Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/41

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 262-266).
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XLI

J’eus l’honneur de vous entretenir de Sémiramis lorsqu’elle parut sur le Théâtre-Français. Cette célèbre pièce, qui partagea Paris et qui excita une espèce de guerre civile parmi les beaux esprits, était semée de quelques beautés poétiques et de beaucoup de défauts choquants. On voulut jeter du ridicule sur l’ouvrage et sur l’auteur par une espèce de parodie dont les comédiens italiens se promettaient le plus grand succès. Voltaire, qui fut averti à temps qu’on méditait de l’exposer à la risée publique, réussit à détourner ce malheur par une lettre qu’il écrivit à la reine, et qui ne fit guère moins de bruit que la tragédie elle-même. Je crois vous faire plaisir en copiant ici cette singularité.


Madame,

« Je me jette aux pieds de Votre Majesté. Vous n’assistez au spectacle que par condescendance pour votre auguste rang, et c’est un des sacrifices que votre vertu fait aux bienséances du monde. J’implore cette vertu même, et je la conjure avec la plus vive douleur de ne pas souffrir que ces spectacles soient déshonorés par une satire odieuse qu’on veut faire contre moi à Fontainebleau, sous vos yeux. La tragédie de Sémiramis est fondée d’un bout à l’autre sur la morale la plus pure, et par là, du moins, elle peut s’attendre à votre protection.

« Daignez considérer, madame, que je suis domestique du roi, et par conséquent le vôtre. Mes camarades, les gentilshommes ordinaires du roi, dont plusieurs sont employés dans les cours étrangères, et d’autres dans des places très-honorables, m’obligeront à me défaire de ma charge, si j’essuie devant eux et devant toute la famille royale un avilissement aussi cruel. Je conjure Votre Majesté par la grandeur de son âme, et par sa piété, de ne pas me livrer ainsi à mes ennemis ouverts et cachés, qui, après m’avoir poursuivi par les calomnies les plus atroces, veulent me perdre par une flétrissure publique.

« Daignez envisager, madame, que ces parodies satiriques ont été défendues à Paris pendant plusieurs années. Faut-il qu’on les renouvelle pour moi seul sous les yeux de Votre Majesté ? Elle ne souffre pas la médisance dans un cabinet, l’autorisera‑t-elle devant toute la cour ? Non, madame ; votre cœur est trop juste pour ne pas se laisser toucher par mes prières et par ma douleur, et pour faire mourir de douleur et de honte un ancien serviteur et le premier sur lequel sont tombées vos bontés.

« Un mot de votre bouche, madame, à M.  le duc de Fleury et à M.  de Maurepas suffira pour empêcher un scandale dont les suites me perdraient. J’espère de votre humanité qu’elle sera touchée de mon état et qu’après avoir peint la vertu, je serai protégé par elle. »

La lettre de Voltaire produisit l’effet que ce grand poëte s’en était promis. La parodie fut alors condamnée à l’oubli, mais l’impression l’en a tirée depuis environ huit jours. Elle a paru sous ce titre : Sémiramis en cinq actes[1].

L’auteur a imaginé de mettre cette critique en vers et d’en faire une espèce de tragédie dont les personnages sont Sémiramis, l’Exposition, le Dénoûment, l’Intérêt, la Pitié, la Cabale, les Remords, l’Action, le Nœud, les Fictions, le Style, la Terreur, la Langueur, la Décoration, l’Ombre du grand Corneille, plusieurs Beautés, troupe de Défauts. Le nom de tous ces acteurs rappelle à qui a vu la pièce quelqu’une des irrégularités ou même quelqu’un des ridicules les plus marqués de ce poëme. M.  de Voltaire a refait deux actes entiers de cette pièce qui sera rejouée après Pâques. Le théâtre de la Comédie-Française sera occupé durant le carême par une comédie de La Chaussée, intitulée d’abord le Retour sur soi-même, et maintenant l’École de la jeunesse. On assure que c’est la pièce la plus triste que cet ennuyeux père du comique larmoyant ait encore donnée.

