Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/27

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 187-191).
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XXVII

Comme les premières nouvelles de la paix n’ont pas été reçues en France aussi favorablement qu’il était naturel, un satirique dont on ignore le nom a fait l’épigramme suivante :


Louis, dit-on, est fort surpris,
En donnant la paix à la France,
De voir le peuple de Paris
Témoigner tant d’indifférence.
Pour rendre le calme aux esprits

Qu’iLa paix n’est pas la seule voie.
Qu’il traite ses sujets comme les ennemis,
Qu’iQu’il rende ce qu’il leur a pris,
Qu’iOn verra bien des feux de joie.


— Le poëte Piron, auteur de la plupart des épigrammes vives, satiriques, qui courent le monde, vient de répandre celle-ci :


ÉtaiEn qualité de pénitent,
ÉtaiUn grivois aux pieds d’un jésuite
Était prêt d’avouer sa gaillarde conduite.
ÉtaiLe Père lui dit : « Mon enfant,
ÉtaiSi Dieu vous a fait moliniste,
ÉtaiJe puis entendre votre cas ;
ÉtaiMais si vous êtes janséniste.
Point de confession… — Mais je ne le suis pas.
Po— Dieu soit béni ! vous êtes donc des nôtres ?
— Non, je suis du parti qui se f… des deux autres. »


Les PP. Catrou et Rouillé, jésuites, ont publié, il y a quelques années, une Histoire romaine, en vingt volumes in-4o qui était restée à Tibère[1]. Cette histoire avait eu d’abord quelque succès parce qu’on n’en avait point d’autre et qu’elle était remplie d’esprit et de recherches. On a senti depuis que le style de cet ouvrage est précieux presque partout, qu’il y règne un air de déclamation insupportable dans une histoire de cette étendue, que les auteurs se sont permis sans aucune nécessité de faire un grand nombre de mots nouveaux, et le plus souvent burlesques ; que la plupart des réflexions semées dans cet ouvrage sont ou fausses ou dénaturées ; pour tout dire, en un mot, on a trouvé fort bon le fond de cet ouvrage et la forme détestable. Ce jugement a donné lieu à l’abbé Desfontaines de traduire en notre langue l’Histoire romaine, de Laurent Échard, qui est trop sèche, et à M. Rollin de composer une Histoire romaine qui est fort languissante et très-inférieure à son Histoire ancienne. Les jésuites, qui voudraient ressusciter leur Histoire romaine, viennent de la faire continuer par le P. Routh, connu par des Lettres critiques sur Milton. Je vais lire cet ouvrage pour vous en dire mon sentiment. Je suis prévenu d’avance contre cette continuation, parce que l’auteur l’a entreprise malgré lui, et qu’il n’écrit que médiocrement bien.

— Jusqu’ici les Espagnols n’avaient marché pour ainsi dire qu’à tâtons dans leurs ouvrages de poésie. Lope de Vega, qui eut peut-être autant de génie qu’aucun poëte comique qu’il y ait jamais eu, n’avait fait que des monstres dramatiques, parce qu’ils ignoraient les premières règles de l’art poétique. Tous les autres poëtes de cette nation, nés avec infiniment moins de talents, avaient donné dans de plus grands écarts encore sans avoir les mêmes avantages pour se la faire pardonner. Enfin, M.  de Luzon vient de donner la première poétique qu’ait eue l’Espagne. C’est une suite de réflexions lumineuses, profondes, bien liées, bien amenées, bien développées, et, autant que j’en puis juger, bien écrites sur toutes les parties ou sur tous les genres de poésie. L’auteur connaît les anciens et les modernes, et ce qui est encore mieux, il a suivi la nature. L’érudition et le jugement marchent d’un pas égal dans cet ouvrage. Ceux qui connaissent l’état actuel de la littérature espagnole sont étonnés qu’un ouvrage aussi sensé et aussi exact ait pu naître à Madrid. Il est vrai pourtant que les sciences sont un peu sorties du chaos où elles étaient lorsque Philippe V monta sur le trône d’Espagne.

— Le P. Mabillon, célèbre bénédictin, composa autrefois un ouvrage fort connu, intitulé la Diplomatique ; c’est l’art de discerner les fausses Chartres des véritables. Ce livre, fait avec beaucoup de soin et de discernement, eut d’abord un succès complet et servit de guide à presque tous les tribunaux du royaume. Le P. Germont, jésuite, qui avait une sagacité extraordinaire et une logique, à mon gré, supérieure à celle du bénédictin, porta quelques attaques à cet ouvrage, qui diminuèrent la confiance qu’on y avait pris. Cette contestation donna lieu à beaucoup d’éclaircissements et à de nouvelles recherches que quelques bénédictins viennent de mettre en œuvre. Ils vont publier en français une nouvelle Diplomatique, dans laquelle ils ont toujours suivi le plan et, autant qu’ils l’ont pu, les règles du P. Mabillon. Cet ouvrage sera curieux et savant, mais sera toujours un livre à la bénédictine, c’est-à-dire trois fois plus long qu’il ne faudrait.

