Correspondance littéraire, philosophique et critique/éd. Garnier/Le Baron de Grimm

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 3-13).

LE BARON DE GRIMM

(ÉCRIT EN 1808)



La vie du baron de Grimm fut à la fois fort active et fort retirée, longtemps assez obscure, mais presque toujours en rapport avec les destinées les plus brillantes de son temps ; vers le déclin de l’âge, il se vit honoré des distinctions les plus flatteuses, parvint sans effort et sans intrigue à la faveur, aux dignités, et n’en resta pas moins fidèle à son caractère, à ses principes, s’écarta même le moins qu’il fut possible de la modestie et de la simplicité de ses premières habitudes, cependant sans affectation d’indépendance ou de singularité.

Tout ce que je sais de sa première jeunesse, c’est que, né à Ratisbonne, de parents respectables[1] mais d’une fortune médiocre, il fut envoyé de bonne heure à l’Université de Leipzig. Il y suivit surtout, avec une grande application, les leçons du célèbre Ernesti et très-particulièrement son cours sur les Offices de Cicéron. Je lui ai souvent entendu parler de la profonde impression que lui fit le point de vue sous lequel ce savant instituteur avait pris à tâche de présenter à ses élèves, et l’intention générale du meilleur des traités de morale pratique, et les détails où cette intention se trouve développée de la manière la plus lumineuse et la plus instructive, à l’usage des bons esprits de tous les siècles, mais très-spécialement à l’usage de la jeunesse romaine, appelée par les circonstances à l’exercice des premiers emplois de la république. Il semble que les idées puisées alors par le jeune Grimm, et dans cet immortel ouvrage, et dans les commentaires qui lui en avaient si bien fait saisir l’esprit, ont eu la plus grande influence, et sur ses principes, et sur la conduite de toute sa vie dans le monde.

Si je ne me trompe, c’est même avant d’avoir terminé le cours de ses études à l’Université de Leipzig que M. de Grimm, se livrant à ce délire poétique qui, dans la première jeunesse, a tant d’attrait pour toute imagination vive et passionnée, conçut le projet de travailler pour le théâtre, et composa une tragédie en cinq actes, intitulée Banise, qui, probablement, ne valait guère mieux que les tragédies qu’on faisait alors en Allemagne, mais qui n’en fut pas moins recueillie avec éloges dans le théâtre allemand du fameux Gottsched.

Je ne sais si c’est à cette espèce de succès qu’il dut l’avantage d’être choisi pour accompagner en France le comte de Friesen[2]. L’amitié qu’il avait inspirée à ce jeune seigneur allemand, dont l’esprit et le caractère étaient infiniment aimables, l’introduisit dans les plus brillantes sociétés de Paris. Le ton de ces sociétés, comme il me l’a dit lui-même, imposa d’abord excessivement à sa timidité, mais la finesse et la sagacité naturelle de son esprit n’en attirèrent pas moins l’attention de plusieurs des personnes qu’il eut le bonheur d’y rencontrer ; et dans ce nombre je dois distinguer d’abord M. le maréchal de Castries, Mme la comtesse de Blot, M. de Schomberg, qui ne cessèrent jamais de conserver pour lui la plus tendre estime.

Le tourbillon des plaisirs et des amusements de Paris, auxquels le comte de Friesen s’abandonna sans doute avec une facilité trop dangereuse, pourrait bien avoir abrégé ses jours. Il mourut à Paris, en laissant à son jeune ami les plus sensibles regrets. Mais, avant de mourir, il le fit recommander avec beaucoup d’instances à M. le duc d’Orléans qui lui donna, peu de temps après, une place que beaucoup de gens de lettres recherchaient alors comme une distinction honorable dans le monde, celle de secrétaire de ses commandements.

