Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/4

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 82-86).
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IV

Depuis qu’on ne lit plus, qu’on n’entend plus en France les Grecs et les Romains, nos compilateurs ont consacré leurs veilles aux poëtes français. On vient de vous donner un troisième commentaire sur Despréaux. Brossette, homme doux et modeste, ami et confident de son héros, a ouvert avec succès la carrière. Il nous a rendu bonnement les conversations qu’il avait eues avec Boileau. L’abbé Souchay, qui, ne pouvant avoir de l’esprit, cherchait à trafiquer celui des autres, redonna les notes de Brossette avec quelques changements puérils ou ridicules. Un trait de plaisanterie vous fera voir qu’on comptait pour rien le travail du nouvel éditeur. Il eut le courage de briguer une place à l’Académie française, et il fit les visites qui sont d’usage en ces occasions. Il venait d’être renvoyé à la porte du duc de Villars, lorsque Piron arriva chez ce seigneur. « Qu’est-ce qu’un abbé Souchay, qui demande à être reçu à l’Académie, a écrit ? dit le duc au poëte. — Son nom à votre porte, » répliqua Piron.

M. de Saint-Marc vient de nous donner une nouvelle et belle édition du texte et des commentaires avec quelques additions. Comme le commentaire de Brossette est fort répandu, je suppose que vous l’avez vu ; ainsi je vais rédiger tout ce que les deux autres, moins connus, renferment de particulier et d’agréable.

Au Rapport de Despréaux, Mme de La Fayette comparait un traducteur à un laquais que sa maîtresse envoie faire un compliment à quelqu’un. Ce que sa maîtresse lui aura dit en termes polis, il va le rendre grossièrement, il l’estropie.

Despréaux, pressé par une dame de faire un quatrain sur la conquête de Mons par Louis XIV, imagina ces quatre vers qu’il lui dit :


Mons était, dit-on, pucelle,
Qu’un roi gardait avec le dernier soin ;
Louis le Grand en eut besoin,
Mons se rendit : vous auriez fait comme elle.


Racine et Despréaux ne savaient que parler de vers. C’est sur eux qu’est faite la maxime de La Rochefoucauld qui dit : « C’est une grande pauvreté que de n’avoir qu’une sorte d’esprit. » Voici des vers très-agréables qu’on a faits pour être mis au-dessous du portrait de Despréaux :


Tel fut notre grand satirique.
Quiconque à la rime s’applique
Doit avoir un portrait si beau,
Et pour mieux se tenir en garde,
Écrire au-dessus du tableau :
« Rimeur, Despréaux te regarde ! »


Le maréchal de La Feuillade montra un sonnet à Despréaux qui le trouva mauvais : « "Vous êtes bien délicat, lui dit La Feuillade, de ne pas approuver ce que le roi a trouvé bon. — Je ne doute pas, répliqua Despréaux, que le roi ne soit très-expert à prendre des villes et à gagner des batailles, mais avec votre permission, je crois me connaître en vers aussi bien que lui. » Là-dessus, le maréchal accourut chez le roi et lui dit d’un air impétueux : « Sire, n’admirez-vous pas l’insolence de Despréaux qui dit se connaître en vers un peu mieux que Votre Majesté ? — Oh ! pour cela, répondit le roi, je suis fâché de vous dire qu’il a raison. »

Le prince de Conti engagea, pour ainsi parler, la querelle des anciens et des modernes en disant : « Si Despréaux ne répond pas à Perrault, j’irai moi-même à l’Académie française, et j’écrirai à sa place : Tu dors, Brutus. » Quoique Dacier fût idolâtre des anciens, Despréaux n’en faisait point de cas et disait de lui : « C’est un homme qui fuit les Grâces, et les Grâces le fuient pareillement. » Despréaux disait à M.  et Mme  Dacier, tous deux traducteurs et tous deux avantageux : « Vous avez beau faire et beau dire, je n’appelle gens d’esprit que ceux qui ont de belles pensées, et non pas ceux qui entendent les belles pensées d’autrui. » Le P. Ferrier, jésuite, ayant été fait confesseur du roi, Despréaux, en l’abordant pour lui faire compliment, lui dit : « Mon Père, je viens vous montrer un spectacle assez nouveau pour vous, ce sont des yeux qui ne vous demandent rien. » Tout le monde allant faire compliment à M. Le Pelletier devenu contrôleur général, Despréaux lui dit : « Monseigneur, je n’envie de votre nouvelle dignité que l’occasion que vous allez avoir de faire plaisir à bien des gens. » Racine était naturellement railleur et malin ; il poussa un jour si vivement Despréaux, qui avait avancé quelque chose qui n’était pas juste, que celui-ci fut obligé de lui dire : « J’ai tort, monsieur, mais j’aime encore mieux avoir tort que d’avoir aussi orgueilleusement raison que vous l’avez. » C’est un usage en Normandie que les aînés ont presque tout le bien de la famille, et qu’il en reste fort peu aux cadets. Despréaux, faisant allusion à cet usage, disait : « Les vers de Thomas Corneille comparés à ceux de Pierre Corneille font bien voir que le premier n’est qu’un cadet de Normandie. » Despréaux ne mangeait nulle part, pas même chez ses meilleurs amis, sans être prié. Il disait que la fierté du cœur est l’attribut des honnêtes gens, mais que la fierté d’air et de manières ne convenait qu’à des sots. De toutes les épigrammes que Despréaux avait lues, il n’en estimait aucune autant que celle-ci :


