Correspondance intime du général Jean Hardy (1797-1802) - Expédition d’Irlande et de Saint-Domingue

CORRESPONDANCE INTIME
DU
GÉNÉRAL JEAN HARDY
(DE 1797 A 1802)

Parmi les valeureux soldats qui moururent en combattant pour la France sous la Révolution et l’Empire, combien en est-il dont la postérité n’a pas même relevé la trace ? A part quelques héros, dont les noms sont connus de tous, les exploits présens à toutes les mémoires, des généraux de la première République, l’histoire n’a conservé le souvenir que de ceux qui ont partagé de près la gloire de Napoléon ou qui, après avoir survécu à tous les désastres, ont pris soin eux-mêmes de hausser leur renommée en écrivant leurs Mémoires. Pour être illustre, il faut avoir été un des maréchaux de la suite du grand capitaine ou, tout au moins, s’être fait soi-même son propre historiographe. Quant aux vaillans que la mort a fauchés trop tôt, aux compagnons de Hoche, de Marceau, de Kléber, de Moreau aux armées du Nord, de Sambre-et-Meuse, de Rhin-et-Moselle et du Danube, ils restent pour la plupart des inconnus, si grands qu’aient été les services rendus à la patrie, quelque part qu’ils aient prise aux victoires, qui sont souvent dues aux grands talens militaires qu’ils ont déployés, aux travaux sérieux et incessans qu’ils ont accomplis, à l’énergie patiente et à l’expérience qu’ils ont montrées dans la poursuite de leurs desseins, en dépit de la légende, si longtemps répandue et si difficile à détruire, parce qu’elle plaît à l’orgueil national, que la Révolution française a improvisé ses soldats et ses généraux ; que, pour repousser l’Europe coalisé, il a suffi d’un grand élan patriotique ; Carnot organisant la victoire, et les baïonnettes des volontaires faisant reculer l’invasion !

Dans cette héroïque phalange apparaît à son rang Jean Hardy, qui, né à Mouzon, dans les Ardennes, en 1762, mourut à trente-neuf ans, à Saint-Domingue, et fut l’un des plus brillans parmi ces soldats qui, formés à l’armée de la monarchie, devaient rendre d’indiscutables services à la patrie et à la république. La Révolution le trouve fourrier à Royal-Monsieur, attendant son brevet de sous-lieutenant. Il est l’un des premiers à s’enrôler devant l’Autel de la Patrie ; il conduit à l’armée du Nord les volontaires d’Epernay. C’est à leur tête qu’il gagne, sur la butte de Valmy, le 20 septembre 1792, ses épaulettes de chef de bataillon. Après Wattignies, le 16 octobre 1793, où il commande le 7e bataillon de la Marne, il est chargé de défendre Philippeville contre les Autrichiens et réussit, par de vigoureuses sorties, à ravitailler cette place, qu’il conserve à la France. En récompense de sa belle conduite, le Comité de Salut Public, sur la proposition de Carnot, le nomme général de brigade, commandant l’avant-garde de l’armée des Ardennes (27 janvier 1794). Hardy force, le 26 avril, les gorges fameuses de Bossus-les-Walcourt, où, cent ans auparavant, les armées de Louis XIV avaient subi un grave échec. Il donne l’assaut à Thuin le 10 mai, à Fontaine-Lévêque le 25, et, dans les nombreux combats livrés sur la Sambre, il se fait remarquer par son intrépidité et sa science tactique. Le 3 juin, devant Charleroi, il soutint, à Monceau, avec deux bataillons d’infanterie légère, le passage de l’armée sur la rive droite de la Sambre, pendant que Sénarmont et six pontonniers débarquaient, sous le feu croisé de l’artillerie autrichienne, jusqu’au dernier bateau de l’équipage de pont.

Quand l’armée des Ardennes se fondit, à Fleurus, le 26 juin 1794, dans celle de Sambre-et-Meuse, Hardy commandait l’avant-garde de la division Marceau. Il prit part à la conquête de la Belgique, à la prise de Maëstricht, au blocus de Mayence. A Klein-Winternheim, devant Mayence, il repoussa, par un changement de front habilement exécuté sous le feu, une sortie en masse de la garnison, et il fut de nouveau cité à l’ordre du jour, le 29 juillet.1796. Pendant la retraite de Jourdan, après Wurtzbourg, en septembre 1796, Hardy gardait la rive gauche du Rhin avec douze mille hommes. Ce fut lui qui apprit à Moreau, général de l’armée de Rhin-et-Moselle, que Marceau avait été blessé mortellement à Altenkirchen, le 19 septembre.

« Vous me demandez, mon cher général, des nouvelles de l’armée. Le général Jourdan s’était retiré jusqu’au débouché de Wetzlar, appuyant sa droite au Rhin par Nieder-Lahnslein et couvrant parfaitement le blocus d’Ehrenbreitstein. On est resté quelques jours en présence. Une division de l’armée du Nord, en abandonnant sa position à la première escarmouche, a permis aux Autrichiens de pousser une pointe vigoureuse sur Ehrenbreitstein et de débloquer cette forteresse.

« Le général Marceau, commandant les trois divisions de droite, ayant par ce mouvement l’ennemi sur ses derrières, a dû changer de position pour se rabattre sur le corps de bataille. Dès lors Jourdan a pris le parti de faire sa retraite sur Düsseldorf. Marceau, qui soutenait la retraite, a été blessé dans une affaire d’arrière-garde ; peut-être, dans ce moment-ci, est-il mort ! C’est mon meilleur ami, c’est à côté de lui que je combats depuis trois ans, avec la presque certitude du succès. Une balle lui a traversé la poitrine. C’est une calamité pour l’armée, car il était bien l’homme qu’il fallait pour commander l’aile droite, par sa sagacité, la justesse de sa conception, en un mot, par tous les talens que vous lui connaissez... Mes larmes coulent, mon général, en vous faisant ce récit... Je sais que vous n’y serez pas indifférent.

