exercice inaccoutumé.

— Vous êtes la sagesse même.

— Et enfin, ma place n’est pas parmi toutes ces jolies mondaines.

— Vous y seriez on ne peut mieux ! protesta mon compagnon, avec feu.

Il me sembla que je gagnais un peu de terrain.

— Puisque vous désirez vous promener, permettez-vous que je vous accompagne ? reprit-il souriant.

— Si ma présence vous suffit…

— Votre présence m’est fort agréable.

Cependant, sous ces dehors aimables et badins, je devinais une préoccupation derrière le front de monsieur Chaplène. Il me semblait que cette proposition de promenade n’était pas le fait d’une décision spontanée, mais plutôt d’une résolution mûrie à l’avance.

Nous fîmes d’abord quelques pas dans un silence absolu, puis, enfin, mon compagnon murmura :

— Il est bien dommage que la vie ait parfois de telles exigences.

Je dressai l’oreille sans comprendre où mon Prince Charmant voulait en venir.

— De quelles exigences parlez-vous ? questionnai-je.

Il poursuivit, en cherchant ses mots :

— Pardonnez-moi de pénétrer ainsi dans votre intimité, mais je ne puis m’empêcher de penser qu’il est inhumain qu’une jeune fille soit obligée de travailler sans arrêt, du matin au soir, sans pouvoir jamais prendre un instant de distraction et de détente.

Cette phrase, assez alambiquée, me fit faire un retour en arrière.

Si je n’avais pas eu « ma chance », telle eût été en effet mon existence, en attendant un mariage aléatoire. Cependant, ma vie ne m’eût pas paru « inhumaine » parce que le travail est, après tout, la meilleure manière de passer ses jours. Je me serais trouvée heureuse, en dehors de quelques heures de mélancolie sans raison, mélancolie que les riches connaissent aussi bien que les pauvres.

Je répondis avec sérénité :

— Cette existence laborieuse comporte des compensations. D’abord celle de se sentir utile… Croyez-vous, en outre, que, lorsqu’on travaille, on n’a pas d’amis ? Bien au contraire et les distractions que l’on se procure, si modestes soient-elles, sont d’autant plus appréciées qu’elles sont plus rares.

J’étais sincère à cette minute. Je songeais aux charmantes soirées que nous avions passées tête à tête, Pauline et moi, dans mon petit studio si accueillant, auprès d’un bon feu de bois.

— Je vous vois contente de votre sort, répliqua mon interlocuteur, légèrement réticent.

— N’est-ce pas sage et heureux de l’être ?

— Sans doute, murmura-t-il laconiquement.

Il y eut un silence. Puis, la question que j’attendais jaillit de ses lèvres.

— N’avez-vous jamais pensé au mariage ?

Je rétorquai avec assez de calme.

— Une jeune fille conserve toujours cet espoir au cœur. Il embellit ses jours car elle imagine un mari selon ses goûts.

— Oui, le Prince Charmant, mais avouons que c’est rare.

— Non, quand le rêve ne s’égare pas. Il faut appeler le bon sens à soi.

— Nous autres, jeunes hommes, nous rêvons aussi et nous voudrions épouser celle qui nous plaît. Malheureusement, il nous faut obéir parfois à des considérations très positives, en qualité de futur chef de famille. Ainsi, j’ai promis à mes parents de ne me marier qu’avec une jeune fille ayant de la fortune, afin de fonder une famille où l’éducation pourra être la même que celle que j’ai reçue et qui… dont…

Je n’écoutais plus. D’ailleurs, le cher garçon bafouillait piteusement et ce qu’il disait manquait totalement de logique. Une seule chose se dégageait nettement de ce beau pathos : c’est que, ne voulant pas déroger aux fameux principes qui le conduisaient, Gustave Chaplène sous-entendait loyalement qu’il ne fallait absolument pas que je compte sur lui pour convoler en justes noces. J’étais sans argent, défaut primordial de ma part.

