Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/43

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 271-277).
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XLIII

On vient d’imprimer une petite comédie qui n’a point été représentée. L’auteur, qui a gardé l’anonyme, est M.  Poullain de Saint-Foix, très-connu par les comédies de l’Oracle, des Grâces et plusieurs autres très-estimées ; il vient de les recueillir en deux petits volumes. Celle-ci a pour titre le Rival supposé[1]. Peut-être n’aurait-elle point réussi au théâtre. Le fond du sujet, très-intéressant par lui-même, est un peu usé, et la pièce, écrite avec plus d’élégance que de vivacité, est dès lors plus ingénieuse que comique. Il s’agit d’un roi d’Aragon, qui est devenu amoureux d’une fille de qualité sur son portrait, qui s’en fait aimer sous le nom d’un de ses courtisans, et qui lui fait dire que le roi veut l’épouser. C’est pour elle une nouvelle désagréable ; plus tendre qu’ambitieuse, Léonore refuse le roi et continue d’aimer le prétendu courtisan. C’est l’intrigue de la fameuse pastorale d’Issé, opéra de feu M.  Houdard de La Motte. Léonore a un père qui pense aussi noblement qu’elle, et qui approuve le refus qu’elle fait d’une couronne ; à sa probité et à sa grandeur d’âme il joint un peu de misanthropie. C’est un vieux seigneur retiré dans ses terres, et qui y vit très-heureux. Il a vécu à la cour, qu’il connaît à merveille et qu’il peint assez plaisamment. Le peu de comique qu’il y a dans la pièce roule sur lui et sur la suivante. Peut-être même que le rôle de cette fille est le meilleur ; intéressée et même ambitionnée à sa manière, elle désirerait fort d’être auprès d’une reine. L’exposition n’a peut-être pas assez d’art, elle se fait dans la première scène, entre le roi et un de ses courtisans, le confident de son amour ; sur ce que le roi lui dit qu’il craint de ne pas réussir auprès de la belle au portrait, le confident, pour lui donner de l’espérance, lui rappelle tout ce qui s’est passé jusqu’ici et tout ce qu’il faut que le spectateur sache. Mais comme le roi le sait parfaitement, il semble que ce détail est beaucoup trop long pour lui, quoiqu’il ne le soit pas trop pour le spectateur.

L’auteur avertit qu’il sent bien que la comédie aurait été intitulée avec plus de justesse le Portrait, ou le Rival de soi-même, mais il y a déjà d’autres comédies sous ces deux titres.

— Tout Paris, qui s’enivre assez aisément de petits objets, est maintenant occupé d’une espèce d’animal appelé rhinocéros. M. Ladvocat, bibliothécaire de Sorbonne, a recueilli à cette occasion tout ce que les naturalistes, les voyageurs et les historiens disent de cet animal[2]. Cet écrivain dit que le rhinocéros est le plus grand des animaux à quatre pieds après l’éléphant. On prétend que celui qu’on montre à Paris pèse 5,000 livres. Il est certain qu’il a dix pieds de longueur depuis les oreilles jusqu’au fondement, et dix de circonférence en le mesurant par le milieu du corps : sa hauteur est de cinq pieds quatre pouces. Les États du grand Mogol sont ceux où il se trouve le plus de rhinocéros. Celui qui est à Paris a été pris dans la province d’Achem, qui fait partie des États du roi d’Ava. Il a été amené en Hollande par mer, de là en Allemagne, et d’Allemagne en France. Pour le transporter par terre on s’est servi d’une voiture couverte traînée quelquefois par vingt chevaux. Il mange par jour jusqu’à soixante livres de foin et vingt livres de pain, et il boit quatorze seaux d’eau. Il aime tout, excepté la viande et le poisson. Il paraît que jusqu’ici le rhinocéros n’a pas été d’une grande utilité. Les Romains se servaient de la corne de cet animal, qui est fort grande, pour y conserver les huiles et les parfums qui leur servaient pour leurs bains. Les Indiens regardent toutes les parties du rhinocéros comme un antidote souverain contre le poison et le venin ; c’est leur thériaque. Avant que Pompée donnât au peuple romain le spectacle du rhinocéros, on n’en avait point vu en Europe. Dans la suite on en fit souvent paraître dans le cirque. Le premier dont il est parlé depuis la décadence de l’empire romain est celui qui combattit à Lisbonne contre un éléphant, en 1515. On en fit voir un à Londres en 1684, mais il ne paraît pas qu’on en ait jamais mené en Allemagne ni en France avant celui qu’on montre actuellement à Paris.