« J’ai proposé au général en chef de jeter quelques compagnies de grenadiers au delà du Rhin, vers les débouchés de Nastein et de Wiesbaden, pour inquiéter l’ennemi sur son flanc et sur ses derrières. Dans tous les cas, je suis prêt à me porter en avant avec mes 12 000 hommes. Donnez-moi de vos nouvelles, mon général, si vous le pouvez. Je suis ici comme un enfant perdu, mais qui saura bien se retrouver quand l’occasion se présentera. A la levée du blocus de Mayence, j’ai pris position en arrière de la Seltz, ma droite en arrière de Partenheim, ma gauche à Bingen. Là je suis maître de mes mouvemens, je puis recevoir le combat, ou bien, en trois heures, repasser la Lahn, derrière laquelle j’attendrai de pied ferme tout ce qui se produira devant moi... »

Hardy fit ensuite dans le Hundsrück une campagne, marquée par des succès éclatans à Nieder-Ingelheim, Kaiserlautern, Bingen, la Montagne Saint-Roch et le Mont-Tonnerre, où il fut grièvement blessé. Cette blessure l’obligea à revenir à Philippeville, où, le 18 janvier 1797, il épousait la belle-sœur de son vaillant compagnon d’armes de Valmy, le commandant d’artillerie de Sénarmont, Mlle Calixte Hufty de Busnel, dans tout l’éclat de sa grâce, de sa beauté et de ses vingt ans.

Pendant quelques semaines, la guerre et ses dangers furent oubliés dans la maison patriarcale de Philippe ville. Il fallut bientôt la quitter. Hoche successeur de Beurnonville à l’armée de Sambre-et-Meuse, impatient de gloire, avait passé le Rhin le 20 avril 1797. Hardy prit la poste pour rejoindre l’armée. C’est à cette date que commence la correspondance avec sa femme, dont il fut presque toujours séparé, et qui jette une vive lumière sur les événemens auxquels il prit part jusqu’à sa mort à Saint-Domingue, en 1802.

S’il faut être un peu en garde contre les auteurs de Mémoires qui racontent, dans tous les moindres détails, les événemens auxquels ils n’ont pas assisté, qui entrent dans tous les secrets d’Etat ou des plans militaires, et qui vous donnent audacieusement la relation exacte de toutes les batailles livrées plus ou moins loin d’eux, il n’en va pas de même avec des lettres intimes comme celles-ci, qui n’étaient pas destinées à être publiées, qui n’ont pas été écrites pour le besoin de la cause avec quelque arrière-pensée, mais bien sous l’impression du moment, de la chose vue, avec ce tour singulier de conversation, mêlé de plaisanterie, de sérieux et de tendresse, qui s’allie si naturellement au sentiment du devoir, à l’esprit d’abnégation et au plus noble courage.

Le général Hardy de Périni, qui a hérité des goûts militaires de son ancêtre et à qui l’on doit le récit en plusieurs volumes de nos Grandes Batailles françaises depuis Bouvines jusqu’à Rocroy, a tenu à honneur de recueillir ces lettres de son grand-père, après en avoir élagué tout ce qui lui semblait trop intime ou familial, pour ne conserver que ce qui intéresse l’histoire. On y verra quel fut le rôle important rempli par le général Jean Hardv durant ces cinq années, à l’armée de Sambre-et-Meuse, où il prend le direction des sièges d’Ehrenbreitstein et de Fort-Cassel et commande 20 000 hommes, avec résidence à Coblentz. C’est dans cette ville, au siège de son commandement, qu’un an à peine après la mort de Marceau, dont il venait de célébrer l’anniversaire, il eut le triste devoir de faire transporter le corps de Lazare Hoche, également son ami et son compagnon d’armes, et de prononcer son oraison funèbre.

La Correspondance du général Jean Hardy permet de le suivre à l’armée d’Allemagne, du 27 septembre au 15 novembre de la même année, puis à Coblentz, où Mme Hardy rejoint son mari après la signature de la paix, à Udine, près de Campo-Formio ; durant l’expédition d’Irlande ; à l’armée du Danube, du 13 mars au 1er mai 1799 ; pendant la campagne d’Helvétie, du 3 juillet au 28 août de la même année ; à l’armée du Rhin, du 3 novembre 1799 au 26 avril 1800 ; en Bavière, au combat d’Ampfingen, où la division du général Hardy, combattant contre un corps d’Autrichiens trois fois plus nombreux, montra, au rapport du général Dessoles, chef d’état-major, une fermeté et un courage extraordinaires, tandis que son commandant était lui-même blessé[1].

Après avoir été, à la suite de ce beau fait d’armes, nommé inspecteur général aux revues, le général de division Hardy fit partie de l’expédition de Saint-Domingue.

De sa correspondance[2], nous détachons les deux chapitres sur l’expédition d’Irlande et l’expédition de Saint-Domingue, qui pourraient prêter à plus d’un rapprochement avec des événemens encore tout récens.


I


I. — EXPÉDITION D’IRLANDE[3].
A Madame Hardy.


Paris, 27 messidor (14 juillet 1798).

Tu ne t’attendais pas à recevoir de moi une lettre datée de Paris ; je ne songeais pas davantage à te l’envoyer.

Le 19 messidor, à neuf heures du soir, le télégraphe apportait à Strasbourg un ordre de Schérer, ministre de la Guerre, expédié de Paris le même jour à sept heures du soir, prescrivant au général Sainte-Suzanne, commandant d’armes, de me dépêcher un courrier pour que je me rende sur-le-champ en poste à Paris. Le 20 au soir, je recevais le courrier ; le 24, je faisais mon paquet ; le 22, à neuf heures du soir, je partais d’Huningue ; le 25, à dix heures du soir, j’étais à Paris. Hier matin, 26, j’ai vu le ministre et les directeurs. Dans quatre ou cinq jours, je partirai pour Brest. Que vais-je y faire ? Je n’en sais rien encore. J’ai quitté Barras, hier, en pleine fête ; il m’a donné rendez-vous aujourd’hui, à midi. Je dîne ce soir, chez le ministre. Le prochain courrier t’en apprendra davantage.


Paris, 29 messidor (16 juillet).

J’ai dîné hier au Luxembourg ; Barras m’a dit qu’aujourd’hui ou demain j’apprendrais du nouveau. Je suis attendu chez le ministre des Relations extérieures ; j’y cours.


Paris, 1er thermidor (18 juillet).

Je partirai après-demain matin pour Brest ; je terminerai demain matin toutes mes affaires avec le Directoire et les ministres.


Le général Hardy, commandant en chef l’Armée expéditionnaire d’Irlande, au citoyen Bruix, ministre de la Marine.


Brest, 15 thermidor (1er août).