Vers la même époque, notre jeune littérateur allemand, qui dès lors ne s’occupa plus guère de littérature allemande, se lia de la manière la plus intime avec Diderot, à qui, dans la suite, il eut le bonheur de rendre de grands services ; avec J.‑J. Rousseau, dont il supporta les bizarreries plus longtemps qu’aucun autre de ses amis, mais qui, se laissant aller à la susceptibilité de son caractère, irritée encore par des jalousies et des tracasseries de femmes, n’en devint pas moins son plus mortel ennemi ; avec Duclos, d’Alembert, le baron d’Holbach, et tout le parti des encyclopédistes.

La grande part qu’il prit à la guerre de musique, et le Petit Prophète de Boemischbroda, qu’il publia durant la plus grande effervescence de cette fameuse lutte entre la nouvelle musique italienne et l’ancienne musique française, le mirent fort à la mode. Quoique Voltaire, en fait de musique, ne connût rien au-dessus des bergeries de Lulli, son goût exquis pour la bonne plaisanterie n’en fut pas moins sensible à la gaieté vive et piquante du Petit Prophète, et il écrivit dans le temps à Paris : « De quoi s’avise donc ce bohémien d’avoir plus d’esprit que nous ? »

Si le talent de M. de Grimm pour la plaisanterie lui réussit complètement dans cette circonstance, il le paya trop cher dans une autre. Les relations importantes qu’il avait acquises à Paris engagèrent la ville de Francfort à lui confier le soin de ses intérêts auprès de la cour de France. Une légère plaisanterie qu’il avait laissé échapper dans une de ses dépêches, sur la conduite de je ne sais quel ministre de Louis XV, avant d’arriver à son adresse, s’égara malheureusement dans les bureaux secrets de la poste et fut rapportée au ministre avec beaucoup de malveillance. On exigea de la ville de Francfort qu’elle choisît un autre chargé d’affaires, et M. de Grimm perdit ainsi, pour un mot plaisant, une place qui lui valait 24,000 livres par an. Mais sa considération personnelle n’en fut nullement altérée.

Je me rappellerais plus distinctement les circonstances d’une anecdote des premières années de son séjour à Paris, que je n’en dirais pas davantage, mais je ne dois pas la passer sous silence. Au milieu de toutes les distractions de la capitale du monde, notre jeune philosophe fut atteint tout à coup d’une passion telle qu’on n’en éprouve qu’au milieu des rêveries de la plus profonde solitude. Et pour qui ? Pour un objet auquel il n’osa jamais laisser soupçonner le mystère d’un culte aussi tendre que respectueux, pour une princesse allemande qui se trouvait alors à Paris et qui n’était, dit-on, ni jeune, ni jolie, ni même très-spirituelle[3]. Cet amour, pour être le plus pur, le plus discret, le plus platonique du monde, n’en dévorait pas moins son cœur et son imagination. Le premier de ses amis, qui, je ne sais par quel hasard, pénétra ce terrible secret, fut l’abbé Raynal. Les confidences qu’il ne put refuser alors au zèle d’un ami si profondément touché de sa passion et de son malheur, les lièrent plus intimement, et c’est à l’intérêt de cette liaison qu’il dut l’offre que lui fit l’abbé de lui céder sa correspondance littéraire avec quelques cours du nord et du midi de l’Allemagne, entreprise dont d’autres travaux ne lui permettaient plus de s’occuper avec assez de suite.

Vu la négligence avec laquelle l’abbé Raynal l’avait suivie depuis quelques années, cette correspondance était fort déchue. Mais grâce à son excellent esprit, à la finesse de son tact et de son goût, grâce encore à ses rapports avec plusieurs hommes de lettres de la première distinction, répandu comme il l’était dans les meilleures sociétés de Paris, M. de Grimm parvint bientôt à donner à cette gazette littéraire plus d’importance et plus d’intérêt qu’elle n’en avait jamais eu.

