Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/8

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 101-106).
◄  VII.
IX.  ►

VIII

La comédie italienne a donné une pièce de M. Panard, intitulée les Tableaux[1]. Cet auteur a occupé pendant longtemps avec succès le théâtre de l’Opéra-Comique. Depuis la suppression de ce spectacle que l’intérêt seul des comédiens français plutôt que l’intérêt de la raison et des bonnes mœurs a occasionnée, M. Panard s’est réfugié quelquefois chez les comédiens italiens, asile ordinaire des auteurs parodistes ou de ceux dont le génie est borné à un certain genre de comédie sans intrigue et sans intérêt. Les Tableaux sont de ce genre, et il n’est guère possible d’en donner une idée juste. La déesse de la peinture s’applaudit de ce que Mars ne lui fait aucun tort et de ce qu’elle voit, au contraire, que son art est plus goûté que jamais. Elle est consultée tour à tour par un de ses élèves, par la Miniature, par le génie de la musique, par une écolière de Terpsichore, par un peintre et par la Poésie. Tous ces personnages forment chacun une scène qui n’a nulle liaison avec celle qui la précède ou qui la suit, et c’est ce que nous appelons des scènes à tiroir ; chaque scène produit différents portraits. Voici celui que la Poésie fait de Paris.


Dans la même maison, souvent au même étage,
Des bourgeois de Paris j’admire l’assemblage :
Sur un palier commun on y voit, d’un côté,
La sévère Honesta qui du voile de prude
Pour en tirer profit s’est fait une habitude ;
Dans l’autre appartement réside une beauté
Qui, vivant des bienfaits d’un amant vieux et riche,
Sous le joug apparent d’une tante postiche,
Se donne insolemment des airs de qualité.
L’intérêt, au premier, nage dans l’opulence ;
La candeur, près du toit, languit dans l’indigence.

Un étage plus bas, entre deux écrivains,
Loge un homme qui prête aux enfants de famille ;
Là c’est un médecin qui fait des orphelins,
Ici c’est de Thémis un suppôt qui les pille.

À proprement parler, cette peinture n’est point celle de Paris. C’est tout au plus celle des faubourgs ou de certains quartiers habités uniquement par le même peuple que l’auteur paraît assez bien connaître. Il semble que M. Panard n’ait jamais vu des palais et des hôtels que les façades ou les jardins, et qu’il n’ait jamais percé dans l’intérieur pour y voir ceux qui les habitent. Cette pièce a eu cependant le bonheur d’être reçue passablement par le public, quoiqu’elle ne soit point soutenue par ce style vif et épigrammatique nécessaire dans ces sortes de pièces pour en ôter l’insipidité naturelle. Ce qui a beaucoup contribué à son succès est le jeu d’une actrice d’environ dix ou douze ans nommée Camille, qui a fait le rôle de Terpsichore avec des grâces et une intelligence inimitables.

— Un livre de morale qu’on vient de publier me donne occasion de vous tracer le caractère de tous les ouvrages de ce genre qui ont eu et qui ont encore de la célébrité parmi nous :

1° Les Essais de Montaigne sont le plus ancien et, je crois, le meilleur de ces livres. Cet auteur fut un prodige de lumière et de philosophie dans un siècle de fanatisme et d’ignorance. La naïveté, la force, la vivacité, la profondeur, se trouvent réunies dans ces fameux Essais ; il y règne un désordre extrême, ce qui a fait dire très-finement et très-heureusement, ce me semble, que Montaigne est l’homme du monde qui sait le moins ce qu’il va dire et le mieux ce qu’il dit.