Vos instructions m’ont été remises ce matin par le général Terrasson, qui m’a communiqué votre lettre. Vous me pressez de partir, je le désire autant que vous. Le Gouvernement a certainement à cœur que l’expédition réussisse, mais il n’en a pas encore donné les moyens. La trésorerie nationale ne remplit pas les promesses qu’elle m’a faites avant mon départ de Paris. L’ordonnance de 135 000 francs, que le Directoire a mis à ma disposition, devait me précéder à Brest. Le payeur de la 13e division n’en a même pas reçu avis. Cependant il rassemble les fonds ; il n’y a que la trésorerie qui le retienne.

Je me suis concerté avec le chef de division Bompard ; il résulte de notre conférence que la flotte est prête à mettre à la voile. Ce qui reste à embarquer peut l’être en moins d’une matinée ; mais ce qu’on a fait pour l’équipage et pour l’état-major ne suffit pas. Il est indispensable que vous accordiez encore un mois de solde d’avance, La majeure partie de mes troupes, embarquée depuis vingt jours, a dépensé les deux tiers de ce qu’elle a reçu. Il ne reste plus rien à la Marine pour faire de nouveaux approvisionnemens et nourrir les passagers. Les officiers de marine et leurs matelots réclament un arriéré de plusieurs mois. On avait promis aux troupes de terre une avance de trois mois de solde. Il n’y a pas à la caisse du payeur divisionnaire de quoi en payer un seul et, aurait-il des fonds, qu’il n’a pas d’ordres.

J’ai passé les troupes en revue ; je les ai trouvées dans un état de nudité qui fait pitié. Il ne reste pas une guenille dans les magasins de Brest ; j’ai cependant, à force de sollicitations, obtenu de l’ordonnateur en chef de la Marine une chemise bleue par soldat. Je devais trouver 2 000 habits d’uniforme, des gibernes, des armes, pour les transporter en Irlande ; je ne sais si le département de la Guerre a donné des ordres, mais il n’y a rien de tout cela à Brest. C’est encore la Marine qui a bien voulu me prêter 500 briquets pour armer les grenadiers et les sous-officiers. La cavalerie que j’emmène devrait se trouver à Guingamp ; elle est encore à Nantes et ne pourra pas être à Brest avant huit jours. Je devais avoir 200 canonniers et je n’en trouve pas cent, tant à pied qu’à cheval. Enfin, le commissaire des guerres et ses administrations ne sont pas encore arrivés.

Je suis convaincu qu’il me suffira. Citoyen Ministre, de vous faire connaître ces difficultés pour qu’elles soient levées. Le moyen le plus efficace est l’argent ; sans argent on ne fait pas la guerre.


Au même.


16 fructidor (2 août).

J’ai reçu, ce matin, les Adresses adressées aux Irlandais, en français et dans leur langue. Je les répandrai à profusion dans le pays. Je vous envoie copie de ma proclamation ; je la ferai distribuer en abordant en Irlande.


Le général commandant f armée française en Irlande aux Irlandais réunis.


Irlandais,

La persécution que vous éprouvez d’un gouvernement atrocement perfide a excité des sentimens d’indignation et d’horreur dans l’âme des amis de l’humanité. Tous les hommes libres déplorent votre malheur et admirent votre constance. Vos plaintes ont retenti dans toutes les parties du globe ; mais votre cause est devenue particulièrement celle du peuple français. C’est pour vous prouver son affection, c’est pour seconder vos généreux efforts, que le Directoire exécutif de la République française m’envoie vers vous.

Je n’aborde pas votre île pour y porter le ravage et vous dicter des lois. Compagnon d’armes et ami de Hoche, je viens remplir ses engagemens[4] et vous tendre une main secourable. Je vous apporte des armes, des munitions et les moyens de vous affranchir d’un joug barbare.

Je vous présente mes braves compagnons ; ils ne connaissent que le chemin de l’honneur et de la victoire. Vieillis dans l’art de vaincre les tyrans sous quelque forme qu’ils se présentent, ils joindront leur courage au vôtre, leurs baïonnettes à vos piques, et l’Irlande sera affranchie.

Victimes infortunées du plus exécrable despotisme, qui gémissez dans les cachots de l’Angleterre, ouvrez vos cœurs à l’espérance, vos fers seront brisés !

Irlandais, qui avez vu vos maisons dévorées par les flammes, vous les verrez reconstruites !

Apaisez-vous, mânes innocens de Fitz-Gerald, d’O’Coigley, d’Edward Crosbie, de William Orr, de Thomas Bacon ; votre sang, versé pour la cause sainte de la liberté, cimentera l’indépendance de votre Patrie. Il coule dans les veines de vos compatriotes, et les Français vont châtier vos bourreaux !

JEAN HARDY.


A Madame Hardy, à Philippeville.


Brest, 19 thermidor (6 août).

J’ai reçu les instructions du Directoire. Sans qu’il me dise encore bien positivement où j’irai, une division de dix navires[5] est prête à mettre à la voile. J’y embarque quelque milliers d’hommes avec de l’artillerie et des munitions ; au premier vent favorable, nous partirons. D’ici là, je saurai sans doute où je dois aller, ce que je dois faire, et je t’en instruirai. Que ce voyage ne te cause pas la moindre inquiétude ; c’est l’affaire de trois à quatre mois.

Les gazettes, à Brest, comme à Paris et ailleurs, s’occupent beaucoup de notre expédition ; les unes affirment que nous allons à Malte, d’autres à Saint-Domingue, à la Jamaïque, en Irlande. Personne ne sait au juste de quoi il est question. L’opération dont je suis chargé n’est pas plus périlleuse qu’une autre ; elle me donnera un grand travail, mais elle me fera honneur, même si je n’avais pas un plein succès. Plusieurs généraux de division distingués, Championnet, par exemple, ont demandé au Directoire le commandement de l’expédition.

Je leur ai été préféré sans la moindre démarche ; à telles enseignes que, le jour de mon arrivée à Paris, je ne me doutais pas du motif qui m’y avait appelé. Mes aides de camp, Vallin et Sauvage, sont arrivés hier en poste.


27 thermidor (mardi, 14 août).

Le courrier m’a apporté l’ordre de mettre à la voile et de me rendre en Irlande pour en chasser les Anglais, en assurer l’indépendance et y organiser l’autorité civile et militaire. « Partez, m’écrit le Directoire, partez. Général ; l’Irlande vous attend, partez ! La gloire de votre pays, le salut d’un million de malheureux qui vous tendent les bras, et la confiance du Directoire en dépendent.