Le soir n’était pas encore assez tombé pour que je ne pusse pas distinguer le bouleversement des traits de mon compagnon. Toute sa personne exprimait une gêne malheureuse. Il lui en coûtait d’avouer ses petitesses ; il devinait que la bonne impression qu’il avait pu produire sur moi en serait diminuée. Il s’avisait que sa confidence était pénible, autant pour lui que pour celle à laquelle elle s’adressait. Mais, comme il l’avait dit à son ami, il devenait le bourreau de son cœur.

Je fus magnanime et n’accusai ni froideur, ni rancœur. Je restai naturelle, presque gaie et pour cause !

Et pourtant je pensais à l’instant où Pauline m’avait apporté l’annonce du refus. Quel désespoir ! Est-ce que je ne risquais pas encore une semblable déception ?

Mon compagnon me regardait avec étonnement, se demandant peut-être s’il s’était leurré sur la sympathie qu’il croyait avoir devinée. Puis, devant mon détachement, une autre idée lui vint qu’il exprima timidement :

— Êtes-vous fiancée, mademoiselle ?

Je fus plutôt heureuse que surprise de cette curiosité et j’y répondis avec un naturel parfait.

— Oh ! pas du tout.

Ses yeux s’éclairèrent, mais les miens s’assombrirent, car de nouveaux scrupules m’envahissaient. Quand un homme vous a avoué qu’il ne vous épouserait pas, tout en vous laissant entrevoir que vous lui plaisez, il ne peut décemment continuer à vous prodiguer des attentions. La loyauté de Gustave m’avait mise en garde contre des rêves fous, mais il existait, me semblait-il, une autre loyauté qui commandait, celle-là, de ne pas poursuivre une camaraderie compromettante pour moi. Hier Déflet, aujourd’hui Chaplène, je n’entendais pas que ma conduite prêtât aux médisances. Heureusement pour moi, la comédie de Déflet n’avait duré que quelques heures, mais quoi qu’il en fût, c’était à mon tour de jouer et de me défendre.

J’en étais là de mes réflexions, lorsque mon compagnon murmura :

— Je vous ai parlé d’une promenade au mont du Revard. Voulez-vous que ce soit demain ?

— J’ai trop peur…

— Je suis certain que votre peur s’évanouira vite.

— Je n’en suis pas si convaincue. Il y a d’abord le vertige, indépendant de ma volonté ; puis, ajoutez à cela, la sensation, que je redoute, de me savoir suspendue au dessus d’un abîme.

— C’est une simple question d’entraînement. Vous n’y penserez plus quand vous aurez fait trois fois le trajet.

— Enfin, il faut que je travaille et que je suive mon traitement.

— Oh ! ce travail !

C’était bien là le réflexe d’un homme riche lui a l’habitude d’agir à sa fantaisie et qui trouve étrange qu’on puisse lui résister.

— Eh ! oui, repris-je avec gaieté, le travail est mon maître.

— Donc, si je vous comprends bien, je ne vous verrai pas plus demain qu’aujourd’hui ?

— Mon Dieu ! oui… quelques minutes dans la soirée. Comprenez aussi que ce serait bien… bien compromettant pour moi, de m’en aller avec vous tout un après-midi.

— Ah !

Il parut étonné par cette manière d’envisager les choses. Il s’était mis en règle avec sa conscience, c’est-à-dire qu’il ne m’avait laissé, quant à la suite de nos relations, aucune illusion. Il croyait donc pouvoir en toute simplicité et sans aucune arrière-pensée, obéir à son penchant qui était de jouir de ma société.

Ce n’était pas ce que je souhaitais. Je voulais qu’il tombât à mes pieds pour me déclarer son amour, toute pauvre qu’il me crût. L’argent n’est qu’un condiment et quand un homme a un peu de courage, il doit passer sur la pauvreté de celle qu’il aime et l’épouser sans s’occuper de son porte-feuille.