2° Les Maximes, du duc de La Rochefoucauld, renferment plus de choses que de mots. C’est, de tous nos livres, celui où il règne le plus de précision. L’auteur suppose que l’amour-propre est le principe de toutes nos actions. Il prétend que c’est le primun vivens et l’ultimum moriens et que quand on le chasse par la porte il rentre par la fenêtre. Ce seigneur était un des plus honnêtes hommes de son temps ; il fut fait grand-maître de la garde-robe de Louis XIV, qui lui écrivit cette lettre si fameuse parmi nous : « Je vous félicite connue votre ami du présent que je vous fais comme votre maître » Le mot du roi m’en rappelle un de M. de La Rochefoucauld qui vous plaira peut-être, quoique déplacé. On voulut donner le cordon bleu au maréchal de Catinat, qui le refusa parce qu’il ne pouvait pas faire les preuves de noblesse qui étaient nécessaires. La Rochefoucauld le pressant un jour de l’accepter, Catinat lui dit : « Je ne suis point homme de condition ; de qui voulez-vous que je me fasse descendre, de Catilina ? — Non, répondit La Rochefoucauld, mais de Caton, et personne ne s’avisera d’en douter. » Ce mot peint bien M. de Catinat comme un des meilleurs citoyens et des plus vertueux militaires qu’ait eus la France.

3° Les Essais de morale par Nicole sont encore un bon livre ; ils sont profonds, mais diffus, secs, quelquefois obscurs et toujours tristes ; il y règne une monotonie qui les rend ennuyeux. L’auteur était un homme simple qui voulait que M. Arnaud, son ami, qui jouissait d’une très-grande réputation, passât pour auteur de la Perpétuité de la foi, quoiqu’il ne le fût pas. Il dit finement à ce propos : « Ce n’est pas la vérité qui persuade les hommes, ce sont ceux qui la disent. »

4° La Bruyère, auteur des Mœurs de ce siècle, avait l’imagination vive, mais quelquefois peu réglée ; l’expression noble, mais quelquefois un peu guindée ; le pinceau hardi, mais quelquefois un peu outré. Les éclairs trop continuels de ce brillant écrivain fatiguent souvent. On l’accuse d’avoir, le premier, introduit ce style métaphorique, obscur, entortillé, qui dégrade depuis longtemps notre langue et notre littérature. On croirait en lisant ce livre, que l’auteur cherchait à imposer ; cependant c’était un homme modeste, qu’on a très-bien caractérisé en disant qu’il craignait toute ambition, même celle de montrer de l’esprit.

5° Les Sermons de Bourdaloue, que j’envisage ici purement comme un livre de mœurs, sont, à mon gré, le meilleur cours de morale qui ait été fait chez aucun peuple. C’est une suite de principes, de raisonnements, de conséquences, qu’on ne trouve pas ailleurs ; l’orateur, le philosophe, le théologien y marchent de pair. On est étonné, convaincu, entraîné, par cette lecture. Ce jésuite manque de ce que les mystiques appellent onction, et Mme de Maintenon, qui faisait profession de dévotion, disait de lui : « Il prêche assez bien pour me dégoûter de tous les autres prédicateurs, mais non pas assez bien pour remplir l’idée que j’ai d’un parfait orateur évangélique. »

6° La précision, la vérité, la netteté, caractérisent les Essais de littérature et de morale par l’abbé Trublet. On y voudrait souvent un peu plus de nouveauté dans la pensée et un peu plus de naturel dans l’expression. Il met trop souvent son esprit à la torture pour faire paraître neuf ce qui est vieux. Cet auteur a un talent singulier pour saisir le ridicule, ce qui fit dire à une de nos muses qui venait de lire ce livre : « L’abbé Trublet a bien de l’esprit, mais je ne voudrais pas souper avec lui. » L’ouvrage qui a occasionné ces jugements est intitulé Amusements de la raison[2], par l’abbé de La Tour, auteur d’une Vie d’Épaminondas. Ce livre renferme des maximes et des caractères sur divers sujets de morale et de goût. Les maximes sont presque toutes fausses ou triviales ; les caractères valent mieux, et beaucoup mieux. Cependant l’abbé est ordinairement burlesque quand il veut être plaisant, dur quand il veut être fort, plat quand il veut être naturel, obscur quand il veut être serré. Il règne en général, dans ce livre, un ton de gaieté qui le fait lire.

— Il paraît depuis quelques jours une Épître à Louise, en vers marotiques, par M. Marchand, avocat et auteur de la célèbre Requête du curé de Fontenoy[3]. Cette épître ne dément point la réputation de l’auteur. Elle est semée de mille traits ingénieux et nouveaux ; mais elle a le défaut d’être un peu trop longue et trop diffuse. Au reste, on est dédommagé.