Cette correspondance, toute littéraire qu’elle était, enleva cependant M. de Grimm aux lettres ; elle ne lui laissa plus le loisir d’entreprondre des ouvrages auxquels il semblait appelé par le genre particulier, de son esprit et de son talent, et dont le succès eût placé peut-être son nom parmi les noms les plus distingués de cette époque de littérature. Mais la tâche à laquelle son amour-propre crut devoir sacrifier ces espérances lui présenta des dédommagements dont il eut lieu d’être satisfait, et sous plus d’un rapport. Entre ses mains, la correspondance que lui avait cédée l’abbé Raynal devint bientôt la source des relations les plus flatteuses et les plus intéressantes. Elle fut, en quelque sorte, plus utile encore aux autres qu’elle ne le fut à lui-même. Il eut le secret d’attirer l’attention des premières cours de l’Europe sur le mérite de plusieurs hommes de lettres et de plusieurs artistes qui lui furent redevables en partie et de leur fortune et de leur renommée. C’est par son entremise que Catherine II acheta la bibliothèque de Diderot, sous des conditions qui ne rappellent pas moins la grâce, la délicatesse, l’amabilité de cette auguste souveraine qu’elles n’attestent la magnanimité de son caractère. C’est encore par son entremise qu’elle fit l’acquisition du cabinet d’histoire naturelle de Mlle Clairon, dans la suite celle des pierres gravées de M. le duc d’Orléans[4] et de la bibliothèque de Voltaire. Il serait trop long de donner ici la liste complète de tous les hommes de lettres qui reçurent, par les mains de M. de Grimm, des marques plus ou moins précieuses de la bienveillance de cette princesse.

Que d’artistes distingués, tels que les Greuze, les Clérisseau, les Houdon, qui ne doivent qu’à l’intérêt que M. de Grimm sut inspirer en leur faveur les premiers, les plus utiles et les plus honorables travaux, dont ils furent chargés par les différentes cours auxquelles il adressait ses feuilles littéraires !

Ses relations avec ces différentes cours ne se bornèrent point à cette correspondance plus ou moins générale. Il se vit honoré d’un commerce de lettres plus particulier avec les premiers souverains et les plus grands ministres que l’on comptait en Europe, avec Frédéric le Grand, avec Catherine II[5], avec les rois de Suède et de Pologne, avec les ducs de Saxe-Gotha et de Weimar, avec le prince Henri de Prusse, avec le duc de Brunswick dont la carrière fut longtemps si brillante et les derniers jours si malheureux, avec le célèbre prince de Kaunitz. Il eut des liaisons suivies avec M. Necker, MM. de Vergennes, de Fersen, de Gemmingen, etc.

« Peu d’hommes, disait le roi de Prusse, connaissent les hommes aussi bien que Grimm, et moins d’hommes possèdent encore, au même degré que lui, le talent de vivre avec les grands et de s’en faire aimer, sans compromettre jamais, ni la franchise, ni l’indépendance de leur caractère. » Il avait en effet avec les grands, en leur parlant comme en leur écrivant, cette familiarité noble et timide, cette confiance réservée et respectueuse qui se laisse attirer et rassurer par le charme des qualités personnelles, mais qui n’oublie aucune des nuances d’égards et d’attentions qu’impose la supériorité du rang et de la naissance. Au goût qu’il avait naturellement pour tout ce qui lui paraissait neuf et original[6], pour tout ce qui portait un grand caractère de hardiesse et de liberté, M. de Grimm réunissait le sentiment le plus exquis de toutes les convenances et d’idées et de rapports de société. Il avait senti de bonne heure que l’esprit le plus utile dans le monde est l’esprit de conduite, et la nature l’avait doué de la disposition la plus propre à développer ce genre d’esprit, mélange heureux de finesse et de simplicité dans le choix des moyens et des procédés. Il savait attendre avec patience le moment d’agir lui-même, et le moment d’appeler à son aide le zèle et l’activité de ceux dont il avait besoin pour arriver à, son but.

Il avait déjà cinquante ans lorsqu’un genre d’ambition fort différent de celui dont s’était occupée sa première jeunesse parut l’entraîner dans une nouvelle carrière. Peut-être ce changement ne fut-il qu’un résultat des circonstances ; peut-être aussi celui d’une inquiétude vague qui lui faisait craindre de ne pas trouver dans la vieillesse assez de dédommagement des pertes qu’elle amène nécessairement, s’il n’allait pas au-devant d’elle avec ces ressources qu’on ne peut espérer que d’un certain degré de fortune et de considération extérieure.

