Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/11

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 116-120).
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XI

Les comédiens ont remis, avec beaucoup de succès, sur le théâtre la comédie intitulée le Méchant. M. Gresset, si connu dans la littérature par plusieurs ouvrages qui portent l’empreinte d’un goût exquis, guidé par la finesse, épuré, embelli, en est l’auteur. Il a été jésuite, mais heureusement pour les lettres et grâce à son enjouement folâtre, il s’est affranchi des liens rigoureux qui captivaient son génie et qui ne lui permettaient pas de prendre son essor. Ses talents, qui languissaient dans la gêne extrême où les retenait l’austérité de sa profession, ont enfanté plusieurs jolies pièces où l’on trouve ce naïf agrément, ce ton du cœur, ce négligé charmant, qui le placent immédiatement après Voltaire. Rendu à la scène du monde, il a vu éclore un nouvel univers. L’amour, si fertile en sentiments, et toujours sévèrement banni de ses écrits, a osé mêler ses soupirs avec ses sons. Dans le tendre délire de ses transports, il a caressé la riante Thalie et a fait retentir sur la scène les fiers accents de Melpomène.

Dans sa tragédie d’Édouard, il y a de ces traits hardis, qui caractérisent Corneille, de ce grand, de ce touchant, de ce sublime qui ravit, qui passionne, qui transporte, qui enchante. Si son pinceau a quelquefois la force et la vigueur de celui de Corneille, il a aussi la grâce et la douceur de celui de Racine. C’est un mélange agréable de traits altiers et de traits tendres, de grâces fières et de grâces attrayantes. Il faut pourtant convenir qu’il y a des défauts : l’action languit, elle n’est ni assez vive, ni assez intéressante. Il y a des situations hasardées et trop singulières pour être goûtées par la scrupuleuse exactitude du génie français. La vraisemblance n’y est pas assez gardée ; il y a aussi un trop grand étalage de sentences dans le goût de Sénèque. C’est assez le défaut de tous les tragiques. Il semble qu’il n’appartient qu’au seul Racine de caractériser les passions sans raisonnements et sans maximes. La maxime ne s’annonce jamais chez lui comme maxime, elle y prend toujours la forme du sentiment et le caractère de la passion qui la fait naître.

La seconde pièce qu’il a donnée au théâtre, c’est la comédie intitulée Sidney. Les personnes à qui il communiqua son projet sur cette pièce lui représentèrent qu’elle ne réussirait pas ; mais il fit céder le conseil qu’on lui donnait à la volupté irrésistible qu’il éprouvait en y travaillant. L’esprit vif et léger des Français n’a pu s’accommoder d’un genre de comédie dont le fond est si sombre et si triste, et dont les idées sont si noires et si mélancoliques. Il y a cependant deux scènes d’une grande beauté, qui ont arraché les applaudissements des plus déterminés à les refuser.

Les éloges qui sont sortis impétueusement de toutes les bouches en faveur du Méchant prouvent son excellence. Le titre, il est vrai, a prévenu bien des personnes contre cette pièce, et leur a fait craindre pour elle le mauvais succès qu’ont éprouvé autrefois l’Ingrat et le Médisant de M. Destouches. Tous les vices ne sont pas propres à être mis sur la scène : de ce genre sont tous ceux qui ne prêtent rien au ridicule et qui sont de nature à exciter l’horreur et l’indignation. L’émotion plaît au cœur, mais il faut qu’elle soit tempérée. Ce qui dégrade l’humanité nous révolte ; nous portons en nous-mêmes un germe de bienveillance toujours prêt à se développer en faveur de la vertu. Si l’hypocrisie du Tartuffe plaît au théâtre, quoiqu’elle soit un crime odieux, ce n’est que parce qu’elle est placée dans un jour qui, lui ôtant son masque, la rend ridicule. Or Cléon, qui est le méchant et le principal personnage de la pièce, n’est point ridicule : il n’est point le centre où se réunissent les plaisanteries ; c’est au contraire de sa bouche qu’elles partent. C’est lui qui sait reconnaître le ridicule où il est, et qui sait l’en tirer avec délicatesse pour le répandre sur tous ceux qui l’environnent. Quel art n’a-t-il donc pas fallu pour le rendre intéressant ! L’action de la pièce est simple, naturelle, et laisse à Cléon toute la liberté de se développer. On ne peut assez admirer l’adresse du poëte dans ces degrés de malice qu’il prête à Florise et à Valère, séduits et infectés par son commerce. Ils semblent n’être placés là que pour faire mieux sentir toute la malice de Cléon. L’intervalle eût été moins sensible s’il n’eût point été mesuré par cette espèce de gradation, et le portrait du méchant eût été affaibli sans cette comparaison. Mais ce qui le met dans le plus beau jour, c’est le caractère d’Ariste, qui est son contraste et le plus honnête homme du monde. Il gagne adroitement la confiance de Valère, en joignant à l’amitié le ton de la franchise et de la probité. Il lui peint Cléon comme un homme abominable, et dont la vie n’est qu’un enchaînement d’horreurs secrètes, de faux rapports, de perfidies ténébreuses, de calomnies odieuses. Sous ce brillant qui l’avait séduit et sous cette surface trompeuse, il lui fait voir dans Cléon un homme dangereux, diffamé, proscrit et sans patrie chez tous les honnêtes gens. Le cœur ému par les impressions de vertu qu’Ariste fait passer dans le cœur du jeune Valère en prend aisément l’unisson. On sent la vérité de ce qu’il dit, que le cœur est rempli d’une volupté pure quand on peint quelque trait de candeur ou de vertu, où brille dans tout son jour la plus tendre humanité, qui est le charme et la perfection de la nature.

