Couleur du temps (LeNormand)/Les quais
Les quais
Les quais de la vieille ville s’allongent et forment une équerre au confluent de la petite rivière qui rejoint le grand fleuve ; et comme dans la chanson, la houle en silence, le long de ces quais, incline les vaisseaux.
Allez vous y promener à l’heure où le soleil se couche, à l’heure où, de l’autre côté du fleuve, il descend au-delà d’une île verte dont les maisons blanches et claires ont l’air de sourire dans des bouquets d’arbres ; sur le fleuve lisse, aux jours de calme, la boule rose du soleil se mire, et son reflet s’étend, de même qu’une colonne lumineuse, dans l’eau où passent mille nuances fines et rares, comme les nuances dont sont remplis les contes de fées.
Mais ces quais ne sont point une promenade à la mode ; les planches en sont inégales et parfois trouées ; ces quais ne sont point libres et propres comme une terrasse soignée ; de distance en distance, sur leur surface raboteuse s’en vont, comme des pions sur un jeu de parchési, de trapus petits poteaux de fer où s’accrochent les câbles qui tiennent en repos remorqueurs, barges, ou blancs bateaux luxueux aux innombrables fenêtres. Puis, de place en place, les quais sont encore rétrécis par des pyramides de charbon, ou de sable — où les gamins jouent avec joie ; — ou encore par des bouées énormes et rouges qui, renversées, attendent leur destinée.
Si embarrassés qu’ils soient, les quais, quand le soleil descend et que dans le port l’agitation a cessé ; quand, de l’autre côté du Richelieu, les grandes dragues sommeillent, avec leur veilleuse suspendue très haut comme une étoile ; quand sur les barges ou les remorqueurs, les équipages se reposent ; quand les hommes sur les ponts fument tranquillement la pipe, leurs profils se découpant nets et tranchés sur le fond de ciel ; quand l’odeur de l’eau nous arrive forte et l’air du large frais et pur, les quais sont une promenade poétique et belle, et le soir tombe sur eux avec une majesté grave qui vous saisit.
Lorsqu’ensuite le soleil n’est plus là et que peu à peu l’eau noircit, faites le tour de la maison aux signaux, de la petite maison blanche qui domine le fleuve, et revenez par la route qui derrière les quais contourne le bassin, le bassin où une multitude de petits yachts blancs se balancent, le bassin qu’une file de jeunes peupliers entoure et que gardent trois petits phares. La brise fait chanter les feuilles des arbres ; les lumières des phares, l’une suivant l’autre, étincellent ; on entend crier grenouilles et criquets ; on respire le parfum d’un champ de foin d’odeur, et pour retourner vers la petite ville, on franchit une passerelle aux garde-fous en bois vermoulu.
Rien de tout cela n’est splendide, rien n’est grand, rien n’est magnifique, rien n’est riche ; tout est vieux comme le sable, on dirait ; et pourtant, à l’heure du crépuscule, à cette heure dispensatrice d’illusions tout cela vous touche ; tout cela vous donne envie d’être peintre.
Sorel, 1917.