Ci-gît ma femme. Ah ! qu’elle est bien
Pour son repos et pour le mien !


On remarque comme une chose singulière que Despréaux naquit dans la même chambre où la Satyre Ménippée, si connue sous le nom de Catholicon d’Espagne, fut composée. Un ecclésiastique de condition, parlant à Despréaux contre la pluralité des bénéfices, lui dit que s’il en avait un de cinq cents écus il n’en accepterait pas d’autre. Le même hiver, il attrappa trois bénéfices qui faisaient 25, 000 francs, « Qu’est devenu, lui dit Despréaux, ce temps d’innocence où vous trouviez la multiplicité des bénéfices si dangereuse ? — Eh, monsieur, si vous saviez combien cela est bon pour vivre ! reprit l’abbé. — Je ne doute pas que cela ne soit pas bon pour vivre, repartit Despréaux, mais pour mourir, monsieur l’abbé, pour mourir… » Lorsque Despréaux fut reçu à l’Académie française, il fit un assez mauvais discours qui occasionna l’épigramme suivante :


Boileau nous dit dans son écrit
Qu’il n’est pas né pour l’éloquence ;
Il ne dit pas ce qu’il en pense,
Mais je pense ce qu’il en dit.


Despréaux disait d’un homme qui parlait lentement que les oui et les non étaient des périodes dans sa bouche. Le maréchal de Grammont prétendait que Boileau n’avait jamais rien dit de plus joli en sa vie. Comme Despréaux faisait les vers avec beaucoup de difficulté et qui sentent un peu le travail, l’ingénieux Chapelle lui disait : « Tu es un bœuf qui fait bien son sillon. » Un poëte peu connu, appelé Robin, a fait l’épigramme que vous allez lire :


Un critique fameux qu’on appelait Boileau,
Sur le droit qu’il avait de boire en l’Hippocrène
Comme dans les eaux de la Seine,
Repose avec sa muse au fond de ce tombeau.
Mais quand mes vœux pourraient le placer près des anges
En disant pour son âme un seul De Profundis,
Passant, que ferait-il étant en Paradis
Où l’on n’est occupé qu’à chanter des louanges ?

— Vous connaissez, madame, la Théodicée ; Leibnitz y a établi l’optimisme. Ce grand philosophe prétend que, dans la création de cet univers. Dieu a fait de son mieux, qu’il ne pouvait pas faire autrement, n’y ayant pas d’apparence que sa bonté toujours portée au mieux, et sa sagesse parfaitement instruite de ce mieux, lui eussent permis de choisir le moins bien en concurrence du meilleur. Newton et Clarke attaquèrent ce système ; ils prétendaient prouver que l’optimisme réglait Dieu comme un automate, et qu’il ne pouvait faire que le monde existant. Ils soutinrent qu’un monde serait plus parfait que celui qui existe. Leibnitz répondit à tout cela de son mieux, et le démêlé n’eut pas alors d’autres suites.

L’illustre Anglais, M. Pope, a renouvelé fortement et agréablement ce système dans son Essai sur l’homme. Ce grand poëte y soutient, quoique en termes couverts, que le monde est sorti des mains de Dieu tel qu’il est, que le désordre qui y règne est un ordre réel, que l’amour-propre, l’état d’innocence et le péché originel sont des chimères. Cet ouvrage que l’abbé du Resnel nous avait rendu en assez bons vers, était depuis longtemps sans scandale dans les mains de tout le monde, lorsqu’un écrivain enthousiaste est venu sonner l’alarme par trois lettres très-vives : la première est employée à développer la doctrine de Pope, et cela avec adresse ; la seconde à prouver la conformité de cette doctrine avec celle des plus fameux incrédules. Voltaire, Bayle, Spinosa, et, à peu de chose près, l’agresseur a encore raison en ce point ; la troisième devait avoir, ce semble, pour objet de combattre la doctrine attaquée : cela était difficile et on a mieux aimé se livrer à l’aigreur théologique. C’est mal servir sa cause que d’agir ainsi : « Qui se fâche, disait autrefois Voltaire, a l’air de n’avoir pas raison. »