Le visage de M. Chaplène était un peu crispé, après cette exclamation, fort brève, mais grosse de réflexion.

Il reprit :

— Vous avez raison… Je ne songeais pas aux conséquences de ces promenades à deux. Il est en effet possible que notre bonne entente fasse jaser d’une façon ou d’une autre. Je manquerais de tact en insistant. Laissez-moi vous dire cependant que je regretterai votre absence.

— Vous êtes trop aimable ! murmurai-je, mi-souriante, mi-sérieuse.

— Non, je ne fais qu’exprimer ce que je ressens. Il me semble que votre sympathie m’est devenue nécessaire.

Un grand regret sonnait dans ces dernières paroles et j’en fus agréablement touchée. Mais il fallait songer au retour. Il m’en coûtait d’abandonner là M. Chaplène, mais ne devais-je pas me comporter comme une personne d’une prudence rare ? Tout mon bonheur était à ce prix.

— Bonsoir, monsieur. À demain.

— Mes hommages, mademoiselle, et que demain arrive vite.

Le premier acte du scénario était joué. Il fallait attendre vingt quatre heures pour mettre le second en action.

J’usai de ruse, le lendemain, pour échapper aux regards de M. Gustave Chaplène qui me croyait dans ma chambre. Je déjeunai rapidement et ne flânai pas à table. L’après-midi, je découvris un coin un peu éloigné où je pus m’asseoir avec un tricot, pièce à conviction en cas de surprise, et un livre pour charmer ma solitude.

Je ne vis personne en dehors de quelques promeneuses inconnues qui devaient villégiaturer dans un hôtel des alentours. Quand je revins de ma cure d’air, c’était l’heure du dîner. Je m’assis et envoyai un sourire au pauvre abandonné.

Il me sembla qu’une onde de joie courait sur son visage. Il se hâta de sortir dès qu’il le put et m’attendit sur la terrasse, où je le rejoignis sans me presser. Il s’écria, faisant fi de tout protocole :

— Enfin, vous voici ! sans vous, la journée m’a paru sans soleil.

Je rétorquai paisiblement :

— Vous avez là une jolie pensée de poète.

— Je ne sais si un poète trouverait mieux, mais le simple profane que je suis a ressenti un ennui mortel tout au long de ces heures.

— Je vous vois cependant bien vivant !

— Ne raillez pas… et au déjeuner vous avez été cruelle… pas un regard ! Était-ce bien aimable ?

— Mais cher monsieur, si nous avions entamé une conversation nous n’en serions pas sortis. C’est pourquoi j’ai repoussé toute occasion d’entretien, et j’en ai été privée, croyez-le.

— Si vous avez de l’esprit pour vos tricots, vous en avez aussi pour vous justifier. Convenez que, ce soir, vous me devez une compensation en échange, d’autant plus que le temps est délicieux.

— Vous pensez sans doute à une promenade ? Vous avez raison. Prenons la grande allée.

— C’est cela.

Nous fûmes bientôt sous les arbres et, comme si Gustave eût deviné le sujet que je désirais aborder, il commença :

— Mon père avait une passion pour les arbres. Il détestait l’air des villes et ma mère partageait ses goûts. À la mort de mon père, j’ai cru qu’elle habiterait Lyon avec moi. Bien au contraire, elle s’est ancrée plus profondément dans notre vieille propriété.

— Vous avez encore votre mère ?

— Grâce à Dieu ! Une mère très jeune, très gaie, qui vit entre ses pauvres, son église et son curé. L’été passe pour elle comme un tourbillon au milieu des fleurs, des fruits et des conserves. Elle en distribue à tout le monde. Elle n’est jamais lasse, jamais triste. Quand je la vois, je crois être en présence de ma sœur aînée. D’ailleurs, elle n’a que dix sept ans de plus que moi, ce qui lui fait, voyons… quarante quatre ans.