C’est probablement dans cette vue qu’il entreprit quelques voyages en Allemagne pour y réchauffer l’intérêt qu’il était sûr d’avoir eu le bonheur d’inspirer aux amis puissants que lui avaient donné tout à la fois sa correspondance avec différents princes de l’Europe et les rapports plus particuliers qu’il avait été à portée de fournir avec plusieurs d’entre eux durant leur séjour à Paris, ou par d’autres relations plus intimes dans lesquelles il avait toujours justifié si parfaitement la confiance qu’on avait eue en lui.

Le duc de Saxe-Gotha n’oublia jamais le courage et le dévouement avec lequel il osa lui donner, dans une circonstance importante, un conseil très-sage, mais absolument contraire aux affections qui à cette époque avaient pris sur l’âme de ce prince l’ascendant le plus décidé. Quelque temps après le retour de M. de Grimm à Paris, il le nomma son ministre plénipotentiaire à la cour de France. Ce fut à peu près dans le même temps que notre philosophe reçut de la cour de Vienne le diplôme de baron du Saint-Empire, et dans la suite, de la cour de Pétersbourg le titre de conseiller d’État de Sa Majesté Impériale, et le grand cordon de la seconde classe de l’ordre de Saint-Wladimir, avec un traitement qui put l’aider à soutenir l’espèce de représentation qu’exigeait la réunion de ces différentes dignités.

Il n’était pas insensible sans doute à ce qu’il y avait de véritablement flatteur dans les distinctions dont il venait d’être honoré, mais il en jouissait avec la modestie de son bon esprit, et souriait quelquefois lui-même à la brillante métamorphose qu’il venait de subir dans un âge qui ne permet plus guère de se laisser éblouir par de vaines illusions. L’homme de cour n’avait pas cessé d’être philosophe, mais il l’était sans morgue, et sa philosophie, comme sa reconnaissance pour les faveurs de la fortune, était toujours de la plus aimable simplicité et du meilleur ton.

Avant de venir exercer à Paris les fonctions de sa nouvelle place, il fit encore un voyage en Allemagne, en Suisse, en Italie, et de Naples il se rendit à Pétersbourg pour y porter lui-même aux pieds de Catherine II l’hommage de ses respects et de sa reconnaissance. Cette princesse, qui goûtait infiniment le genre de son esprit, aurait désiré le retenir auprès d’elle ; mais des liens sacrés de devoir et d’amitié le rappelaient à Paris et ne lui permirent point d’accepter les offres brillantes qu’elle daigna lui faire alors.

Elle en parut d’abord blessée, mais sa magnanimité trouva bientôt dans les motifs mêmes qui l’empêchaient de céder à de si flatteuses instances de nouvelles raisons de lui conserver son estime, sa confiance, et ses bienveillantes bontés.

M. de Grimm avait fait le voyage d’Italie avec M. le comte de Romanzolf, aujourd’hui ministre de l’intérieur, et si je ne me trompe, il ne s’en sépara qu’après l’avoir ramené au sein de sa patrie et de sa famille ; mais ce que je sais bien sûrement, parce qu’il me l’a répété plus d’une fois, c’est que, malgré la très-grande différence d’âge qu’il y avait alors entre le jeune comte et lui, son âme n’avait jamais éprouvé pour aucun de ses anciens amis un attrait plus vif, un attachement plus profond. Ce fut, comme il le disait lui-même, sa dernière passion. Il aimait à citer un mot de lui qui avait aussi frappé très-particulièrement M. Necker. On venait de s’entretenir avec beaucoup d’admiration des projets qu’on supposait alors à Catherine II pour la conquête de la Grèce et de Constantinople. « J’ignore quelles sont les vues de ma souveraine, dit le jeune comte, mais l’empire de Russie est déjà si grand que, si l’on voulait en reculer à ce point les limites, il faudrait, pour pouvoir le gouverner, inventer quelque chose de plus subtil encore que tous les secrets du despotisme. »

