Couleur du temps (LeNormand)/L’éternelle mésentente

Édition du Devoir (p. 23-24).

L’éternelle mésentente


Vous n’êtes pas content de votre voisin, et votre voisin n’est pas content de vous. Vous n’aimez point sa façon de parler, lui n’aime pas davantage la vôtre. Vous trouvez fausses ou injustes ses opinions politiques, littéraires ou musicales ; lui, naturellement, condamne les vôtres du haut de son jugement infaillible. Vous lui faites un crime de n’avoir pas de vues d’ensemble, d’avoir l’esprit étroit ; lui constate chaque jour que vous êtes intransigeant ou fanatique. Si vous voyez les rouages intérieurs de sa maison, vous vous dites qu’étant à sa place, vous vous organiseriez autrement et mieux ; lui, se dit que vous ne savez aucunement arranger vos affaires. Quant à ses défauts, ils vous apparaissent aussi nombreux que détestables, et vous critiquez sans cesse malgré vous sa façon de voir la vie ; vous le blâmez, vous en êtes agacé ; lui, pareillement, doit détester votre caractère.

C’est ainsi : tel a la voix tranchante, l’autre, trop douce ; tel a trop de foi dans ses idées, trop de ténacité dans ses croyances, l’autre est trop mou, conciliant jusqu’à changer d’avis au moindre coup de vent ; tel court sans répit, l’autre n’avance qu’au pas ; tel est trop bavard, l’autre est taciturne au possible ; tel mange trop, l’autre pas assez ; tel rit à tout venant, rien ne déride l’autre.

Alors, chaque jour, chaque heure même suscite des différends entre les hommes ; entre ceux qui se sont aimés et qui ne s’aiment plus ; entre ceux qui, paraissant se comprendre, se souffraient difficilement.