Couleur du temps (LeNormand)/La mauvaise tricoteuse

Édition du Devoir (p. 112-114).

La mauvaise tricoteuse


Un bon matin, elle s’éveilla prise d’un impétueux désir d’apprendre à tricoter. Il y avait des tricoteuses chez elle. Elle n’attendit point qu’elles aient déjeuné pour réclamer crochet et peloton de fil ; et elle prit à jeun sa première leçon.

On apprend beaucoup mieux à jeun : ce dicton sert même joliment aux paresseux qui le soir veulent remettre leur étude au lendemain. Toujours est-il qu’en un clin d’œil, notre mauvaise tricoteuse apprit à faire une dentelle large comme le pouce et ma foi fort jolie. Elle la faisait à merveille. Ses professeurs le déclarèrent. Alors, l’apprentie dentellière assura en se rengorgeant : « Ce doit être mon talent ». Cette assertion fut une nouvelle poussée pour son enthousiasme et son ardeur qui vraiment déjà avaient trop d’aire-d’aller : et elle travailla… épouvantablement.

Au petit déjeuner, entre une bouchée de rôtie et une goutte de café, elle faisait cinq ou six mailles. Puis, ayant pourvu bien moins grassement que d’habitude à sa subsistance, elle s’en fut s’installer dans la pleine lumière d’une fenêtre, et au soleil elle tricota, elle tricota. Le crochet d’argent cependant n’allait pas avec une agilité admirable : les doigts de la novice s’y crispaient ; cela, croyez-le, n’empêchait pas les rêves ; et dans l’idée de la tricoteuse, les verges de dentelles s’allongeaient, s’allongeaient ; elle avait déjà tout un trousseau garni, grâce à ses doigts de fée !

L’heure du dîner vint. L’ardeur n’était pas éteinte. On s’inquiéta dans la famille. On tenta de modérer un enthousiasme qui pouvait devenir funeste. Rien ne découragea, rien ne dissuada la tricoteuse qui reprit la dentelle, sans s’accorder une heure pour digérer ; et les doigts péniblement se crispèrent de nouveau à l’effort.

Il faisait beau dehors, un jour clair à tenter la tricoteuse enragée qui, de sa nature ordinaire, était plutôt une trotteuse. Elle ne se laissa pas séduire par le soleil ; le vit-elle seulement ? Elle ajoutait maille à maille, ne se dérangeant pour rien, refusant de lever les yeux si par hasard on lui disait : viens voir ceci ou cela.

À six heures, elle avait une crampe au poignet. Elle le constata étonnée. On lui conseilla d’abandonner la dentelle ; c’était assez pour un seul jour. Elle eut l’air de consentir, mais la tentation, l’appel du crochet fut irrésistible. Elle y retourna et la veillée en partie se passa comme la journée.

Le lendemain, la mauvaise tricoteuse avait sur le poignet une petite bosse inexplicable, et elle avait bien mal, au moindre mouvement. Logiquement, elle enfouit la dentelle commencée dans un tiroir, et elle ne tricota plus. Elle avait une bonne raison. Le métier de dentellière ne lui allait pas, témoin son poignet qu’on dut traiter un mois à l’iode.

Quatre ans ont passé sur cette étape et jamais la mauvaise tricoteuse n’a songé à reprendre un crochet.

Hier, pourtant, la voilà entichée d’une « fanchonnette » qui ne lui appartient pas et lui va bien, hier au soir, à neuf heures et demie exactement. À sa place, vous auriez attendu au lendemain pour apprendre à la tricoter, n’est-ce pas ? Une mauvaise tricoteuse n’attend pas ; elle se doit d’être impétueuse. La « fanchonnette » est commencée. La tricoteuse réussit et de nouveau est enthousiasmée. Elle tricote, elle tricote.

Mais, Dieu, de quoi demain sera-t-il fait, et qui finira la « fanchonnette » ?