Couleur du temps (LeNormand)/En relisant votre journal

Édition du Devoir (p. 20-22).

En relisant votre journal


Avez-vous des vieux cahiers où vous relisez de temps à autres, un peu de votre vie d’hier ? Connaissez-vous le charme qui se dégage des lignes que vous avez écrites il y a trois, quatre, six, sept ans ?… Vous ouvrez les pages noircies de lettres pressées. Vous restez là, d’abord pensive devant l’ensemble d’une écriture différente de celle que vous avez aujourd’hui. Vous vous étonnez d’avoir tant changé, et, en relisant cet autrefois, vous revoyez une petite personne qui pensait autrement que vous ne pensez, qui voyait toutes les choses d’un autre œil, plus optimiste, plus jeune, tellement plus jeune !

Vous tombez sur le récit d’une tristesse ou d’un malheur. Vous vous rappelez. Les détails d’eux-mêmes reviennent à votre mémoire. Vous retrouvez une impression de détresse ressentie près de telle fenêtre, devant tel paysage, ou une heure de piété profonde en face de votre peine, une heure de prière suppliante dans l’obscurité d’une église qui fut votre paroisse et qui ne l’est plus. Puis, vous suivez votre histoire de page en page et, plus loin, est-ce que vous ne voyez pas la paix et la joie revenues en vous et chez vous ?

Ailleurs, vous évoquez, par exemple, une promenade d’antan, si vous lisez tout simplement : « Aujourd’hui, je suis allée dans la montagne avec mes amies Jeanne et Georgette ». Vous étiez gaies toutes les trois. Vous aviez sans cesse le fou rire. Vous faisiez des projets impossibles en voyant passer près de vous, sur la route tournante du Mont-Royal, de jolies amazones sur de beaux chevaux. Vous pensiez — parce que vous étiez romanesques — à des scènes pareilles lues dans des livres. Vous en parliez. Vous étiez folles, et incomparablement jeunes. Grand Dieu, demain encore, n’alliez-vous pas reprendre votre sac d’école et vous en aller à la classe, où vous essaieriez de faire croire à une maîtresse — aimée pourtant — que vous saviez des leçons pas le moindrement apprises ?

À vrai dire, vous n’étiez pas paresseuses, mais vous préfériez à l’étude, la lecture ou les courses sur la montagne, à l’ombre des beaux arbres. Vous évitiez, tant que vous le pouviez, de pâlir sur des leçons de philosophie que vous ne compreniez pas. Et vous riez, en repensant à cela. Vous vous voyez debout, en robe noire d’élève, à votre rang, votre livre à la main, fermé sur votre index marquant la page à donner. Vous vous entendez réciter avec un aplomb simulé, digne d’admiration ! Combien de fois, Seigneur, n’aviez-vous appris que juste ce que vous supposiez être votre réponse ! et n’avez-vous pas parfois pincé le bras de la voisine, qui voulant faire du zèle, en récitait trop long ?

Menus détails des menus événements d’hier. Mais menus détails qui font sourire, amusent, donnent du charme au passé. Si vous avez des vieux cahiers, relisez-les par ces longues soirées d’hiver, relisez-les ! Vous rencontrerez bien quelques feuilles tournées en pleurant, mais vous en lirez d’autres où votre joie d’hier était ardente, pleine ; et celles-là l’emporteront sur les tristes, et vous sortirez de votre lecture ravigotée, amusée. Les souvenirs joyeux savent si bien nous persuader qu’ils étaient encore meilleurs qu’ils ne le furent ! Nous n’avons pas seulement, voyez-vous, la faculté d’illusions sur l’avenir, nous avons aussi celle des illusions sur le passé.