Jean-Jacques a dit quelque part que le roi des hommes est le meilleur des amis. Quelques injures que ce même Jean-Jacques ait osé vomir dans la suite contre M. de Grimm, je ne sais s’il y eut jamais d’homme au monde qui eût mieux mérité cet éloge que lui. Si l’on en excepte le chagrin qu’ont pu lui faire les préventions et les calomnies du sombre misanthrope de Genève, peu d’êtres dans l’univers eurent autant à se féliciter que lui des faveurs de l’amitié. Que n’a-t-il pas fait pour elle ! que n’a-t-elle pas fait pour lui ! Les personnes dont sa fortune pouvait dépendre comme celles dont le sort n’a dépendu que de sa bienveillance, ont conservé pour lui l’attachement le plus parfait.

Je ne sais comment il s’est consolé des malheurs de sa première passion. Il l’éprouva dans un âge et dans un pays où l’on ne manque guère de consolations, et grâce à l’amabilité de son esprit et de son caractère, grâce aux agréments de sa figure[7], et de sa physionomie pleine de finesse et d’expression, sans doute il en dut manquer moins que personne.

Mais quel que puisse avoir, été le bonheur dont il a joui sous ce rapport, il est encore plus certain qu’il fut un exemple remarquable de zèle et de constance en amitié. Il fut pendant quarante ans l’ami le plus dévoué de sa première amie, Mme d’Espinay[8]. Il le fut jusqu’au dernier moment ; il le fut encore de sa petite-fille et de son arrière-petite-fille, et ne négligea rien de ce qui pouvait assurer de la manière la plus favorable leur établissement dans le monde.

Mais c’est aussi dans le sein de cette famille d’adoption qu’il a trouvé les soins les plus tendres et les plus fidèles. Il avait encore près de lui, dans les vingt dernières années de sa vie, Mlle de M.[9], qui, par la douceur de son attachement et par la constante égalité de son humeur a mérité de le soigner et d’en être chéri comme sa propre fille[10].

  1. Son père était superintendant ou doyen des églises luthériennes de ce pays.
    (Meister.)

    Frédéric-Melchior Grimm était né le 26 décembre 1723.

    M. le professeur F. Wolpaert a bien voulu nous communiquer son acte de baptême. En voici la traduction :

    « Acte de baptême. — Frédéric-Melchior, fils légitime de bien honorable et bien savant M. Grimm, prédicateur évangélique ici, et de sa femme Sibylle-Marguerite, fut baptisé le 26 septembre 1723 par M. Érasme-Sigismond Alkofer. Parrain, le-bien honorable et noble M. Frédéric Reinhardt, bourgeois et marchand d’ici en même temps qu’assesseur de la justice seigneuriale. »

  2. Auguste-Henri, comte de Friesen, neveu du maréchal de Saxe, obtint en France le brevet de mestre de camp et celui de maréchal de camp après le siége de Maestricht. Né en 1728. il mourut le 29 mars 1755, à peine âgé de vingt-sept ans.

    Les Mémoires de Besenval renferment de curieuses anecdotes sur lui et une très-jolie lettre datée de Dresde, moitié en vers et moitié en prose.

  3. Cette profonde et discrète passion rappelle, par son ardeur même, celle que Grimm ressentit pour Mlle Fel et dont Rousseau nous a laissé un récit célèbre (Confessions, 2e partie, livre VIII). Si invraisemblable que soit la léthargie dans laquelle serait alors tombé Grimm, elle a été acceptée sans contrôle par tous ceux qui se sont occupés de lui. Nous craignons bien qu’en ceci, comme en tout ce qui touche son ancien ami Rousseau n’ait été, selon l’énergique épithète de Sainte-Beuve, qu’un « menteur ».
  4. Extrait du procès-verbal de cette acquisition retrouvé aux Archives :

    L’an mil sept cent quatre-vingt-sept, le vingt-sept octobre,


    Nous Frédéric-Melchior, baron de Grimm et du Saint-Empire romain, chevalier grand-croix de la seconde classe de l’ordre impérial de Saint-Wladimir, conseiller d’État de S. M. l’Impératrice de toutes les Russies, chargé des ordres particuliers de Sa Majesté pour l’objet des présentes ;