« Pour instructions : dévouement, audace, loyauté, respect des mœurs, des personnes et des propriétés. Voilà ce que le Directoire vous sait capable d’accomplir ; voilà ce qu’il attend de vous ! »

Ce voyage n’est pas plus dangereux qu’un autre. Si le ciel favorise notre traversée, qui ne doit pas durer plus de cinq jours, si nous abordons heureusement, alors je réponds du salut de l’Irlande !

Adieu, ma belle amie, ma bien-aimée Calixte, jeté quitte pour me rendre à bord du vaisseau le Hoche. J’espère être plus heureux que le héros dont il porte le nom.


A Bruix.


3 fructidor (20 août).

Tous les élémens paraissent s’entendre pour nous clouer dans la rade de Brest et y enchaîner l’ardeur de nos troupes. L’escadre anglaise augmente à vue d’œil ; hier, elle nous a présenté 42 voiles, qui, à la chute du jour, étaient en ordre de bataille en face du Goulet. J’aurais peine à vous dire qui est le plus affligé de tous ces contretemps, de Bompard ou de moi. Nous n’avons, ni l’un ni l’autre, le moyen de parer à tant d’inconvéniens. Cependant, en me reportant à ce que vous m’avez dit dans le principe et à ce que vous m’avez écrit, depuis qu’il importe surtout d’envoyer un général aux Irlandais, il me vient cette idée que je vous soumets.

Je partirai de Rochefort (ou de Nantes) avec vingt officiers bien choisis, quatre cents hommes (infanterie, artillerie et hussards), quelques pièces de campagne, sur deux bonnes frégates, commandées par des capitaines éprouvés. J’arriverai promptement en Irlande sans accident. Pendant que je travaillerai, sur les lieux, à connaître l’esprit public, à préparer la réussite du projet du Gouvernement, la division, ici, pourrait attendre qu’une bourrasque violente rejetât l’escadre anglaise sur ses côtes ou dans la Manche, ce qu’on ne peut guère espérer avant trois semaines, c’est-à-dire avant l’équinoxe.

Vous apercevrez aisément, Citoyen Ministre, que ce projet n’est point celui d’un marin ; mais, quelle que soit l’opinion que vous en ayez, je me repentirai d’autant moins de vous l’avoir proposé que j’espère, par là, vous convaincre que, si les intentions du Directoire exécutif n’ont point été jusqu’à ce moment remplies, il n’y a pas de ma faute.

Je me plais à vous répéter que le désir le plus ardent de partir anime toutes les troupes, qu’elles brûlent d’impatience de voir arriver le moment où elles pourront faire briller leurs baïonnettes victorieuses aux yeux d’un peuple digne de la liberté, et que ces sentimens sont bien partagés par leur chef.

P. S. — Dans le cas où vous approuveriez mon projet et où vous ne voudriez pas détacher Bompard de sa division pour lui donner le commandement de la flottille, je vous recommande son second, Maistral, capitaine de frégate.


4 fructidor (21 août).

Depuis quelques jours, un calme profond régnait dans nos parages ; à peine les flammes des bâtimens mouillés dans la rade nous indiquaient-elles positivement quel semblant de vent nous avions. Hier, vers la brune, nous eûmes un bon frais ; Bompard, cédant à son impatience et à la nôtre, et voulant enfin exécuter les ordres du Gouvernement, donna l’ordre à la division d’appareiller. A notre sortie du Goulet, tout semblait nous favoriser ; le temps s’obscurcit, la lune disparut, la brise devint plus forte. Nous filions 8 et 9 nœuds ; nous aurions certainement traversé la ligne ennemie, bien qu’elle fût de quarante-deux voiles, et nous nous serions trouvés, au matin, avec notre vaisseau et les huit frégates, à 35 lieues de terre, si un événement malheureux ne nous eût arrêtés. A hauteur de la pointe Saint-Mathieu, deux de nos frégates, la Fraternité et la Bellone[6], s’abordèrent et se firent mutuellement des avaries. Les marins vous en rendront un compte détaillé.

Cet accident arriva sous nos yeux ; l’ennemi, que nous frisions alors, s’en aperçut ; il tira un coup de canon, lança force fusées et multiplia ses signaux pour avertir l’escadre, qui ne tarda pas à répondre. Bompard, voyant son projet découvert, crut qu’il était prudent de virer de bord. Le reste de la nuit fut employé à regagner la rade, où nous rentrâmes au point du jour, après avoir fait cinq lieues marines.

C’est grand dommage que nous ayons eu cet accident ; le coup était audacieux. Il aurait redoublé l’énergie de nos marins, déconcerté les Anglais, et nous aurait fait grand honneur ; il nous reste celui de l’avoir tenté. C’est particulièrement au commandant de la flotte, à Bompard, qu’en appartient le mérite.

Maintenant l’Anglais nous bloque étroitement ; il croise dans l’Yroise et garde le passage du Raz. Nous avons d’autant moins l’espoir de passer, que notre tentative d’hier l’a fait redoubler de vigilance et de précautions ; nos moyens maritimes sont insuffisans pour l’éloigner de Brest. Il n’y a plus que le gros temps d’équinoxe qui puisse nous en débarrasser.

D’après ces considérations, permettez-moi, Citoyen Ministre, de remettre sous vos yeux le projet que je vous ai soumis dans ma première dépêche. Si j’insiste, c’est que je crains que ceux qui me précèdent (en supposant qu’ils aient débarqué) n’agissent à contresens des intentions du Directoire. Ils sont isolés ; chacun d’eux se croit maître de faire ce que bon lui semble, et il n’y a, sur les lieux, personne pour les diriger ou les contenir.

Je vous prie de bien peser ce que j’ai l’honneur de vous dire et de songer sérieusement au résultat.

J’attendrai vos ordres avec une impatience égale à mon désir de réussir.


11 fructidor (28 août).