D’instinct, j’aimais déjà cette jeune maman d’un grand fils. Je me voyais déjà chez elle, à la campagne, l’aidant dans ses charités et dans ses travaux ménagers.

Mais ce portrait en appelait un autre et je n’eus garde d’y manquer.

— Ma mère serait plus âgée de quelques années, mon père avait douze ans de plus qu’elle.

Gustave Chaplène ouvrit la bouche pour parler :

— Que faisait monsieur votre père ?

— Il était colonel. Étant jeune capitaine, il avait épousé la fille de son général.

Mon compagnon eut un geste surpris qu’il réprima. Il jeta sur moi un coup d’œil rapide et je notai une transformation dans son attitude. Quand de nouveau il me parla, sa voix avait perdu cette nuance de protection un peu familière que ma situation de travailleuse orpheline lui faisait adopter.

— Et vous en êtes réduite à travailler pour vivre ?

— Je ne me plains nullement de mon sort. Mon père ne possédait pas de fortune, ou peu, et ma mère n’a eu qu’une faible dot qui s’est effritée au cours des changements de garnison. Les uniformes coûtent cher, les appartements sont souvent onéreux, les charges lourdes pour des officiers. Et vous n’ignorez pas que les enfants n’ont aucune pension après la mort des parents ? Nous tombons de l’aisance dans la gêne. Comme il ne me restait qu’un petit capital aux rentes minimes, il a bien fallu que j’avise.

— Pauvre enfant !

Un attendrissement sonnait dans son accent, et, Dieu me pardonne ! j’étais plus émue que lui. Je pensais à des milliers de jeunes filles dans mon cas, filles d’officiers ou de fonctionnaires qui jouissaient du bien-être acquis par leur père et qui ne se mariaient pas, faute de dot. Souvent aussi, elles soignaient leurs parents infirmes, ne voulaient pas les abandonner, les priver de leur dévouement quotidien. Je me disais que celles-ci et celles-là, à un certain âge, restées orphelines et célibataires, auraient droit de la part de l’État, en faveur des services rendus par leur famille, à une petite pension qui les empêcherait de mourir de faim.

C’est pourquoi j’étais attendrie, moi aussi et j’exposai ma façon de voir à mon compagnon sans plus songer qu’il pouvait prendre ce plaidoyer comme une invite à sa commisération. Il aborda dans mon sens.

J’ajoutai, afin de me disculper :

— Il faudrait évidemment déterminer les cas dignes d’intérêt. Je suis loin de parler de moi qui n’ai pas l’âge canonique. Je suis encore très jeune et mon avenir peut s’illuminer d’espoir.

Gustave Chaplène songeait. Ses bras étaient croisés et il marchait doucement, le regard au loin. Les personnes qui nous rencontraient ne devaient certes pas nous prendre pour un couple d’amoureux.

Mon compagnon resta rêveur et, ce soir-là, nous nous quittâmes sur des banalités, sans qu’un mot intime fût prononcé. Seule, la poignée de main se prolongea mais le salut demeura des plus protocolaires.

J’emportai une impression assez agréable et mon sort ne me parut pas désespéré. Je sentais que Gustave Chaplène luttait entre le désaveu de ses principes et l’attrait… d’une bonne action, car n’était-ce pas une bonne action que d’arracher une jeune fille à l’avenir médiocre qui l’attendait ?

Fidèle à ma ligne de conduite, je fus invisible le lendemain. Le Prince Charmant n’apparut ni au déjeuner ni au dîner et je pensai qu’il était peut-être allé faire une excursion pour calmer ses esprits troublés.

J’avoue que je devins un peu nerveuse à mesure que la journée s’avançait. Je ne savais plus ce que je lisais et les personnes que je rencontrais me parurent insupportables. Mes pensées m’appesantissaient.

Ma démarche n’était plus ailée et j’étais persuadée que mon visage reflétait le poids de mon souci.

