Couleur du temps (LeNormand)/Le « Docteur »

Édition du Devoir (p. 124-128).

Le « Docteur »


Parce que, toujours aux maux qu’elle découvre ou dont on se plaint devant elle, elle indique les remèdes sûrs, dans le village on l’appelle le « docteur ».

C’est une vieille demoiselle dévote. Au fond, elle est à peu près sainte, peut-être même tout à fait sainte. Mais comme c’est une routinière invétérée et qu’elle a l’apparence d’une maniaque, la risée nécessairement l’atteint, surtout dans un coin de campagne tranquille, où aucun travers ne passe inaperçu ; surtout dans les rues étroites d’un village où chaque maison a des yeux aux fenêtres, où les langues, malicieuses par désœuvrement, maltraitent le prochain aussi naturellement qu’elles parlent. N’est-ce pas une espèce de caractère propre aux esprits inoccupés, que cette méchanceté inconsciente qui n’est sans doute que peu coupable, mais qui, hélas ! n’est point inoffensive ?

Sans voir et sans entendre pourtant, le « docteur », à des heures fixes, bien paisiblement chemine sur les trottoirs qui longent les maisons. Humblement elle accomplit sa mission : distribuer des « messagers du Sacré-Cœur », quêter pour les œuvres, rendre de menus services aux religieuses.

Le « docteur » ne porte ni âge, ni toilette. Le « docteur », depuis toujours, se coiffe d’un chapeau noir tout rond, ni petit, ni grand, un chapeau classique qu’un ruban sans lustre entoure. Le « docteur », depuis toujours, couvre ses épaules minces d’une collerette courte en drap de deuil ; et sa jupe n’a jamais cessé d’être une jupe large, très longue, très plissée, ondulante. Le « docteur » est ainsi attifée aujourd’hui ; elle le sera demain ; elle l’était avant hier. Plus que cela, vous avez quitté le village il y a douze ou quinze ans ? En ce temps-là, « le docteur » était habillée comme aujourd’hui, et à travers les mêmes rues accomplissait les mêmes œuvres. Les rues, les maisons changent un peu : le « docteur » ne change pas.

Le « docteur » n’est pas une vieille femme néanmoins ; mais elle dût être une vieille fille à la fleur de l’âge.

Il y a beaucoup de ces destinées. Il y a, dans tous nos villages, des types semblables. Pures âmes dont les personnalités effacées se meuvent sans bruit dans un cercle restreint ; qui font leur part d’action méritoire pendant que le monde ne voit que leurs manies. Qui songe à découvrir leur valeur sous le ridicule qui la voile ? Qui songe à bien interpréter leur excessive modestie ? Qui songe qu’elles prient pour les autres, tous les matins, à la messe qu’elles ne manquent pas, tous les après-midis à la visite au Saint-Sacrement qu’elles n’omettent jamais, tous les soirs à l’Angelus, lorsque, avant de rentrer dans leur chambre, où se continue d’ailleurs leur piété, elles vont encore et toujours prier dans le même banc, devant le même autel.

Si elles ne priaient pas pour les autres, pour qui prieraient-elles ? Elles sont tellement détachées des biens de ce monde. Elles s’amusent naïvement et sans frais ; elles ne voyagent pas. Elles ne font que des visites de miséricorde spirituelle et corporelle. Pauvres, elles sont à l’abri des revers troublants. Aimant le prochain sans chercher leur paix dans des attachements fragiles et parfois décevants, elles sont à l’abri de tous les sentiments qui déterminent des crises douloureuses ou simplement puériles, mais absorbantes !

Si elles sont ainsi, que pourraient-elles bien demander au Ciel, pour leur propre compte ? Leurs chapeaux noirs, leurs collerettes, leurs robes noires qu’elles paraissent ne jamais user, parce qu’elles sont renouvelées sur les mêmes modèles, révèlent clairement qu’elles ont renoncé à tout ce qui est vanité.

Il y a des vies actives, pleines, qui sont plus enviables et aussi méritoires.

À voir passer le « docteur » dans la petite rue de village, j’ai pensé cependant qu’une vie aussi unie est heureuse. J’ai pensé que dans ce qui est la médiocrité pour les autres et pour moi, le « docteur » doit posséder la joie.

Bienheureux les pauvres d’esprit ! Le « docteur » n’attend pas pour demain plus de prospérité, mais se contente de voir tous ses jours se ressembler ; le « docteur » ne supplie pas le bon Dieu de lui accorder des plaisirs ; mais elle se satisfait du peu qu’elle a, et ne connaît pas l’ambition. Le « docteur » n’est pas distraite dans ses prières par de stériles regrets, par d’inutiles angoisses. Son passé fut comme est aujourd’hui son présent ; pourquoi serait-elle tourmentée par son avenir qui n’en diffèrera pas ?

Le « docteur » n’a point d’âge, et n’a eu ni jeunesse, ni coquetterie. Que le « docteur » me paraît sage à côté d’une jeune fille comme moi qui a pourtant le souci de plaire à Dieu, de le servir.

Le « docteur », mieux encore, n’a que ce souci. C’est une sainte, et c’est plus ; dans le village qu’elle habite, c’est un personnage légendaire et traditionnel. Avant elle, d’autres qui furent ses pareilles la précédèrent ; après elle, une autre humble et douce de cœur lui succédera. Tant que le village restera le village, il y aura par-ci par-là, une vieille dévote en chapeau rond, à collerette noire qui cheminera paisible, sur les trottoirs étroits.

Alors, en dehors des mérites qui s’amassent dans ces âmes pures, elles ont une valeur, une beauté, si l’on peut dire. Avec les vieilleries du village qui demeurent, avec les anciennes maisons que le progrès n’a pas déparées, leur simplicité s’accorde. Dans le présent, leur honnêteté scrupuleuse, leur esprit primitif, c’est du passé qui persiste. Pour garder un village des dangers d’un avancement trop rapide, bouleversant, et qui lui conviendrait mal, sans doute que les prières continues du « docteur » sont une arme ; et sa figure est un complément dans le paysage calme…