Ce qui m’inquiète le plus, c’est qu’on s’est pressé de faire partir la petite division que j’avais à Rochefort[7] avec le général Humbert, avant de savoir si nous étions en mesure ici, et que je crois Humbert arrivé. Cela dérange totalement mon plan de campagne et va entraver mes opérations. Je connais Humbert et je crains que tout ne soit bouleversé quand j’arriverai. J’ai envoyé un courrier à Paris, pour témoigner au Gouvernement mes craintes à ce sujet. Si les choses ne réussissent pas comme j’avais lieu de l’espérer dans le principe, le Gouvernement n’aura aucun reproche à me faire. Chargé de l’organisation civile et militaire, j’ai senti tout le poids de ma mission ; je sais combien ma tâche est pénible. J’avais tout préparé pour répondre pleinement à la confiance du Directoire ; j’ai communiqué mon projet aux Irlandais[8] que j’ai à mon bord, ils me promettaient un succès complet. Peut-être mes précurseurs ont-ils déjà tout mis sens dessus dessous et faudra-t-il que je recommence sur de nouveaux frais. Je ne perds cependant pas l’espérance ; il m’en coûtera sans doute plus de peine, il me faudra déployer plus d’énergie et faire des exemples ; j’en ai la force, j’en aurai le courage.


A Bruix.


12 fructidor (29 août).

J’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 9, pour m’informer que le Directoire a suspendu notre départ jusqu’au moment où la division navale pourra passer sans danger. Nous obéirons. Citoyen Ministre, mais avec chagrin.

Je regrette que vous n’ayez pas approuvé mon projet.

On dit que le Directoire a permis l’armement en course à quiconque se chargerait de transporter une compagnie en Irlande. Cette proposition n’a pu être faite au Gouvernement que par ses ennemis ; car que deviendraient nos troupes isolées, en débarquant en Irlande ? Des brigands, qui porteraient indistinctement la désolation chez les royalistes et les patriotes, et il est aisé de prévoir comment nous serions reçus, après eux, par les insulaires.

Je vous remercie des vœux que vous formez pour le succès de notre expédition ; il dépend beaucoup des troupes qui sont arrivées les premières. Si donc Humbert vous a informé de son débarquement, je vous conjure, Citoyen Ministre, de lui tracer d’une manière bien positive le cercle dans lequel il doit se circonscrire. Il est brave (personne ne peut lui contester cette qualité) ; mais, dans les circonstances présentes, le courage ne suffit pas.

Au moment de l’embarquement, j’ai fait donner un à-compte aux troupes sur les fonds mis à ma disposition. Non seulement cette somme ne m’est pas encore rendue, mais le payeur ne sait même pas où puiser de quoi solder quinze jours à l’armée expéditionnaire. Cependant on a promis hautement aux soldats de leur payer trois mois d’avance, et ils y comptent toujours. La même promesse a été faite, à Paris, aux officiers sans troupes qui ont obtenu de s’embarquer ; ils demandent quand on les paiera. J’appelle, Citoyen Ministre, votre sollicitude sur cet objet.


À Madame Hardy.
13 fructidor (30 août).

Le courrier que j’avais envoyé à Paris est revenu hier au soir. J’avais exposé notre situation au Directoire. Je lui avais fait sentir la presque impossibilité de sortir de la rade tant que l’escadre anglaise, forte, encore aujourd’hui, de trente à quarante voiles, croiserait devant nous et que le vent nous serait contraire. Mais, comme, dans sa dernière dépêche, il me témoignait sa surprise de ce que nous n’étions pas encore sous voiles, je lui ai demandé des ordres positifs pour mettre ma responsabilité à couvert et lui ai promis qu’avec cela rien ne nous arrêterait.

Cette détermination, bien appuyée par le commandant de nos forces navales, a mis la puce à l’oreille à nos Directeurs, Ils ont craint un nouveau coup de crânerie et se sont empressés de me répondre que, quelque pénible qu’il fût de temporiser, ils m’ordonnaient d’attendre qu’un coup de vent, éloignant l’ennemi de nos côtes, nous permît de passer sans nous compromettre.

Nous ne pourrons sortir avant douze ou quinze jours, c’est-à-dire avant l’équinoxe. À cette époque, de violentes bourrasques éloigneront les Anglais de nos côtes. Le vent les rejettera sur les leurs ou dans la Manche, et nous pourrons passer. Dieu le veuille !

19 fructidor (5 septembre).

Ce qui me rend ma femme plus précieuse, plus adorable et plus chère, c’est cette détermination profondément réfléchie qui la porte à me dire : « Va te couvrir de gloire en Irlande et reviens dans mes bras ! »

Oui, mon amie, oui, j’irai où mon devoir et l’honneur m’appellent ; je servirai la cause de l’humanité ; je déploierai l’étendard de la liberté sur le sol de la tyrannie ; je briserai les fers d’un million d’Irlandais et je reviendrai plus digne de toi !

Ma proclamation aux Irlandais a reçu l’approbation du Directoire. Je l’ai fait traduire en anglais et imprimer à 20 000 exemplaires.

Bompard est un bon enfant, brave comme César, franc et loyal comme son épée ; il fait tous ses efforts pour nous rendre, à mes officiers[9] et à moi, la vie du bord agréable, et nos relations sont très amicales.


25 fructidor (11 septembre).

Les vents ne veulent pas plus nous favoriser que l’escadre anglaise s’éloigner. Nous n’avons pu mettre à la voile.

La saison s’avance et mon expédition ne se fait pas. J’ai une tâche glorieuse à remplir, plus je tarderai et plus je trouverai de difficultés. Il fallait de la promptitude, de l’audace, et il n’y a rien de fait ! Je suis cruellement tourmenté depuis le départ du général Humbert et de quelques autres, partis des côtes de la Manche. Je crains qu’ils n’aient tout gâté ! ...


27 fructidor (13 septembre).

Depuis quatre jours, nous ne voyons plus les Anglais, il est probable qu’ils se sont retirés sur leurs côtes, et, si lèvent nous devenait favorable, rien ne nous empêcherait de gagner le large. Nous avons bien, par intervalles, quelques momens propices, mais ils sont de courte durée, et l’on ne manie pas un vaisseau comme, sur terre, nous remuons un bataillon. On n’est pas plus vexé que nous le sommes.

Je t’envoie copie de la proclamation que je ferai distribuer à l’armée quand nous serons à vingt lieues en mer. Ce sont chétifs cadeaux pour toi, ma mie, je le sens bien, mais que puis-je t’envoyer d’ici ? Ne la laisse pas sortir de la maison avant d’être certaine que nous sommes partis.


Le général Hardy, commandant en chef l’armée expéditionnaire, aux Officiers et Soldats.