    Et nous Jérôme-Joseph-Geoffroy de Limon, chevalier, seigneur de Drubec, Drumare, Blouville. Aiguillon, Crèvecœur, Thillard et autres lieux, gouverneur des ville et château de Touques, conseiller du Roi en ses conseils, contrôleur général des finances de S. A. R. monseigneur le duc d’Orléans, commissaire chargé des ordres exprès et des pouvoirs de S. A. R. monseigneur le duc d’Orléans,


    Soussignés,


    Nous étant rassemblés au Palais-Royal, pour procéder à la remise et au payement du cabinet des pierres gravées dépendantes de la succession de feu monseigneur le duc d’Orléans, acquis des Sérénissimes Princes et Princesses ses héritiers pour Sa Majesté Impériale, nous y avons procédé ainsi qu’il suit, en présence de M. l’abbé de La Chau, garde du cabinet des pierres gravées et bibliothécaire de feu monseigneur le duc d’Orléans, et de M. Galli, trésorier de S. A. R. monseigneur le duc d’Orléans.


    Chaque tiroir au nombre de vingt-huit, contenant en total quatorze cent soixante-huit pierres, ont été par nous vérifiés et reconnus conformes (sic) au catalogue imprimé dudit cabinet, emballés sous nos yeux, cordés et cachetés du cachet du commissaire de Sa Majesté Impériale et de celui de Son Altesse Sérénissime, remis par le commissaire de Son Altesse Sérénissime au commissaire de Sa Majesté Impériale, qui le reconnaît et s’en charge par le présent et en décharge M. l’abbé de La Chau.


    Et à l’instant le commissaire de Sa Majesté Impériale a remis en espèces et monnaie ayant cours la somme de quatre cent cinquante mille livres à M. Galli, qui le reconnaît et s’en charge par le présent, et s’oblige d’en compter à Son Altesse Sérénissime pour le prix dudit cabinet qui avait été convenu entre le fondé de pouvoirs de Sa Majesté Impériale et ceux des Sérénissimes Princes et Princesses, héritiers de feu monseigneur le duc d’Orléans, avant que Son Altesse Sérénissime se trouvât, par l’événement de l’acte de partage, maître et propriétaire de la succession mobilière du feu prince son père, et au moyen dudit payement le commissaire de Son Altesse Sérénissime quitte et décharge le commissaire de Sa Majesté Impériale et tous autres du prix dudit cabinet.


    Fait sextuple entre nous soussignés, savoir : deux expéditions pour le commissaire de S. M. l’Impératrice de Russie, pour lui servir de quittance et d’attestation que les pierres gravées qui lui ont été livrées sont exactement celles qui composaient le cabinet de feu monseigneur le duc d’Orléans, une expédition pour le commissaire de S. A. S. monseigneur le duc d’Orléans, pour lui servir de reconnaissance de la remise dudit cabinet, une expédition pour les archives de Son Altesse Sérénissime, une expédition pour M. l’abbé de La Chau, pour lui servir de décharge du dépôt qui avait été confié à sa garde, et la sixième expédition pour le trésorier de Son Altesse Sérénissime et lui servir de pièce justificative.


    À Paris, au Palais-Royal, le vingt-trois octobre mil sept cent quatre-vingt-sept.

