Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/32

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 217-223).
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XXXII

— Notre ministère s’étant aperçu que la peinture, qui avait fait des progrès si rapides en France sous le règne du feu roi, commençait à diminuer, imagina, il y a assez longtemps, l’usage d’une exposition annuelle où le public jugerait des talents des artistes et du degré d’estime qui leur serait dû. Outre ce jugement public, nos peintres ont eu à essuyer, il y a deux ans, la critique particulière de M.  de La Font, l’année dernière celle de l’abbé Le Blanc, et cette année celle d’un anonyme dont il parait que les connaisseurs louent assez l’exactitude et l’impartialité[1]. Les deux tiers de cette nouvelle brochure sont un examen peu agréable des ouvrages de MM. de La Font et Le Blanc ; le reste est employé à examiner les tableaux de cette année, lesquels sont universellement jugés inférieurs à ceux des années précédentes.

Les tableaux d’histoire qui ont reçu le plus d’applaudissements sont : 1° une Exaltation de la Croix, par Restout. On y trouve les bonnes et les mauvaises qualités de ce peintre : un bel accord et une parfaite intelligence du clair-obscur, mais un ton verdàtre ; 2° un Sujet pastoral, de Boucher : c’est un berger qui apprend à jouer de la flûte à une jeune bergère. Le caractère de la bergère est parfait ; mais le berger, par la délicatesse de ses traits, ne paraît pas tenir assez de son sexe ; 3° le Martyre de saint Ferréol, par Natoire. Le caractère du saint est très-beau, mais le tableau en général est traité d’une manière trop froide ; 4° le Martyre de saint Thomas de Cantorhery, par Pierre. L’expression de ce tableau est parfaite, mais il règne un ton trop noir dans les couleurs ; 5° le tableau de Joseph et Putiphar, de Hallé. C’est la plus belle chose qu’ait jamais faite ce peintre. Le sujet est traité d’une manière neuve et rendu avec toute l’expression possible ; 6° Oudry le père, si célèbre par ses animaux et ses paysages, a donné cette année un tableau de 11 pieds de large sur 8 pieds de haut, représentant une laie attaquée avec ses marcassins par des dogues de la plus forte race. Il y a un feu étonnant dans toute cette composition ; elle est rendue avec tant d’expression qu’on croirait entendre crier le marcassin qu’un des chiens tient dans sa gueule. Personne n’a jamais peint avec tant de vérité la nature vivante. Lorsque M.  de Tournehem, directeur des bâtiments du roi, vit au Salon ce tableau, il demanda à qui il appartenait, et, sur ce qu’on lui répondit qu’il était à l’auteur : « Il est au roi, » repartit-il sur-le-champ, donnant à entendre qu’il le retenait pour Sa Majesté. Quelle manière ingénieuse d’encourager les artistes !

On s’était imaginé, il y a quelque temps, répandre plus de dignité et de variété dans les portraits en donnant des habillements historiques ou pastoraux aux objets que l’on avait à peindre. On est revenu de ce mauvais goût, et La Tour est le premier qui se soit fait une règle de peindre ses portraits avec les habits ordinaires. 1° Ce peintre a moins réussi cette année qu’il n’était dans l’usago de le faire. Il n’a pas assez varié l’attitude de ses portraits, et cette uniformité a beaucoup déplu. Son Portrait de la reine a pourtaut été regardé comme un chef-d’œuvre, tant par la ressemblance que par l’art avec lequel les ajustements y sont traités. 2° Tocqué a composé le Portrait en pied de feue Madtame la Dauphine, comme le meilleur peintre d’histoire aurait pu le faire. On pourrait dire de cet auteur ce que l’on disait de feu Rigaud, qu’il est né pour peindre les rois et les princes. On a cependant trouvé des tons noirs dans le coloris de ce tableau. Tournière, Nattier et Nonnotte ont tous fait des portraits dans leur manière, sans qu’aucun ait singulièrement attiré l’attention du public.

La sculpture n’a pas paru cette année avec avantage au Salon. Le seul morceau qui ait mérité l’estime des connaisseurs est une France personnifiée qui embrasse le buste du roi, par Falconet. L’esprit qui règne dans cet ouvrage développe tout ce qu’on peut attendre du génie de ce sculpteur encore peu connu. Il a su rendre avec une âme admirable, dans la France personnifiée, ces vifs sentiments de tendresse dont la nation est pénétrée pour le roi, mais il y règne plus de goût que de correction. On n’a pas vu au Salon, mais on voit dans l’atelier de M. Pigalle les figures de Vénus et de Mercure. L’auteur a choisi l’instant où Vénus engage avec tendresse Mercure à lui faire un message. La Vénus est noblement posée, le dessin en est élégant ; il tient de l’antique et rappelle bien la nature ; son caractère inspire la volupté. Mais une figure dont le sujet exigeait tant d’expression aurait dû avoir les prunelles des yeux marquées ; son regard en aurait été mieux décidé et elle en aurait eu plus d’âme. À l’égard du Mercure, il est regardé comme la figure la plus heureusement composée qui soit sortie de l’École française. Les anciens ont beaucoup vanté la beauté des mains et des pieds du messager des dieux ; aussi remarque-t-on que l’auteur a parfaitement répondu à l’idée qu’ils en avaient conçue. Cependant, quoique les muscles du dos soient rendus sans dureté, on les trouve d’un côté trop prononcés. La tête de cette figure est fine et exprime parfaitement la figure de ce dieu, mais elle paraît un peu trop jeune pour le corps. Le roi de France fait présent au roi de Prusse de ces deux excellents morceaux.

