Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/30

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 206-210).
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XXX

La foule a été si grande à la pièce de Voltaire que je n’ai pu y entrer. Je vous envoie le sentiment d’un de mes intimes amis. Il n’est pas nécessaire de vous dire qu’il a de l’esprit et qu’il écrit bien, vous le verrez vous-même. Je ne garantis pas tout à fait sa décision ; on est un peu partagé dans le monde sur le mérite de Sémiramis.

« Cette tragédie, attendue et désirée depuis si longtemps, applaudie et blâmée avant d’être connue, honorée d’une décoration nouvelle, Sémiramis enfin, a été jouée jeudi dernier pour la première fois[1]. Dès la première scène on devine tout ce qui va arriver. Pas la moindre vraisemblance. Arsace aime Azéma, et l’on ne sait quand et comment a commencé cet amour. Il est étranger dans Babylone, où il n’a pas mis le pied depuis plus de douze ans qu’il en est absent, puisqu’il dit lui-même qu’il revoit avec plaisir ces merveilles dont la renommée a tant de fois frappé son oreille. Pour supposer encore qu’Azéma ait pu aimer Arsace, il faudrait qu’elle eût au moins trente ans, et qu’elle l’eût vu à quatorze ou quinze ans, ce qui n’est pas. Phradate, ce prétendu père de Ninias sous le nom d’Arsace, est mort depuis dix ans, exilé de sa patrie, et depuis dix ans son fils a la sottise de garder un dépôt qu’il aurait dû remettre aussitôt au grand-prêtre. On ne conçoit pas non plus comment le grand-prêtre attend à toute extrémité pour découvrir à Arsace qui il est. Il le conduit par là au point de commettre un inceste ; mais la tragédie aurait fini dès le second acte, et il en faut remplir cinq. Ninias est reconnu par sa mère, mais cette reconnaissance ne fait aucun effet sur le spectateur. C’est bien la faute de Sémiraniis si elle est tuée. De quoi s’avise-t-elle aussi de descendre dans le tombeau de son mari sans être accompagnée, ou, du moins, sans une lanterne pour empêcher le quiproquo ? Car elle aurait pu être assassinée par Assur aussi bien que par Ninias. puisque Assur y était descendu à dessein de poignarder Ninias. Pourquoi Assur ne s’est-il point mépris comme Ninias ? Ils n’y voyaient pas plus clair les uns que les autres. Enfin on a beau dire que Ninias pouvait s’y tromper, je réponds que non, d’après lui-même, car il assure positivement qu’il a donné deux grands coups de poignard dans le sein de la victime, mais comme elle n’est pas morte sur-le-champ, il l’a traînée deux fois roulant dans la poussière. Et en la traînant par les cheveux, la roulant, la fureur le transportait-elle au point de ne pas entendre une voix de femme l’appelant par son nom de Ninias ? D’ailleurs, l’habillement et la coiffure me paraissent bien différents, et il n’était pas possible qu’il prît le change à cet égard. Il y a mille autres défauts dans cette pièce dont je ne parle pas. Elle pèche également par la conduite et par la versification qui est des plus faibles, pour ne pas dire mauvaise. On ne reconnaît point là Voltaire. Il a voulu donner du spectacle, il a rassemblé tous les prodiges, tout le merveilleux qu’il a pu, mais, malgré tout cet appareil, le spectateur froid a jugé sans retour la pièce et l’a mise au rang des plus médiocres tragédies, quoiqu’elle soit un composé d’inceste, de parricide, que le tonnerre y gronde au moins trois fois ; cependant elle ne sera jamais qu’un conte de revenants. Il y a pourtant quelques beautés dans le troisième et le quatrième acte, mais elles sont si légères qu’on ne s’en souvient point. »

analyse de Sémiramis

décoration

De l’Au fond le château du seigneur,
De l’un des deux côtés église et presbytère,
De l’Et de l’autre le cimetière :
Voilà ce qu’a trouvé le grand décorateur.

premier acte


Au premier, un Gascon, plus fou que Philoctète,
Fait voir un échappé des petites-maisons ;
Du pauvre roi meurtri le coffre de toilette
Où l’on trouve un billet qui contient ses raisons.

deuxième acte.


Au second, près du trône, on voit l’impiété
Répéter les leçons d’un affreux fanatisme
Dans un sermon usé, par la fadeur dicté ;
La reine leur oppose un triste cagotisme.

troisième acte.


Tout entier le troisième est rempli de spectacle :
Dans une seule scène, ô ciel ! combien de gens !
Un synode, un conseil, la reine et ses amants.
Puis du tombeau Ninus revenant par miracle.

quatrième acte.


Au suivant, de son sort Ninias sait la fin,
Et puis, par des efforts de mécanique usée,
Il donne fort au long l’histoire de Persée ;
Il reconnaît sa mère, et lui dit tout enfin.

cinquième acte.