— Quoique Saint-Évremond qualifie l’opéra de sottise chargée de musique, de danse, de machines, etc., je crois que vous me saurez gré de vous en faire l’histoire. Je commence par ce théâtre, je viendrai ensuite aux autres. Le théâtre lyrique n’a commencé qu’en 1645. Le cardinal Mazarin, qui en est l’inventeur, fit venir des acteurs d’Italie pour représenter le ballet de la Festa teatrale della finta pazza. Il fut exécuté comme un simple ballet. En 1647, l’opéra devint plus brillant. La tragédie d’Orphée et Eurydice fut honorée la première de décorations de machines et d’habits. La nouveauté est la folie du Français. Ce spectacle le charma. Peu de temps après, l’abbé Perrin composa une pastorale en vers français, qu’il fit mettre en musique par Cambert. Elle fut représentée devant le roi à Vincennes ; ce fut alors pour la première fois, depuis les Grecs et les Romains, qu’on entendit un concert de flûtes. Le ministre, jaloux de plus en plus de procurer à son maître un spectacle plus grand et plus digne de sa cour, saisit l’occasion du mariage du roi, en 1660, et fit représenter, avec une dépense et une magnificence incroyables, la tragédie d’Ercule amante. Le roi et la reine y dansèrent avec plusieurs seigneurs et dames de la cour. C’est à cet opéra qu’on doit rapporter l’usage des prologues. Ce serait bien ici le lieu de décider lequel, de Richelieu ou de Mazarin, a fondé la meilleure Académie ; mais, sans qu’il soit besoin de discussion, on peut assurer que l’Académie française ennuie presque toujours et que l’Académie royale de musique amuse et plaît toujours, soit par la beauté de la musique, soit par le brillant du spectacle en lui-même. Il y a pourtant une chose commune aux deux académies, c’est qu’on ne lit plus les discours de l’une et les opéras de l’autre quand ils sont une fois recueillis. Mais revenons à notre sujet ; il est assez étrange que ce soit à un cardinal et à un abbé que l’opéra doive sa naissance, et plus singulier encore qu’on l’ait peuplé des plus célèbres musiciens de nos églises, ce qu’il est impossible de concilier avec le préjugé que nous avons en France de regarder les acteurs, soit de l’opéra, soit de la comédie, comme indignes de la communion. On serait porté à croire que l’abbé Perrin s’est enrichi à ce métier ; mais par une fatalité jusqu’à présent trop ordinaire aux directeurs de l’Opéra, ce pauvre abbé mourut en prison, accablé de dettes et de misère. L’air qu’on respire à l’Opéra est un air destructeur, et il faut être toujours en garde contre une multitude de divinités qui ne cherchent qu’à vous accabler de bonheur, de plaisir et de volupté. Peut-être l’abbé méprisa-t-il le danger, peut-être aussi voulut-il pousser trop loin la magnificence pour plaire au public, et que, par ce moyen, la dépense excéda beaucoup la recette. J’adopte volontiers cette pensée comme étant plus conforme à la vérité. Perrin finit sa carrière par l’opéra d’Ariane, dont les paroles ne valaient rien mais qui réussit pourtant beaucoup. On y voyait, dit Saint-Évremond, les machines avec surprise, les danses avec plaisir ; on entendait le chant avec agrément, mais les paroles avec dégoût. Ce qui confirme presque le sentiment du seul homme que nous ayons aujourd’hui en France pour la musique, M. Rameau, qui ne croit pas que les paroles d’un opéra contribuent au succès de ce divertissement, sentiment un peu humiliant pour les poëtes qui ont contre eux l’expérience. Tel fut le commencement du théâtre lyrique. Lulli et Quinault s’en saisirent dans ces circonstances : ces deux hommes uniques méritent d’être connus. Ce sera pour la première lettre que j’aurai l’honneur de vous écrire.

  1. Comédie en un acte et en vers, représentée le 18 septembre 1747.
  2. Paris, 1747, 2 vol. in-12.
  3. Cette facétie a été attribuée aussi au poëte Roy.