Il y a cette année au Salon d’excellents morceaux de gravure, et en quantité ; le détail de tout cela me mènerait trop loin.

— Voici la parodie de l’épigramme contre Voltaire, que j’ai eu l’honneur de vous envoyer il y a deux courriers :

Le toMalgré la basse jalousie
Le toD’un nombre infini d’ennemis,
Le toOn applaudit Sémiramis ;
Le tombeau de Ninus est celui de l’envie.


Il a paru trois ou quatre critiques badines de cette tragédie. C’est notre usage, nous tournons tout en raillerie dans ce pays-ci ; on plaisante sur les malheurs de l’État comme sur une aventure singulière et bizarre. Un ancien historien observe que lorsque Annibal proposa aux Gaulois de s’unir à lui pour aller porter la guerre en Italie, ils lui répondirent par un grand éclat de rire. Nous n’avons pas dégénéré, et nous rions de tout aussi bien que nos ancêtres. Les affaires les plus importantes ont toujours pour nous un côté ridicule ; nous les envisageons de ce côté-là, et nous rions.

— Vous connaissez, je crois, Danchet aux enfers. On a fait, à l’imitation de cet ouvrage de Piron, La Peyronnie aux enfers. La Peyronnie était le premier chirurgien du roi ; son exaltation le porta à vouloir bien ou mal ennoblir sa profession et à la rendre indépendante de la médecine. Cette prétention a brouillé irréconciliablement les gens des deux professions, lesquels, pour l’intérêt de l’humanité, devraient être si intimement unis. Depuis plusieurs années ils inondent le public de factums, de plaidoyers, de satires les uns contre les autres. La poésie que j’ai l’honneur de vous annoncer est un fruit de cette dispute. On introduit La Peyronnie avouant au monarque des sombres bords que les chirurgiens méritent sa protection parce qu’ils peuplent tous les jours son empire, au lieu qu’il doit exterminer tous les médecins qui prolongent les jours des hommes. Cette idée ridicule et si opposée à l’idée qu’on a de la médecine n’a pas paru plaisante. On fait faire d’ailleurs à La Peyronnie des aveux qui ne sont pas dans la vraisemblance. Ainsi, la pièce totalement prise est mauvaise ; mais il y a quelques portraits qui sont rendus avec une assez grande force de pinceau, celui d’Astruc en particulier.

— L’abbé Lambert, connu dans ce pays-ci par plusieurs mauvaises brochures politiques, vient de publier quatre gros volumes d’Observations curieuses sur les mœurs, gouvernement, géographie, religion, commerce, navigation, arts, de différents pays de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique[2]. Voici, je crois, l’idée qu’il se faut faire de cet ouvrage : 1° C’est purement une compilation de plusieurs voyages ; l’auteur n’a rien vu par ses yeux, et on est bien souvent trompé quand on ne voit que par ceux d’autrui. 2° Cette compilation manque absolument d’ordre ; l’auteur prend les choses à mesure qu’il les trouve, sans s’être fait un plan d’arrangement qui donne de l’agrément à un ouvrage et qui fait qu’on en peut retirer quelque fruit. 3° Il règne, dans cette compilation, une bigarrure de style qui déplaît aux gens de bon goût. L’auteur ne s’est pas donné la peine d’écrire cela lui-même ; il se sert toujours des expressions qu’ont employées les auteurs qu’il copie servilement ; ainsi la narration est tantôt fleurie et tantôt sèche ; puis noble et ensuite rampante, un peu plus loin serrée et ensuite prodigieusement diffuse. 4° L’auteur a montré peu de discernement dans le choix des sources où il a puisé. On trouve qu’il copie des relations absolument décriées et qu’il néglige des morceaux universellement estimés. Il paraît, en général, donner trop de créance aux ouvrages des jésuites. 5° Pour que vous puissiez vous former une idée plus exacte de ce livre, je vais en transcrire ici un morceau ; c’est un jugement porté par le roi Mariadiramen, célèbre dans les Indes par sa sagesse.