Braves compagnons,

Vous annoncer que nous partons pour l’Irlande, c’est vous dire que nous allons rejoindre des frères, des amis qui nous tendent les bras et qui nous regardent déjà comme leurs libérateurs. C’est à vous, guerriers vainqueurs de tous les rois coalisés contre la liberté de votre patrie, qu’il appartient de briser les fers d’un peuple courageux, qui fait tous les jours de nouveaux sacrifices pour assurer son indépendance.

Les Irlandais vous accueilleront avec joie ; ils rempliront envers vous les devoirs de l’hospitalité ; leur sollicitude et la mienne écarteront de vous tous les besoins ; ils augmenteront votre solde de leurs deniers ; ils feront plus : ils prendront place dans vos rangs pour hâter la destruction des tyrans qui depuis trop longtemps les oppriment impunément. Chacun de vous les guidera au chemin de l’honneur ; de la pointe de vos baïonnettes, vous fixerez la victoire et creuserez le tombeau des Anglais.

Brayes compagnons, les Irlandais sont dignes de la liberté ! Pour en jouir, ils n’attendent que le secours de la Grande nation. Loin de les traiter en ennemis vaincus, vous les regarderez comme les amis de la République française ; vous respecterez leurs personnes, leurs propriétés, leurs usages, leurs mœurs et surtout les malheurs dont le plus affreux despotisme les accable ; vous admirerez leur constance dans la lutte pénible qu’ils ont à soutenir contre la tyrannie.

À ces vertus vous joindrez la plus exacte discipline, sans laquelle nous n’avons point de succès à espérer.

Le Directoire m’a investi du pouvoir de relever le mérite des belles actions et m’a donné le droit de punir le crime ; vous trouverez en moi impartialité et justice.

La bonne conduite, les talens, les actions d’éclat seront publiquement récompensés ; mais la sévérité des lois n’épargnera aucun de ceux qui s’écarteront de leur devoir, et la mort punira les lâches, les alarmistes, les concussionnaires et les pillards.


A Madame Hardy.


28 fructidor (14 septembre).

Il est huit heures du matin, nous sommes sous voiles depuis trois heures ; le vent, quoique très faible, est assez bon ; l’ennemi ne parait pas ; nous sommes hors du Goulet.

Je t’embrasse à travers les mers et te souhaite une bonne santé. Conserve-moi ta tendresse et sois sûre de celle de ton époux, de ton ami.

Journal de bord du général Hardy sur le Hoche.


30 fructidor (16 septembre 1797).

A quatre heures après-midi, les vents fraîchissent de la partie du N. et N.-N.-O. On appareille, on part ; on passe le Raz (vents variables du N.-E. et N.-N.-E.) non sans peine. Neuf pilotes de l’île des Saints rassurent l’équipage et, à onze heures, nous sommes hors de danger. Je donne aux pilotes la récompense promise, 75 louis.


1er jour complémentaire (17 septembre).

Au jour, calme et beau temps, filant 2 nœuds seulement ; on aperçoit trois bâtimens ennemis[10] à 2 lieues de distance, l’un à O.-N.-O., les deux autres à O. 1/4 S.-O. A huit heures, ces bâtimens tirent le canon pour nous signaler ; mais le commandant Bompard se détermine à continuer sa route. Peut-être les eût-il atteints ; mais il avait des instructions à suivre[11].


2e jour complémentaire (18 septembre).

Les vents N.-N.-E. Beau temps, belle mer. A trois heures, nous rangeons les roches de Penmarch, de 2 lieues. Un des trois bâtimens ennemis disparaît[12]. A cinq heures, on aperçoit un autre bâtiment, de fort tonnage, qui, pendant la nuit, s’est joint aux deux autres.


3e jour complémentaire (19 septembre).

A huit heures, on relève la pointe de l’île de Groix. On donne la chasse aux bâtimens ennemis. A dix heures, on lève la chasse, et nous gouvernons à O.-S.-O.

Latitude nord de Groix : 47°39’. Longitude occidentale : 5°50’.

Bompard, inquiet d’être suivi par trois navires anglais, un vaisseau rasé, l’Anson, et deux frégates, Ethalion et Amelia, avait, depuis sa sortie de Brest, gouverné au S.-O., pour les tromper et surtout pour éviter les escadres qui croisaient à l’entrée de la Manche.

Hardy le décida, le 19 septembre, à détacher deux frégates, la Loire et l’Immortalité, sous le commandement de Segond, commandant de la Loire, pour donner la chasse aux bâtimens anglais. Mais, quand Segond demanda, par signal, l’ordre d’attaquer, Bompard répondit par le signal de ralliement. Il avait relu les instructions du ministre de la Marine : « Éviter tout ce qui pourrait ralentir sa marche et retarder son point fixé pour le débarquement de ses troupes. » La Loire et l’Immortalité rejoignirent la division ; l’Anson, l’Ethalion et l’Amelia virèrent de bord, en même temps qu’elles, pour continuer leur poursuite.

Bompard eut alors la fâcheuse inspiration de vouloir faire croire aux Anglais qu’il allait aux Antilles. Il doubla le cap Finisterre et continua de gouverner au Sud-Ouest. Il comptait faire le tour des Açores, y perdre les bâtimens anglais, puis reprendre la route de l’Irlande. Une saute de vent l’obligea de virer au Nord. Pendant ces douze jours de navigation inutile, aucune souffrance ne fut épargnée aux 3 000 hommes embarqués sur des navires de guerre, mal aménagés et encombrés de matériel. Bompard n’eut plus, dès lors, qu’une pensée : débarquer au plus tôt le corps expéditionnaire. Il laissa même, le 25 septembre, passer, sans l’attaquer, un convoi anglais de 100 voiles, peu escorté, dont la prise aurait causé au roi George un préjudice plus grand que le débarquement d’une poignée de Français dans l’Irlande, altérée par la capture du général Humbert et de sa brigade.

Hardy et Bompard ignoraient le sort d’Humbert. Sachant qu’il avait débarqué au nord de l’Irlande, dans la baie de Killala, ils faisaient route pour atterrir au lac de Swilly, dans l’espérance d’y voir leur débarquement protégé par les troupes françaises unies aux Irlandais. La déception fut cruelle !

