Couleur du temps (LeNormand)/La commère

Édition du Devoir (p. 45-47).

La Commère


Vous la rencontrez partout, et comme sa voix est éclatante, elle a toujours l’air de parler pour que vous l’entendiez. Vous la rencontrez au magasin, sur le perron ou dans le portique de l’église, au coin d’une rue, et surtout dans les tramways. Là, elle se livre toute à votre observation.

Sa figure est toujours expressive. La commère, avec vélocité, plisse les lèvres, bat des paupières, écarquille les yeux, branle la tête ; souvent aussi, d’une certaine façon elle remue sa mâchoire, ou, elle a un tic du nez : elle le dilate, comme les chevaux élargissent les narines pour hennir.

La commère n’est chiche ni de paroles, ni d’exclamations, ni d’insinuations. Après chaque nouvelle qu’elle annonce, elle dit toujours, souverainement étonnée : « Vous ne saviez pas ! comment, mais vous ne saviez pas ? » et elle ajoute que tout le monde pourtant le sait. Si c’est de l’inconduite d’un tel ou de la banqueroute d’un autre qu’elle vous fait part, elle déclarera : « On sait ben, si je vous l’ai dit, c’est parce que c’est pas un mal, quand c’est si connu »…

Les revers, les malheurs et les péchés d’autrui semblent toujours avoir pour la commère le plus grand intérêt, et vous seriez tenté de croire qu’ils sont sa plus complète jouissance ; quoiqu’elle ait cependant la précaution de ponctuer ses commentaires de : « C’est ben d’valeur, des affaires comme ça ! »

La commère parle-t-elle d’une voisine qu’elle n’aime pas ? Il faut l’entendre critiquer. D’une bourrasque de paroles vives, elle fait le procès de l’accusée. Ses rancunes énumérées, elle s’arrête brusquement ; puis, le visage obscurci de sous-entendus, elle reprend : « Si c’était toute ! mais elle en a un aut défaut, un défaut ! »

Les lèvres pincées, elle regarde autour d’elle, lève les épaules, secoue son chapeau, si elle l’a. Un instant, elle savoure l’effet produit, la curiosité éveillée chez son entourage. Ensuite elle continue : « Oui, un gros, un gros défaut ! … Elle sent mauvaise de la bouche, c’est effrayant ! » Et les autres commères qui l’écoutent s’exclament, comme devant la révélation d’un crime, l’œil scandalisé : « Pas vrai ! pas vrai ! »

Hélas, la commère a parfois des conversations plus sérieuses, et alors il lui arrive d’être cynique à force de réalisme, et parce qu’elle traite avec une tranquillité absolue de sujets auxquels jamais vous ne pensez, ou qui, discutés devant vous, brûlent votre sensibilité comme au fer rouge.

Ainsi, un jour, assise près de vous, la commère n’a-t-elle pas raconté à sa sœur l’autre commère des détails sur l’embaumement des morts qui vous blessèrent au vif ? Elle parlait d’un ton indifférent, coupant ses phrases de silences pendant lesquels elle se mâchonnait la joue, reniflait et branlait la tête.

Elle vous regarda. Ses paroles brutales avaient fait se réveiller en vous un souvenir déchirant. Vos yeux se mouillaient. Elle vous regarda, et comme elle reprit ses commentaires macabres, elle vous parut hideuse.