« Un homme riche avait épousé deux femmes. La première, qui était née sans agrément, avait pourtant un grand avantage sur la seconde, car elle avait eu un enfant de son mari, et l’autre n’en avait point ; mais aussi, en récompense, celle-ci était d’une beauté qui lui avait gagné entièrement le cœur de son époux. La première femme, outrée de se voir dans le mépris, tandis que sa rivale était chérie et estimée, prit la résolution de s’en venger et eut recours à un artifice aussi cruel qu’il est extraordinaire aux Indiens. Avant que d’exécuter son projet, elle affecta de publier qu’à la vérité elle était infiniment sensible au mépris de son mari, mais qu’elle avait un fils, et que ce fils lui tenait lieu de tout. Elle donnait alors toutes les marques de tendresse à son enfant qui n’était qu’à la mamelle.

« Après avoir ainsi convaincu tout le monde de la tendresse infinie qu’elle portait à son fils, elle résolut de tuer cet enfant, et, en effet, lui tordit le col une nuit que son mari était dans une bourgade éloignée, et elle le porta auprès de la seconde femme qui dormait. Le matin, faisant semblant de chercher son fils, elle courut à la chambre de sa rivale, et, l’y ayant trouvé mort, elle se jeta par terre, s’arracha les cheveux en poussant des cris affreux. Toute la peuplade s’assembla ; les préjugés étaient contre l’autre femme. Car enfin, disait-on, il n’est pas possible qu’une mère tue son propre fils, et quand une mère serait assez dénaturée pour en venir là, celle-ci ne peut pas même être soupçonnée d’un pareil crime puisqu’elle adorait son fils et qu’elle le regardait comme son unique consolation. La seconde femme disait pour sa défense qu’il n’y avait point de passion plus cruelle et plus violente que la jalousie, et qu’elle est capable des plus tragiques excès. Cette affaire fut portée à Mariadiramen. On marqua un jour auquel chacune des deux femmes devait plaider sa cause. Elles le firent avec cette éloquence naturelle que la passion a le don d’inspirer. Mariadiramen, les ayant écoutées l’une et l’autre, prononça ainsi : « Que celle qui est innocente et qui prétend que sa rivale est coupable fasse une fois le tour de l’assemblée dans la posture que je lui marque. » Cette posture qu’il lui marquait était indécente et indigne d’une femme qui a de la pudeur. Alors la mère de l’enfant, prenant la parole : « Pour vous faire connaître, dit-elle hardiment, qu’il est certain que ma rivale est coupable, non-seulement je consens à faire un tour dans cette assemblée de la manière qu’on me le prescrit, mais j’en ferai cent s’il le faut. — Et ruoi, dit la seconde femme, quand même, tout innocente que je suis, je devrais être déclarée coupable du crime dont on m’accuse faussement, et condanmée ensuite à la mort la plus cruelle, je ne ferai jamais ce qu’on exige de moi. » La première femme veut répliquer, mais le juge lui impose silence, et, élevant la voix, il déclare que la seconde femme, qui est si modeste qu’elle ne veut pas même se dérober à une mort certaine par quelque action tant soit peu indécente, n’aura jamais pu se déterminer à commettre un si grand crime. Au contraire, celle qui, ayant perdu toute honte et toute pudeur, s’expose sans peine à ces sortes d’indécences, ne fait que trop connaître qu’elle est capable des crimes les plus noirs. La première femme, confuse de se voir ainsi découverte, fut forcée d’avouer publiquement son crime. »

— L’Académie française est dans l’usage de faire prêcher tous les ans le panégyrique de saint Louis dans la chapelle du Louvre. Cette compagnie a été si charmée du discours qui a été prononcé cette année qu’elle a député deux de ses membres au ministre qui a la direction des affaires ecclésiastiques pour le prier de donner un bénéfice à l’orateur qui avait montré un talent si marqué. Comme ces messieurs, depuis l’établissement de leur société, n’avaient fait cette démarche qu’une autre fois, on a eu égard à leur demande, et l’abbé Poulle vient d’obtenir une abbaye de huit mille livres. Son discours paraît imprimé depuis peu de jours[3]. Il manque d’ordre, de netteté et d’harmonie ; on y trouve quelques belles idées médiocrement bien rendues, et un grand nombre de capucinades. Je crois que les académiciens doivent être bien honteux d’avoir fait tant de bruit pour si peu de chose.

  1. MM. de Montaiglon et J.‑J. Guiffrey ont donné l’un et l’autre la bibliographie de cette brochure intitulée Lettres sur les peinture, sculpture et architecture. M***, 1748. in-12, et Amsterdam, 1749 (édition augmentée) ; mais ils n’en font pas connaître l’auteur.
  2. Recueil d’observations curieuses sur, etc., etc. Paris, 1749, 4 vol. in-12.
  3. Panégyrique de saint Louis. Paris, 1748, in-4o.