L’amirauté anglaise, après avoir cru que Bompard allait à Terre-Neuve, avait appris, par ses croiseurs de l’Atlantique, que décidément il se dirigeait vers l’Irlande. Elle laissa l’amiral Bridport, avec neuf vaisseaux de ligne, à hauteur d’Ouessant, pour empêcher les navires français de regagner leurs ports, et elle envoya de Plymouth le commodore sir John Borlase Warren avec quatre vaisseaux : le Foudroyant (de 80 canons), le Canada et le Robust (de 74), le Magnanime (de 44), les frégates Melampus et Doris, à la poursuite de l’escadre ennemie, que l’Anson et l’Ethalion n’avaient pas quittée.

Le 11 octobre, quand les Français se croyaient au but et saluaient les côtes d’Irlande de leurs acclamations, quand Hardy se disposait à atterrir au lac Swilly, l’escadre anglaise fut signalée. Elle avait le vent, la liberté de manœuvre, 520 canons contre 400 ; les navires français, encombrés de troupes, avaient subi de graves avaries. Bompard laissa entourer le Hoche par les vaisseaux de Borlase Warren ; il ne sut pas donner à ses frégates l’ordre de courir, toutes voiles dehors, aux Anglais, et de remplacer la canonnade à distance par un audacieux abordage, où les bataillons de Sambre-et-Meuse auraient eu raison des marins britanniques, moins nombreux, sinon moins braves. Bompard accepta la bataille navale, et il la perdit, après avoir combattu 4 heures, un contre cinq, pour sauver ses frégates. Ce fut un glorieux désastre.


COMBAT DU Hoche.
Rapport du général Hardy au Directoire.


21 vendémiaire.

Après 29 jours d’une navigation extrêmement pénible, la division commandée par Bompard, qui devait porter en Irlande les troupes dont vous m’aviez confié le commandement, était arrivée, le 20 vendémiaire, à hauteur de l’île Tory. Il ne nous restait plus que 7 à 8 lieues à faire pour entrer dans le lac Swilly, que, de concert avec Bompard, j’avais choisi pour notre débarquement. Le temps était beau, le vent favorable ; depuis deux jours, nous avions perdu de vue le vaisseau rasé et les deux frégates ennemies qui, depuis l’île d’Ouessant, nous avaient constamment observés. Tout semblait nous présager un succès complet.

A midi, nous aperçûmes une escadre anglaise composée de huit vaisseaux, qui forcèrent bientôt de voiles, les uns pour nous reconnaître de plus près, les autres pour gagner le vent. Dans ce moment même, nous éprouvâmes une avarie irréparable par la fracture et la chute de notre grand mât de hune. Il ne m’appartient pas de vous donner les détails des manœuvres qui furent faites pour atteindre notre but et remplir vos intentions ; je laisse ce soin aux officiers de marine[13].

Le lendemain, 21 vendémiaire, à six heures et demie du matin, nous nous trouvions par les 10° 3’ de longitude occidentale, à vue de terre et presque en face du lac Swilly. L’ennemi, qui nous avait serrés de près pendant toute la nuit et que nous avions en vain essayé de tromper par une fausse route, ne tarda pas à nous attaquer.

Le Hoche fut d’abord assailli par un vaisseau rasé et un de 74[14] ; nous nous battîmes pendant une heure sans éprouver beaucoup de pertes ; mais bientôt l’ennemi fut renforcé par un vaisseau de 80, un de 74 et une frégate de 18[15]. La frégate la Romaine (commandant Bergevin), qui s’était jointe à nous, fut obligée de virer de bord à l’approche du renfort ennemi, et nous nous trouvâmes seuls contre cinq. Le combat devint alors terrible et opiniâtre de part et d’autre ; le Hoche vomissait le fer et la flamme de tribord, de bâbord et de l’arrière. Il est impossible de trouver plus de courage et d’activité dans nos soldats de terre et de mer, plus de fermeté et de sang-froid dans tous les officiers placés aux différentes batteries, ni plus d’ordre dans une action aussi chaude que meurtrière. L’espérance de la victoire allait toujours croissant dans l’équipage et chacun travaillait avec une ardeur égale à ses désirs.

Cependant le vaisseau avait déjà près de cinq pieds d’eau dans la cale ; le poste des chirurgiens était encombré de blessés ; toutes les manœuvres étaient coupées, les voiles en lambeaux, les batteries en partie démontées ; trois fois les gaillards avaient été complètement balayés ; les sabords de la deuxième batterie n’en formaient plus qu’un ; les mâts et les vergues, fortement endommagés, menaçaient d’écraser l’équipage par leur chute. Enfin, réduit à l’impossibilité de gouverner, prévenu, pour la deuxième fois, qu’il n’y avait plus de place au poste pour les blessés, ne pouvant plus compter sur le secours de nos frégates, dont quelques-unes étaient déjà aux prises, forcé de céder au nombre qui l’accablait, le chef de division Bompard se détermina à amener le pavillon national, après en avoir défendu l’honneur, avec son intrépidité ordinaire, pendant 3 heures 45 minutes.

Aucune de nos frégates, excepté la Romaine, n’a eu part à cette action ; mais à peine le Hoche fut-il rendu, qu’à leur tour elles furent enveloppées par les forces ennemies.

Tous ceux qui étaient à bord du Hoche se sont vaillamment battus<ref> Les bataillons de la 53e demi-brigade, formés en carrés sur le pont, exécutèrent des feux de salve, qui firent de grands ravages dans les équipages anglais. Aussi, quand le commodore monta sur l’épave, il dit à Hardy, on lui tenant la main : « C’était folie, Général, de transformer un vieux bateau désemparé comme le Hoche en un champ de bataille de Sambre-et-Meuse ! »é/ref> ; on ne saurait donner trop d’éloges aux officiers et aux soldats. Notre perte s’élève à 130 hommes, dont 3 officiers ; parmi eux, Vildey, lieutenant au 6e d’artillerie, jeune homme d’un mérite rare et qui donnait les plus hautes espérances. La République perd en lui un brave défenseur et un zélé partisan. Avant d’expirer, il a recommandé sa famille à la sollicitude du Gouvernement ; puis il est mort avec le calme de la philosophie et la tranquillité d’un homme qui a toujours rempli ses devoirs avec honneur et sans reproche. Il emporte l’estime de ses chefs et l’amitié de ses camarades.

Je m’occupe de recueillit les noms de ceux qui se sont particulièrement distingués.

Recevez, Citoyens Directeurs, l’expression du regret bien sincère que j’éprouve de n’avoir pas été mieux secondé par la fortune et de n’avoir pu justifier la confiance dont vous m’avez honoré.