Voici ce que l’on peut penser de la poésie de M. Gresset : brillante dans le coloris, fleurie dans l’expression, riche dans les rimes, harmonieuse dans les divers tons, gracieuse dans les peintures, fidèle dans les portraits, délicate dans les nuances, vive dans les saillies, fine dans les plaisanteries, ingénieuse dans les pensées, voluptueuse dans les sentiments. Elle coule avec douceur, avec mollesse et quelquefois avec négligence. C’est un canal pur qui arrose des jardins délicieux, et qui aime à serpenter dans des prairies émaillées de fleurs. Sa muse, toujours riante et toujours amie des grâces, répand sur tous les esprits une vive et éclatante lumière. Ce qui rend sa poésie surtout recommandable, ce n’est pas seulement l’harmonie du vers, mais bien plus cette harmonie du style, ce fil imperceptible qui, liant avec adresse les différentes parties d’un ouvrage, en rend la lecture plus délicieuse. Je n’y trouve qu’un défaut, c’est que le sens devient quelquefois obscur pour être trop embarrassé dans le labyrinthe de longues phrases où il se perd et où la réflexion seule le retrouve.

Psaphion ou la Courtisane de Smyrne[1] est un de ces ouvrages frivoles qui sont propres à amuser le loisir d’une folle et vaine jeunesse, ou à désennuyer quelque Midas désœuvré. Le fond n’est rien, c’est un canevas des plus pauvres et des plus minces, embelli par la plus riche et la plus magnifique broderie. Ce roman n’est point un tissu d’aventures plus extravagantes les unes que les autres, et qui décèlent une imagination stérilement féconde ; ce n’est point aussi une suite de faits qui, variés et assortis par un mélange heureux, puissent prêter au roman de quoi ourdir avec art la trame d’une action intéressante. Vous n’y verrez point de ces situations adroitement ménagées, qui occasionnent des dénoûments d’autant plus agréables que, de même que la bergère de Virgile, ils se cachent autant qu’il le faut pour qu’on ait le plaisir de les deviner. Ne vous attendez point aussi à ces scènes cruelles qui déchirent le cœur quand le sort jaloux sépare deux amants que l’amour unit de ses plus fortes chaînes. Il n’y règne pas même cette métaphysique ingénieuse du temps qui, curieuse scrutatrice des cœurs, aime à en percer les plus sombres replis, à observer les secrets ressorts qui les font mouvoir, à épier et à surprendre leurs faiblesses pour amener à ce sujet des traits d’une morale austère, toujours déplacés à côté du plaisir. L’héroïne du roman est une jeune personne dans le printemps de son âge, et à qui chaque jour apporte de nouvelles grâces : c’est une beauté simple, sans fard, aussi naturelle, aussi voluptueuse que le pinceau qui la peint est naturel et voluptueux lui-même. Son cœur, ouvert à toutes impressions tendres, et rendu propre, par le degré de sensibilité que la nature lui a donné, à recevoir toutes sortes d’empreintes, est remué tour à tour par les sentiments de l’amour et par les charmes de la volupté. Tantôt l’amour assaisonne ses plaisirs et leur donne une pointe qui les rend plus vifs ; tantôt elle se dédommage de leur vivacité par leur abondance et par le calme heureux de ses jours. Aujourd’hui parée comme Junon, demain dans le déshabillé des grâces ; ici spiritualisant les plaisirs, là les goûtant avec sensualité ; tantôt mêlant dans ses entretiens à la galanterie délicate, à la fleur des agréments, je ne sais quoi de solide, de lumineux et de réfléchi, et tantôt exerçant son imagination vive et badine sur de tendres folies, elle prend, au gré des caprices humains, mille formes différentes qui la rendent toujours plus belle, plus charmante. La volupté détrempe, pour ainsi dire, de son suc le plus délicieux certaines attentions qui sans cela ne révolteraient pas moins la délicatesse des sentiments qu’elles effarouchent la pudeur. On ne peut manier avec plus de grâces que le fait l’auteur le flambeau de l’amour. Il l’allume du feu de ses expressions ; on sent, en quelque façon, le contre-coup de ces mouvements voluptueux, de ces douces secousses, de ces impressions de plaisir qu’il se plaît à décrire. Dans le lointain du tableau, son pinceau libertin y peint, avec les nuances délicates qu’exige la bienséance, ces lieux consacrés au bruit et au tumulte des passions, berceau de mille amours et de mille désirs, où de jeunes beautés sont les victimes dévouées à la brutalité, au caprice et à la tyrannie des hommes. Les Hommes de Prométhée, qui sont à la suite, forment un tableau dont les traits sont tendres et délicats, le coloris brillant et l’expression lumineuse.

  1. Psaphion, ou la Courtisane de Smyrne, fragment érotique traduit du grec de Mnasias, sur un manuscrit de la bibliothèque de lord B… (composé par Meusnier de Querlon), où l’on a joint les Hommes de Prométhée. Londres, 1748, in-12. Réimprime dans les Impostures innocentes de l’auteur.