    Le Baron de Grimm. Geoffroy de Limon.
    Galli. L’abbé de La Chau.
  5. Aux époques les plus remarquables d’un règne si rempli d’événements et de gloire, l’activité de cette auguste souveraine se plaisait à se délasser des soins du plus vaste empire en écrivant à M. de Grimm des lettres de douze et quinze pages, où la plaisanterie la plus légère et la plus piquante se trouvait mêlée aux vues les plus originales, aux réflexions les plus profondes. C’est pour s’assurer de ce précieux dépôt que M. de Grimm revint à Paris dans le moment où s’étaient manifestés les premiers symptômes du vandalisme révolutionnaire. Et c’est presque aussi le seul trésor qu’il parvint à sauver de ce terrible naufrage. Car, quoique revêtu d’un caractère qui devait faire de son domicile un asile inviolable, tout ce qu’il y avait laissé n’en devint pas moins la proie des brigands qui s’emparèrent de l’autorité souveraine et plongèrent la France et l’Europe dans un abîme de malheurs. (Meister.)
  6. Personne n’était plus touché que lui de la sublime simplicité d’Homère et des tragiques grecs, des beautés sauvages de Shakespeare et de Milton. Personne ne fut plus frappé de l’originalité des premières productions de Gœthe, de Herder et de Schiller. La couleur antique et naïve de Gessner, le charmant et vif sentiment avec lequel il en releva le mérite ne contribuèrent pas peu sans doute aux premiers succès qu’obtint notre Théocrite moderne en France aussi bien qu’en Allemagne. (Meister.)
  7. Il était d’un tempérament sanguin et d’un caractère naturellement facile et gai, quoique toujours avec beaucoup de réserve et de retenue. Il portait la hanche et l’épaule un peu de travers, mais sans mauvaise grâce. Son nez, pour être un peu gros et légèrement tourné, n’en avait pas moins l’expression la plus marquante de finesse et de sagacité. « Grimm, disait de lui une femme, a le nez tourné, mais c’est toujours du bon côté. » (Meister.)
  8. Mme de La Live d’Épinay, née d’Esclavelles, l’auteur des Conversations d’Émilie, ouvrage qui a obtenu le prix de l’Académie, que l’auteur d’Adèle et Théodore croyait mériter bien mieux.

    Avec toute sa piété, Mme de Genlis n’a jamais pu pardonner cette préférence ni à sa rivale, ni à ses juges. (Meister.)

  9. Mlle Antoinette Marchais, dont Grimm parle à deux reprises dans son Mémoire historique.
  10. La fin de sa vie a été cependant fort triste. Depuis près de deux ans il ne faisait plus que végéter très-péniblement, et ne s’est réveillé, pour ainsi dire, que pour sentir plus douloureusement l’approche du terme fatal.

    On pourrait croire qu’il avait eu le pressentiment de cette malheureuse fin. Après une maladie mortelle, dont le célèbre Tronchin l’avait tiré miraculeusement, il me dit, avec regret, dans sa convalescence et me l’a répété souvent depuis : « Vous verrez que j’aurai manqué le moment de me faire enterrer. » (Meister.)


    Voici deux documents officiels (que nous devons à l’obligeance de M. Pertsch), sur la mort et les obsèques de Grimm :

    Extrait du registre mortuaire
    de l’église ducale du château de Gotha.
    Avril 1807, fol. 60.

    Le 19 (dix-neuf décembre) à huit heures et demie du soir, en 1807 (mil huit cent sept) est mort de faiblesse Son Excellence Monsieur Frédéric-Melchior, Baron de Grimm, grand-croix de la seconde classe de l’ordre de Saint-Wladimir, conseiller d’Etat de Sa Majesté l’Empereur de toutes les Russies, autrefois ministre plénipotentiaire de Son Altesse le duc de Saxe-Gotha-Altembourg, à Paris, né le 28 septembre 1723, à Ratisbonne ; fut enterré sans cérémonie [littéralement : dans le silence] à Siebleben, le matin du 23 décembre 1807. Son âge était de quatre-vingt-quatre ans et trois mois.


    N. B. — Il n’a jamais été marié, et avait adopté la famille comtale française de Bueil, laquelle a ainsi hérité de tout ce qu’il a laissé.

    Extrait du registre mortuaire du village de Siebleben,
    près de Gotha.

    1807. Le vingt-huit décembre au matin, fut enterré dans notre cimetière, avec autorisation du Consistoire supérieur ducal, le corps de Son Excellence Monsieur le Conseiller intime Baron de Grimm. Le convoi funèbre vint de Gotha et fut accompagné de flambeaux. On paya pour la cérémonie à l’église 4 carolins (environ 94 fr.).