M.  de La Chaussée a donné au Théâtre-Français une comédie en cinq actes et en vers intitulée l’École de la jeunesse[3]. En voici le sujet ; Clairval, jeune seigneur fort riche, s’est trouvé son maître de bonne heure et a débuté dans le monde en petit-maître déterminé. Il a eu toutes les passions, et s’y est livré avec excès sans rien faire pourtant contre la probité ni contre l’honneur. À l’âge de vingt-huit ans, il prend le nom de Clarendon et change entièrement de conduite. À son retour de l’armée où il s’est distingué par des actions héroïques, il est conduit par Damon, son ami, à la campagne de la mère d’une fille de qualité, nommée Orphise, avec laquelle on avait parlé autrefois de le marier. Il n’a pas plutôt vu cette jeune personne qu’il prend la résolution de l’épouser, mais il y voit un grand obstacle. La comtesse, mère d’Orphise, a conçu une horreur invincible pour Clairval sur ce qu’elle en a ouï dire, et en parle avec le dernier mépris devant Clarendon qu’elle ne connaît pas pour être le même que Clairval. Celui-ci, qui sait qu’on a demandé des éclaircissements sur son compte, prévoit bien qu’on va apprendre qu’il est ce Clairval dont on méprise si fort les mœurs. La triste situation où il se trouve en ces circonstances est ce qui forme l’intérêt de la pièce, et ce qui en a donné le nom. À la fin, les choses tournent en bien et le mariage a lieu, parce qu’en même temps que la comtesse apprend que Clarendon est Clairval, elle est instruite qu’il a fait de belles actions qui effacent les errements de sa jeunesse.

Cette pièce ressemble à toutes celles de La Chaussée, excepté qu’elle est moins intéressante. Nulle gaieté, point de comique, fort peu d’action et encore moins de vraisemblance. Un style qui n’est ni vers, ni prose. C’est toujours de la morale de cet auteur, c’est-à-dire la plus triste et la plus commune. Clarendon y a les remords que donnent les grands crimes, et il n’a commis que quelques égarements de jeunesse. Après tout, le plus grand défaut de cette comédie c’est qu’on en aperçoit d’abord le dénoûment, de sorte que le spectateur, n’étant point inquiet du sort de Clarendon, ne saurait s’y intéresser.

Le genre de La Chaussée est assez singulier, et c’est toujours une espèce de mérite. Cet auteur, ne se sentant pas le talent de travailler dans le genre reçu, a voulu se faire une route nouvelle. Molière trouvait les ridicules, et les corrigeait en amusant ; La Chaussée peint la vertu, et invite à l’imiter ; ses pièces ne respirent que les bonnes mœurs et une espèce d’austérité en fait de morale. Cela n’est point plaisant, mais c’est satisfaisant pour les gens qui n’ont jamais eu de passions bien vives, ou qui en sont revenus. Malheureusement pour La Chaussée, ceux qui fréquentent les spectacles ne sont pas, la plupart, de ce nombre‑là. Dans le temps que Voltaire était ami de La Chaussée, il prit la défense de son genre dans ce vers :

Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux.

Nous n’avons point eu d’hiver cette année à Paris, et on a criant encore avec raison que la récolte ne fût emportée par une chaleur prématurée. Un froid vif s’est fait sentir deux jours après que M.  Nivelle de La Chaussée a eu donné sa pièce, ce qui nous a valu l’impromptu suivant de Piron, que je lui ai vu faire un jour que nous dînions ensemble :

Chaleur subite
Faisant trop vite
Pousser le blé,
Monsieur Nivelle
À dit qu’il gèle,
Il a gelé.

Ces paroles ont été faites sur l’air de la cantate de Fuzelier, intitulée les Songes, et qui commence ainsi :

L’amant fidèle,
Loin de sa belle,
La voit toujours ;
Tout parle d’elle,
Tout lui rappelle
Ses heureux jours.