— On vient de nous donner une traduction française des lettres écrites en latin par Busbeck, ambassadeur de l’empereur Ferdinand 1er d’abord, à la Porte, auprès de Soliman II, et ensuite à la cour de France sous Charles IX[2]. On trouve dans ces lettres des morceaux d’histoire naturelle, civile et militaire des Turcs, faits avec plus de goût, de précision et de justesse, qu’il n’y en a dans les ouvrages de ce siècle-là. Ses lettres qui roulent sur la France sont moins que rien ; je ne connais guère d’ouvrage plus superficiel ni moins exact que celui-là sur une partie si intéressante de notre histoire. La traduction est faite avec la dernière négligence, et les notes sont d’un homme qui ne fait que consulter un mauvais dictionnaire sur les endroits qu’il croit avoir besoin d’éclaircissement. Voici les deux faits que je trouve les plus intéressants dans la négociation de Busbeck.

Il y a à Constantinople des bains publics pour les femmes du commun, et il arrive assez souvent qu’elles y deviennent amoureuses les unes des autres. Une vieille femme, éprise des charmes d’une jeune fille qu’elle y trouva, lui déclara sa passion. Celle-ci, peu sensible à ces vaines caresses, refusa de les recevoir ; cette rigueur ne fit qu’irriter la vieille. Elle continua, avec de nouveaux empressements, à faire la cour à sa belle. La trouvant insensible à ses vœux, l’amour, riche en expédients, lui suggéra celui-ci : elle se travestit en homme, ensuite elle alla louer une maison dans le voisinage de sa cruelle, faisant courir le bruit qu’elle était un des officiers de l’empereur retiré avec pension. En peu de temps elle fit connaissance avec le père de l’amante. Deux jours après, elle la demanda en mariage ; cet homme, d’une fortune médiocre et sans état, se trouva très‑honoré de la proposition. Le parti lui sembla avantageux pour sa fille ; sans balancer il l’accorde. On convient sur l’heure de la dot, et le lendemain fut le jour fixé pour les noces. On les célèbre. Que d’attentions de la part du nouveau mari dans ce jour ! Que de caresses ! Quel heureux présage ! Le soir arrivé, la modestie, d’accord avec la plus délicate économie, conduisit à pas lents la belle épouse au lit nuptial. « Que le plaisir du mariage est grand, se disait-elle, puisque les approches en sont si douces ! qu’on est heureuse d’avoir un mari ! » Mais ciel ! quel mari ! Déjà sa turpitude est découverte, la fille crie, appelle son père à son secours. Quelle surprise ! le père se saisit de la vieille et la conduisit le lendemain chez le colonel des janissaires, qui commandait à Constantinople pendant l’absence de Soliman. La vieille, traduite, est interrogée ; elle avoue son crime et ne répond aux reproches que le juge lui en fit que ces paroles, qu’elle prononça comme une sentence : « Vos discours me persuadent, monsieur le juge, que vous ignorez ce que peut l’amour sur un cœur tendre ; fasse le ciel qu’il ne vous fasse jamais sentir toute sa violence ! » Le colonel ne put se tenir de rire de l’extravagance de la vieille ; il fut sensible à son mal, qui ne venait que d’un trop grand feu et, pour la guérir, il ordonna qu’on la jetât à la mer, ce qui fut exécuté sur l’heure. C’est ainsi que les amours de la vieille retournèrent à leur première source.

Tandis que les armées de Soliman et de Ferdinand étaient en présence en Hongrie, une partie de la garnison de siège s’échappa et s’alla emparer de Gran et de son château, qui étaient pour ainsi dire l’un et l’autre sans défense. Ils y trouvèrent des richesses immenses, des vivres en quantité, et emmenèrent captifs les habitants, les femmes et les enfants. Le pacha Ali, qui commandait l’armée turque et qui était naturellement fort sérieux, dit à celui qui lui apporta cette nouvelle, « Pourquoi cet air si consterné, à quoi bon tant d’effroi ? Gran est pris ? Plaisant accident dont vous me parlez. Quoi ! vous imaginez-vous que je m’attristerai sur une perte de cette nature, après avoir perdu (en faisant un geste un peu libre) la preuve distinctive de mon être ? » Il tourna ainsi en plaisanterie la prise de cette place, plus par politique, ne voyant nul moyen de la ravoir, que pour se moquer de la consternation de celui qui venait la lui annoncer.

  1. Histoire romaine depuis la fondation de Rome j’usqu’en l’an 47 après J. ‑C. Paris, 1725‑1735, 21 vol. in-4o, ou 1737, 24 vol. in-12. Le P. Routh n’a publié qu’un seul volume de la continuation annoncée.
  2. Lettres (à Rodolphe II), traduites du latin avec des notes, par L. Et. de Foy. Paris, 1748, 3 v. in-12.