Couleur du temps (LeNormand)/« Grand’mère Audet »

Édition du Devoir (p. 131-134).

« Grand’mère Audet »


C’était l’été. Il faisait beau. Il faisait soleil. La mer bleue s’étendait au fond du paysage dans lequel s’en venait « Grand’mère Audet ».

En robe d’indienne foncée, un tablier à carreaux sur sa longue jupe à plis, petite vieille femme menue, elle approchait, portant à chaque bout de bras une chaudière vide. Un grand chapeau de paille noire préservait sa tête des rayons du jour, sa tête fine poussée en avant par son dos voûté.

Pour me saluer, elle eut un sourire maternel et gai ; puis soudain, avec une étincelle moqueuse dans les yeux, elle fit balancer ses chaudières et chantonna :

« Quand la boiteuse s’en va-t-au ruisseau,
A y va pas sans ses deux siaux ! »

Et ayant esquissé une révérence désuète, pendant que je riais, elle passa…

Mais longtemps après qu’elle fut passée, j’y pensais toujours. À soixante-dix-huit ans, d’une humeur douce et égale, d’une finesse rare, grand’mère Audet me charmait. À la voir, à la contempler si sereine, je me réjouissais de croire obstinément que la vie n’est pas si décevante, si l’on sait la vivre et si l’on est juste.

Les soirs d’été, au bruit des vagues qui roulaient sur la plage devant nous, grand’mère Audet racontait volontiers, bribe par bribe, son histoire. C’était un plaisir et une leçon de l’entendre. C’est une vieille et pure acadienne ; son langage, émaillé de vieux mots, est modulé d’accents d’une souplesse incomparable.

Elle a eu beaucoup de fils, beaucoup de filles. Un de ses garçons auprès d’elle a recueilli l’héritage paternel. Il cultive la belle terre que de père en fils les Audet cultivèrent.

Un autre était prêtre. Il avait à peine dépassé trente ans et venait d’être nommé curé, quand une fièvre maligne le tua. En nous parlant de ce deuil, grand’mère Audet était toute émue ; sa voix tremblait. Mais ensuite, elle regarda très loin dans les jours passés, et se mit à rappeler des petits faits de la jeunesse de son cher fils. « Il aimait bien la maison, continuait-elle. Quand il venait, il me disait toujours : Qu’on est bien, maman, chez nous ! Qu’on est bien ! »

Hélas, cette épreuve n’a pas été la seule dans la vie de grand’mère Audet. Elle a des filles mariées au loin et dont elle ne verra jamais ici-bas les enfants. Elle en a une qui est morte, laissant au monde des tout petits que grand’mère Audet a élevés. Le temps passe vite. Le plus vieux est maintenant conscrit. Quel sujet d’inquiétude !

Mais grand’mère Audet a l’âme forte, autant que le paysage dans lequel elle a vécu est grand. Elle éclaircit toutes les choses de la terre, avec sa foi profonde, avec son humble philosophie de chrétienne. S’il fait soleil, c’est le bon Dieu qui l’a voulu. S’il pleut, c’est encore Lui. Il faut prier pour mériter des grâces, il faut prier pour demander qu’il nous bénisse. Ce devoir accompli et si notre conscience est nette, s’Il nous afflige, c’est qu’Il le juge utile et nécessaire. Il faut alors se résigner, souffrir pour Lui, et attendre que, par sa miséricorde, l’orage s’éloigne de nous.

Touchante grand’mère Audet ! Matinale, elle était presque dès l’aube dans le jardin. Elle y restait de longues heures à chasser les mauvaises herbes. Le maître de la fromagerie voisine passait que déjà elle était inclinée sur sa besogne préférée. En riant, elle lui disait : « Ah ! Ah ! des fromagers, c’est plus heureux que des vieilles femmes, ça se lève bien plus tard ! »

L’après-midi la retrouvait souvent penchée sur les sillons. C’était l’heure des ébats dans les belles vagues. À entendre les cris, elle s’amusait. Lorsque nous passions, elle nous avouait qu’elle avait ri toute seule, parce que nos éclats de joie lui étaient parvenus.

Elle était contente de notre contentement. Et si quelqu’un souffrait, elle souffrait aussi. Et puis, lorsqu’elle ne travaillait ni au jardin, ni dans la maison, pour utiliser ses loisirs elle égrenait son chapelet. Il y a tant de mal à réparer. Sereine, douce, bonne et tendre, spirituelle et vive, grand’mère Audet, que vous avez de qualités ! Sont-ce les beaux paysages de votre pays qui vous ont fait l’âme si valeureuse ? Jamais vous n’avez vécu devant le pauvre horizon des villes ! Toute votre vie s’est écoulée au bord de cette immensité splendide de la baie des Chaleurs.

Heureuse grand’mère Audet !

Autour de vous, votre famille se continue. Je ne vous retrouverai peut-être plus ; mais, quand je reverrai votre calme village, si vos yeux se sont fermés, que Dieu, au moins, vous ait fait cette faveur de laisser en héritage à vos petites filles votre ressemblance morale : l’amour du sol, la fidélité à la terre des ancêtres, la suave religion des aïeules d’autrefois, demeurée si pure, si parfaite en vous.

Quel trésor plus enviable pour une race que de nombreuses « Grand’mère Audet » ?