Couleur du temps (LeNormand)/La jeune fille bien

Édition du Devoir (p. 48-50).

La jeune fille bien


Elle vient de dire devant moi que la religion, c’est bon, mais qu’il n’en faut pas trop. Elle n’est pas pour les jeunes filles qui vont à la messe tous les matins. C’est exagéré, c’est bigot, cela peut être hypocrite ; c’est sûrement ridicule. Et alors, tout en parlant, car elle parle beaucoup, elle se résume ; et, l’entendant, on pense à une… demi-mesure. Avec elle, il faut la demi-mesure en tout, pour être comme les autres. Une jeune fille ne doit se singulariser ni par une grande piété, ni par une beauté éclatante, ni par un grand talent, ni par une instruction trop étendue ; mais une jeune fille doit, comme elle-même, peindre un peu, comme toutes les jeunes personnes bien, chanter un peu, également comme toutes les jeunes personnes bien, jouer un peu de piano, savoir faire avec une grâce étudiée des diminuendo, puis des crescendo, avoir l’air d’y mettre de l’âme, n’en avoir pas ; elle appelle cela jouer avec sentiment. Une jeune fille bien doit aussi avoir un peu de correspondance, et à cette époque de guerre, un filleul. Elle doit logiquement tricoter, et traîner à sa remorque un grand sac, un beau sac ; et ce beau sac, elle doit l’apporter partout, et l’ouvrir spécialement au théâtre où elle doit aller une fois par semaine, et deux fois même ; Becman, vous comprenez, ma chère ! La jeune fille bien est cultivée et doit s’y entendre un peu en littérature ; elle lit les auteurs à la mode, auteurs sérieux ou légers, qu’importe, pourvu qu’ils soient des auteurs dont les noms se prononcent dans les salons bien, et dont on discute souvent les œuvres : et cette jeune fille demi-mesure doit être à demi en mesure de donner son mot, son appréciation. Il est nécessaire d’être au courant, même si le livre n’a pas été écrit pour les enfants de son âge ; car la jeune fille bien n’est pas une oie blanche ; il convient qu’elle ait certaines connaissances, qu’elle soit renseignée ; et puisqu’il ne faut pas qu’elle ait trop de religion, il serait niais qu’elle eût trop d’innocence, qu’elle eût un cœur frais, facile à scandaliser, ou plutôt à blesser. Elle est d’une nature délicate cependant, et elle parlera volontiers de son idéalisme. Tout cela se voit d’ailleurs à sa façon un peu précieuse de parler, à ses manières, aux gestes de ses doigts pâles ; cela se voit à sa toilette. Mais elle manque de grâce ; si ses robes sont exactement suivant les derniers modèles, elle les porte avec une certaine maladresse ; elle est tirée à quatre épingles, guindée. Elle ne se froisserait pas pour une terre, c’est évident. Elle est bonne, généreuse. elle doit l’être plutôt, comme il est entendu qu’elle est enthousiaste ; mais elle n’approcherait pas d’un pauvre repoussant, et elle n’applaudirait pas le plus émouvant artiste du monde autrement que du bout des ongles ; c’est une enthousiaste en surface, en phrases ; en action, ce n’est pas une enthousiaste, ce n’est peut-être rien du tout.

Car, peut-on compter pour des actions : se lever chaque matin à une heure convenable, ni trop tôt, — pas à l’heure de la messe, surtout ! — ni trop tard ; n’agir à la maison que le moins possible ; s’éterniser à arranger ses cheveux pour que pas un n’ait l’air d’être plus en vie que l’autre, pour que jamais une mèche ne sorte ? Peut-on compter pour des actions le pianotage, le barbouillage artistique, le gazouillis d’oiseau sans ardeur, la lecture faite pour être renseignée, puis, le reste de la journée au dehors ? La promenade, à l’heure convenable, dans la rue à la mode ; le thé à la pâtisserie française, et à d’autres jours, hélas ! à la pâtisserie chic de l’ouest, quand ce n’est pas aux grands hôtels. Peut-on même compter pour une action, d’aller entendre les conférences religieuses du carême, puisqu’elle ne les écoute que vaguement et qu’avant même d’être sortie de l’église, — je l’ai vu de mes propres yeux, — elle vérifie la blancheur de son nez dans son miroir de poche !