L’incertitude est le pire des maux. Elle fait, des hommes, des pantins qu’elle balance entre l’espoir et la déception. Le cœur est suspendu par un fil ténu qui semble vouloir se rompre à tout instant.

Cette éclipse de Gustave Chapelène me paraissait naturelle par moments et étrange à d’autres.

Je m’attendais presque à recevoir une lettre charmante dans laquelle il m’exprimerait ses regrets d’avoir été obligé de repartir. La fuite est un argument péremptoire et je partage à ce point de vue l’avis du grand Napoléon. Rien n’était plus facile à mon soupirant que de procéder ainsi. Il ne m’avait rien promis et ces amabilités étaient monnaie courante entre jeunes gens désœuvrés.

Un peu inquiète, un peu mélancolique, je gagnai la terrasse après le dîner. Je n’avais pas eu le temps de jeter un coup d’œil autour de moi, que je vis, me saluant, celui que je cherchais.

— Ah ! c’est vous, fis-je du ton le plus indifférent du monde. Où donc étiez-vous caché ?

— J’ai fait une très longue promenade, durant laquelle j’ai beaucoup réfléchi et le résultat de cet examen de conscience c’est que je me suis trouvé un profond égoïste.

— Oh ! vous me surprenez… Et pourquoi ?

— Si vous trouvez le terme exagéré, mettez que je comprends mal mon devoir.

Ce n’était plus l’être de la veille, songeur et indécis, mais un homme énergique, déterminé.

Machinalement, nous avions pris le chemin tentant du lac, et il me paraissait une merveille. La voix de mon compagnon poursuivit :

— Il faut que je vous avoue que votre charme a produit sur moi une impression qui…

— Monsieur, monsieur ! interrompis-je, jugeant nécessaire de protester.

— Laissez moi parler et me confesser. Je me disais donc : si cette jeune fille possédait quelque aisance, je n’hésiterais pas à en faire ma femme.

— Ah ! cet argent, murmurai-je.

— Comprenez-moi. Ce n’était pas l’attrait de l’or qui me poussait à penser ainsi. Je voulais surtout que ma femme se trouvât indépendante. En mon âme et conscience, je me souciais davantage d’un sentiment d’équité que d’un accroissement de fortune.

— Ce sentiment est plein de délicatesse, et il pourrait se trouver mal compris et mal jugé.

— Attendez… Vos paroles d’hier m’ont éclairé et je me suis avisé qu’une charmante jeune fille sans fortune possédait autant qu’une autre ses droits au bonheur. Devinez-vous où je veux en venir ? Cette personne qui me paraît digne de tous les hommages, de tous les respects, et aussi d’un amour profond… c’est… Mademoiselle voulez-vous m’accorder votre main ?

Bien que je m’attendisse à cette conclusion je fus violemment émue. J’étais comme un sportif ébloui de gagner le match. Je ne savais plus trop où j’en étais. Cependant je trouvai la force de murmurer :

— Ne pourriez-vous pas rencontrer une jeune fille plus méritante encore que moi ?

— Oh ! cette phrase est celle d’une coquette.

— J’ai entendu dire, poursuivis-je, retardant ma réponse, qu’une aimable personne, nantie d’un million, vous aimait et que vous aviez refusé de la voir.

Il éclata en paroles véhémentes :

— D’où tenez-vous cette histoire ? Et puis cette inconnue, aussi aimable fût-elle, m’a tout de suite éloigné d’elle rien que par sa manière audacieuse de m’offrir le mariage.

— Elle vous aimait. Elle vous appréciait et elle a joué sa chance, balbutiai-je, prête à défaillir d’angoisse. Il y a des surprises qui s’appellent le coup de foudre et elle l’a éprouvé.

— Je le regrette pour elle, mais c’est vous que j’aime.