Au cinquième, fracas et grand meurtre au tombeau.
Sémiramis y meurt à la place du traître,
Pénitente, contrite, enfin ce qu’il faut être.
Crébillon eut grand tort de rater ce morceau.

épigramme sur la Sémiramis de voltaire.

Et laMalgré la fureur du parterre
Et la prévention de quatre cents amis,
Et laJ’ai vu tomber Sémiramis,
Le tombeau de Ninus et celui de Voltaire.

M.  l’abbé de La Porte vient de publier une brochure sous ce titre : Voyage dans le séjour des ombres[2]. C’est un jugement superficiel, trivial et commun de la plupart de nos écrivains. Cette satire, mêlée de prose et de vers, n’est point absolument mal écrite, mais il n’y a point de logique, point d’ordre, point de sel, et, quoique l’ouvrage soit court, l’auteur emploie les trois quarts de son terrain en inutilités et en épisodes.

— Je crois vous avoir envoyé des vers assez agréables de M. de Fontenelle, le doyen des beaux esprits de l’Europe, dans lesquels il se plaignait que la vieillesse, si honorée chez les anciens, ne l’était pas de même chez les modernes[3]. Ces vers en ont occasionné d’autres que voici :

Fontenelle, en faveur de Sparte et de la Grèce,
FontTu fais injure à ton pays.
FontIgnores-tu que tout Paris
FontHonore, admire la vieillesse ?
Le monde policé retentit de ton nom ;
Tout fut, tout est toujours facile à ton génie.
L’art de toucher encor la lyre d’Apollon
Ainsi qu’aux plus beaux jours de ta brillanterie
Te répond des regrets, des vœux de ta patrie.
FontLes regrets sont hors de saison.
FontEt ton sort est digne d’envie
Puisque ton âge enfin respecte la raison.

— Vous avez vu, dans ma dernière lettre, quelques particularités sur Charles II, roi d’Espagne ; en voici de plus agréables sur Charles II, roi d’Angleterre.

Charles aimait à faire ce conte : « Dans le temps, disait-il, que j’étais en Flandre, un homme que don Juan envoyait dans quelques cours d’Allemagne, vint me demander si j’avais quelques ordres à lui donner. Je le priai seulement de me mander quelques nouvelles. — En voulez-vous de vraies ou de fausses ? répliqua l’Espagnol. Comme il vit que j’étais étonné de ce discours, il ajouta qu’il fallait que je fusse bien secret s’il me mandait des nouvelles vraies, parce qu’il était obligé d’en mander à don Juan d’agréables, vraies ou fausses. »

La révolution qui porta Charles II sur le trône fut conduite du commencement jusqu’à la fin par le chancelier Clarendon. Les ennemis de ce tout-puissant ministre tournèrent avec raison en ridicule l’acte d’amnistie accordé par le prince. Les plaisanteries tombèrent sur le titre qu’il portait d’acte d’oubli et de pardon. C’est, disaient-ils, que le roi a oublié ses amis et pardonné à ses ennemis. Milord Clarendon avait en effet donné au roi pour maxime d’employer ses bienfaits à gagner ses ennemis, puisque ses amis étaient dans des sentiments qui lui en assuraient la fidélité.

Charles était toujours affamé d’argent ; aussi le chevalier Harbord disait-il que le vrai moyen de s’assurer du roi était de mettre sans façon la main à la bourse : « C’est aussi là mon avis, répliqua son fils, mettons la main à la bourse, mais pour empêcher qu’il n’en sorte ni sou ni maille. »

Le duc de Rochester et le comte de Buckingham, ayant été obligés de quitter la cour, allèrent voyager ensemble dans les diverses provinces de l’Angleterre pour y chercher des aventures. Sur je ne sais quelle route, ils aperçurent un cabaret fermé où était cette inscription : Maison à louer. L’envie les prend tout à coup d’être cabaretiers, et ils l’exécutent. D’abord ils se bornèrent à se réjouir des passants, et ensuite ils déclarèrent la guerre aux maris des environs. Ils les invitaient, leur faisaient bonne chère, et, quand ils les avaient mis dans le vin, ils allaient à leurs filles et à leurs femmes. Bientôt on ne parla dans la province que de la générosité des deux cabaretiers. Le bruit en vint jusqu’au roi, qui eut la curiosité de voyager de ce côté-là pour voir ce qu’il en était. Il reconnut les deux cabaretiers, les ramena avec lui, et les admit plus que jamais dans sa familiarité. Telles étaient les voies qui menaient à la faveur durant le règne de ce voluptueux prince.

  1. La precmière représentation eut lieu le 29 août 1748.
  2. Voyage au séjour des ombres, 1748, in-12.
  3. Raynal ne les a pas transcrits précédemment.