Un des personnages de l’École de la jeunesse dit à la comtesse :

En passant par ici j’ai cru de mon devoir
De joindre le plaisir à l’honneur de vous voir.

Ces deux vers ont paru si ridicules qu’un jour que je dînais avec cinq ou six hommes de lettres, quelqu’un proposa d’aller chez l’auteur et de lui laisser chacun une carte avec ces deux vers et notre nom au bas. La chose parut plaisante et on l’exécuta, ce qui a beaucoup mortifié La Chaussée.

— Dans le temps que La Chaussée échouait au Théâtre-Français avec une mauvaise pièce, Boissy réussissait au Théâtre-Italien avec trois ou quatre scènes sur le retour de la paix, dans lesquelles il n’y a pas le sens commun. On a fait à ce propos un madrigal dont Boissy est fortement soupçonné d’être l’auteur. Le voici : pour l’entendre, il faut se souvenir que l’École de la jeunesse était intitulée originairement le Retour sur soi‑même.

Du public sur lui-même un retour équitable
Du pA fait proscrire avec raison
DuLa triste école et le nouveau sermon
De ce triste Héraclite au style pitoyable,
Du pEt couronner d’un doux succès
L’ingénieux auteur qui célèbre la paix.
DuPour les beaux-arts augure favorable,
Du pQu’ils s’en réjouissent partout ;
De cette heureuse paix le retour agréable
Vient d’être enfin suivi du retour au bon goût.

— Je viens de recevoir l’Histoire de Louis XIV, depuis la mort du cardinal Mazarin jusqu’à la paix de Nimègue, par le célèbre Pellisson[4]. J’aurai l’honneur de vous entretenir de cet ouvrage qui paraît pour la première fois. On publie avec grand mystère un ouvrage traduit de l’anglais, intitulé Recherches sur l’Origine des idées que nous avons de la beauté et de la vertu. Je vais voir ce que c’est que la métaphysique de cet ouvrage. — Un libraire de Hollande vient de donner un livre intitulé l’Asiatique tolérant, qui roule sur la cour de France ; il est de la même main que les Anecdotes de la cour de Perse.


chanson nouvelle.
sur l’air d’Épicure.

Avouez, Iris, sans scrupule
Un peu de singularité ;
Quoique ce soit un ridicule,
Rien ne sied mieux à la beauté.
Sitôt qu’une femme est jolie
Tout ce qu’elle fait est charmant,
Un caprice, une fantaisie
Devient en elle un agrément.

Brillez en habit d’amazone,
Offrez à nos yeux tour à tour
Les traits, les charmes de Bellone,
Et ceux de la mère d’Amour.

De votre sexe ayez les grâces,
Du nôtre ayez les sentiments,
Et faites toujours sur vos traces
Voir autant d’amis que d’amants.

Puisque nature vous a faite
Pour nous plaire et pour nous charmer,
Sans être prude ni coquette
Jouissez du plaisir d’aimer.
Quand au goût l’on joint la prudence
On peut contenter ses désirs,
Et, sans choquer la bienséance,
Se livrer aux plus doux plaisirs.

Que les préjugés et l’usage
Règlent les sots, les paresseux ;
Quoiqu’ils soient suivis par le sage,
Il sait se mettre au-dessus d’eux.
Ce n’est qu’une faible barrière
Qu’il faut franchir sans s’alarmer ;
Ce sont de ces grands de la terre
Que l’on respecte sans aimer.

Laissez votre sexe timide
Obéir à d’injustes lois,
Et, quoi que le nôtre en décide,
Usez toujours de tous vos droits.
Avec tant d’esprit et si belle
Pouvez-vous rien faire de mal ?
Non, ne prenez point de modèle,
Soyez vous-même original.

  1. Paris, Prault fils, 1749, in-12.
  2. Lettre sur le rhinocéros à M***, membre de la Société royale de Londres. Paris, 1749, in-8o.
  3. Cette comédie n’a été imprimée que dans la nouvelle édition des Œuvres de La Chaussée, donnée par Sablier. Paris, 1762, 3 vol. in-12.
  4. Paris, 1749, 1 vol. in-12.