Que ce mot sonnait doux à mes oreilles ! Mais comment me faire pardonner ma tentative audacieuse ?

— Et vous, Ila, m’aimez-vous ? reprit Gustave Chaplène avec une tremblement dans la voix.

— Il y a longtemps… déclarai-je sans vergogne.

— Longtemps, s’exclama-t-il.

— Oui ; mais j’ai une confession pénible à vous faire. Pardonnez-moi d’avance.

— Grands Dieux ! ne me racontez pas que vous ne pouvez pas m’épouser. Je vous vois toute bouleversée et vous m’effrayez.

Je repris courageusement :

— Eh ! bien la jeune fille qui vous aime, c’est… moi.

— Vous !

Il recula de quelques pas et me contempla avec stupéfaction.

— Ne me foudroyez pas. Lorsque vous avez refusé ma main, je n’ai pas insisté, vous le savez. Et si nous nous sommes rencontrés ici, je n’y suis pour rien, c’est qu’il a plu à la Providence de nous réunir. Ne croyez-vous pas qu’elle nous a bien conduits ?

Sa surprise n’était pas encore atténuée et je commençais à me demander quel dénouement aurait cette situation.

Il faut croire que j’avais de bons atouts dans mon jeu, car il me saisit dans ses bras en disant tendrement :

— Chère Ila, j’aurais mauvaise grâce à vous faire grief de vos avances qui ne peuvent que me flatter. J’aurais dû, lorsqu’elle me furent faites, agir avec plus de circonspection. On ne repousse pas brutalement un don de cette sorte. Je ne parle pas de l’argent, mais de l’amour.

Je commençais à mieux respirer. Je regardai Gustave avec confiance.

— Maintenant vous allez m’apprendre comment vous êtes arrivée à me remarquer.

Ce fut volontiers que je lui narrai l’origine de mon amour, la conversation que j’avais surprise, ma richesse inattendue, source de mes espoirs et aussi génératrice de mon audace. En somme, tout se tenait admirablement et se montrait d’un équilibre parfait.

Gustave m’écoutait, très intéressé.

— Ce qui me plaît dans cette belle histoire, conclut-il, c’est que je n’ai pas voulu de la jeune fille riche que je connaissais pas et que j’ai aimé celle que je croyais pauvre. Cela me rachète beaucoup à mes propres yeux.

Nous nous promenâmes assez tard, et les personnes qui nous croisaient maintenant, purent lire cette fois sur nos traits le changement heureux de notre sort.

Quand je rentrai à Lyon, je n’oubliai pas la famille que j’avais secourue. La jeune mère que m’avait signalée l’abbé fut bientôt tout à fait en confiance avec moi. Elle m’apprit un jour qu’elle avait eu naguère une situation aisée et que sa misère actuelle était due à un aigrefin qui avait trompé son mari sous les apparences les plus cordiales et les plus sympathiques. L’escroquerie avait été si bien camouflée qu’il n’y avait pu avoir aucun recours de justice.

Cet escroc s’appelait René Déflet.

En entendant ce nom, je réprimai un frisson. Encore une fois je remerciai Dieu de m’avoir sauvée d’une telle union. J’aurais été prise comme un pauvre oiseau dans le piège.

Je me réservai de raconter plus tard cet épisode à mon mari.

Quand je revis Pauline, nous eûmes bien des confidences à nous faire, où le rire s’alliait aux paroles. Je la félicitai de son discernement car c’était elle qui, tout d’abord, avait jugé que M. Chaplène était celui qu’il me fallait.

Elle était radieuse parce que la date de son mariage était fixée. Je ne l’étais pas moins parce que la date du mien était proche.

Enfin je descendis au bras de mon époux, la grande nef de Saint-Nizier. Les orgues, les cloches chantaient à pleine voix et je pensai, non pas que Gustave Chaplène avait à ses côtés une femme riche et belle, mais que j’avais près de moi un cœur aimant et fidèle.


FIN