— Les comédiens italiens ont donné une rapsodie intitulée la Cabale[2]. C’est une espèce de comédie à scènes épisodiques, dans laquelle cinq ou six personnages viennent très-platement et très-ennuyeusement demander à la cabale sa protection pour eux et sa haine pour leurs ennemis. M.  de Saint-Foix, l’élégant auteur de l’Oracle et des Grâces a fait, on ne sait comment, le ridicule barbouillage que j’ai l’honneur de vous annoncer.

— Samedi, 1er février, les Comédiens français donnèrent pour la dernière fois le Catilina après vingt représentations. M.  le maréchal de Saxe, qui s’y trouva, voulant paraître content de l’ouvrage et étant mécontent des acteurs, dit tout haut à l’auteur : « Il faut, Crébillon, que vous soyez un grand général pour gagner une bataille avec de pareilles troupes. » Ce mot militaire, qui a extrêmement réussi, a rappelé celui que Crébillon avait dit au maréchal au temps de la première représentation. Ce grand général, ne trouvant point de place, demanda une loge à l’auteur : « Vous êtes le maître, lui dit Crébillon, de vous en procurer une ; vous n’avez qu’à l’emporter l’épée à la main. »

— Voici un phénomène littéraire qui fait du bruit à Paris, et qui en ferait peut-être plus encore dans d’autres pays. Un tisserand de la ville du Mans[3] vient de traduire en vers latins le poëme plus connu qu’estimé de M.  Racine sur la religion. On a lu quelque chose de cette traduction à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, et on n’a pas été mécontent, M.  le chancelier, qui est instruit régulièrement de tout ce qui se passe dans la littérature, n’a pas plus tôt appris ce qui regardait l’ouvrier du Mans qu’il lui a envoyé dix pistoles. La médiocrité de ce présent vous portera sans doute à juger que le chef de notre justice étend trop loin le proverbe de Charles IX, qui avait accoutumé de dire qu’il fallait bien nourrir les poëtes, mais qu’il ne les fallait pas engraisser.

— Il n’y a point d’étude aussi négligée en France que celle du droit public. Le peu d’ouvrages que nous avons sur cette matière sont fort mauvais, et quand même ils auraient été bons, ils n’auraient pas été lus. Il fallait un très-grand homme, et, qui bien plus est, un homme à la mode, pour changer sur cela le goût de la nation. M.  le président de Montesquieu vient d’opérer ce changement. Ce livre, intitulé l’Esprit des lois, imprimé depuis quelques mois à Genève et réimprimé depuis peu de jours furtivement à Paris, a tourné la tête à tous les Français. On trouve également cet ouvrage dans le cabinet de nos savants et sur la toilette de nos dames et de nos petits-maîtres. Je ne sais si l’enthousiasme sera long, mais il est certain qu’il ne peut pas être poussé plus loin. J’aurai l’honneur de vous entretenir, dans ma première lettre, de cet important ouvrage. Je vous dirai, avec ma candeur ordinaire, l’impression qu’il aura faite sur moi et le jugement que nos connaisseurs en auront porté. On instruit son procès ; peut-être n’avons-nous pas beaucoup de juges capables de le juger.

— Il n’y a point eu d’hiver depuis longtemps qui ait moins donné d’ouvrages à la nation que celui-ci. On nous promet pourtant deux histoires assez importantes : la première est du célèbre Pelisson ; elle contiendra ce qui s’est passé depuis la paix des Pyrénées jusqu’au traité de Nimègue, et paraîtra au commencement du carême. La seconde est l’Histoire de Pologne, par M.  le chevalier de Solignac, secrétaire des commandements du roi Stanislas ; cinq des dix volumes in-12 que doit avoir cette histoire seront publiés avant Pâques.

— Un de nos amis me dit l’autre jour l’épitaphe qu’il avait faite d’un auteur qu’il ne me voulut pas nommer ; je vais la transcrire ici parce qu’elle m’a paru plaisante :

Il étaSous ce tombeau gît un auteur
Il étaDont en deux mots voici l’histoire :
Il était ignorant comme un prédicateur
Il étaEt malin comme un auditoire.

  1. Sémiramis, tragédie en cinq actes (par Montipny), Amsterdam, 1749, petit in-8.
  2. Imprimée au tome III des Œuvres du théâtre de Saint-Foix, 1772, in-12.
  3. Étienne Bréard. Des fragments de cette traduction ont été insérés dans les Essais historiques sur le Maine, de P. Renouard, 1811, 2 vol. in-12.