Les Frégates. — Les huit frégates, au signal de former la ligne de bataille sans égard au poste, s’étaient placées en avant du Hoche. La Loire, l’Immortalité et la Bellone en étaient les plus rapprochées. Quand le Robust et le Magnanime assaillirent le vaisseau français, la Romaine vint à son secours et tira quelques bordées sur le Robust. L’arrivée du Canada, du Foudroyant et de l’Amelia obligea la Romaine à virer de bord.

Pendant trois heures, les frégates, que le calme et la houle empêchaient de manœuvrer, durent se tenir à distance des dangereuses bordées des vaisseaux anglais, répondre au feu de l’Anson, du Melampus, de l’Ethalion et de la Doris, et assister, impuissantes, à la magnifique agonie du Hoche. Segond, commandant la Loire, proposa à Legrand, commandant l’Immortalité, d’aborder le Robust ; les grenadiers du général Ménage, entassés sur l’Immortalité, demandaient à grands cris l’abordage. Mais l’Immortalité fit de fausses manœuvres qui l’empêchèrent de se joindre à la Loire, et Segond dut renoncer à se servir de la baïonnette.

Bompard prisonnier, le capitaine de vaisseau Bergevin, à qui revenait la lourde tâche du commandement, fit, de la Romaine, le signal de forcer de voiles, et la fuite commença. L’Embuscade et la Coquille, plus éprouvées que les autres frégates par les boulets anglais, avaient amené leur pavillon.

La Bellone. — Le capitaine Jacob, sur la Bellone, engage la lutte contre le Foudroyant, pour permettre à la Loire, à la Romaine et à l’Immortalité de s’échapper. Un boulet rouge met le feu aux grenades entassées sur le pont. Déjà le gréement et la voilure sont en feu ; l’enseigne Cotelle et le capitaine Barbier, du 7e hussards, s’élancent dans la mâture et, avec quelques matelots intrépides, ils éteignent l’incendie. Jacob fait jeter à la mer tout ce qui alourdit la marche et gêne la manœuvre. Il se dérobe au Foudroyant ; mais il est rejoint par le Melampus et par l’Ethalion qui, après deux heures de canonnade, obligent, à grand’peine, l’héroïque Jacob à rendre sa frégate démâtée, prête à couler ; on ne compte plus les morts et les blessés.

La Résolue. — Après la prise du Hoche et le signal de la Romaine, le capitaine Bargeau a forcé de voiles. A midi, nous ne tirions plus que nos canons de retraite, qui ont été bientôt hors de portée. Nous avions devant nous un vaisseau rasé, l’Anson, qui avait perdu son mât d’artimon, mais qui manœuvrait pour nous couper la route, tandis que les autres navires anglais nous appuyaient la chasse. Nous nous trouvions, ainsi que la Loire, la Romaine et l’Immortalité, entre les chasseurs, l’Anson et la côte, qui nous restait sous le vent, à trois lieues. A trois heures, la Loire nous a dépassés et s’est trouvée bientôt à portée de l’Anson ; elle a échangé avec lui deux ou trois volées, puis a gagné le large.

De suite notre tour est venu ; nous avons engagé le combat presque à portée de mousquet. On a fait, de part et d’autre, un feu à mitraille très actif et très meurtrier ; mais l’Anson avait du 32 et nous n’avions que du 12. Le gaillard d’avant, où était le commandant Potier, a beaucoup souffert ; un sergent-major a été tué à côté de lui. La caronade a été démontée, tous les canonniers tués ou blessés, beaucoup de matelots mis hors de combat et un lieutenant légèrement blessé.

A quatre heures, l’Immortalité est venue nous seconder ; mais, supérieure en marche, elle nous a bientôt dépassés, et tout le feu de l’Anson s’est concentré sur nous. A cinq heures, nous avons coupé le petit mât qui remplaçait son artimon.

A six heures et demie, la Romaine a passé au vent de l’Anson et lui a lâché quelques coups de canon en s’éloignant.

Nos manœuvres étaient trop maltraitées pour que nous puissions gagner l’Anson de vitesse. A la nuit, l’Anglais s’est trouvé si désemparé à son tour, qu’il a mis ses voiles sur le mât et s’est laissé culer. Le combat a fini avec le jour ; nous avons suivi l’Immortalité toute la nuit. Une circonstance prouvera, entre mille, le sang-froid des soldats républicains. Il fallait pomper continuellement, et quarante hommes étaient groupés autour du grand mât. Eh bien ! les pompes ont joué sans interruption au plus fort du combat, et le grand mât a reçu plusieurs boulets rames à quelques pieds au-dessus des pompes. Sur le gaillard d’arrière, un boulet a emporté le sac d’un soldat qui était au bastingage et a renversé le chef de brigade, Lée.

Le 22 vendémiaire au matin, nous étions dans la baie de Donegal, près de l’Immortalité, qui a signalé de se préparer à descendre. Le chef de brigade Lée a siégé au conseil de guerre présidé par le général Ménage. Ce conseil a jugé que la descente était impossible. Sur l’observation que les troupes et l’équipage de la Résolue étaient forcés de prendre terre pour échapper à une perte certaine si la frégate continuait à tenir la mer, le capitaine de vaisseau Legrand, commandant l’Immortaiité, a promis qu’il ne nous abandonnerait pas et que nous pouvions compter sur lui, si nous allégions la Résolue en jetant à la mer les fardeaux trop pesans et même les canons. On convint donc de partir à un signal déterminé.

Il est venu des Irlandais abord nous apprendre que le général Humbert avait été vaincu et fait prisonnier.

A huit heures du soir, on a appareillé. A peine hors de la baie de Donegal, on a aperçu un feu, qu’on a pris pour celui de l’Immortalité ; ce qui nous a engagés à montrer un feu, de temps à autre.

Le vent s’est levé ; la mer est devenue très grosse. Le péril augmentant, on a décidé de jeter les canons à la mer ; mais, auparavant, Bargeau a essayé, en les mettant à la serre, de soulager sa frégate.

A minuit, nous avons eu connaissance d’un bâtiment sous le vont. Le capitaine a cru que l’Immortalité nous ralliait et a fait diminuer de voiles. A une heure, ce bâtiment nous a rangés sous le vent, à portée de la voix. Le capitaine l’a hélé, le prenant toujours pour l’Immortalité ; mais une volée l’a bientôt tiré d’erreur. Cette bordée a été suivie de beaucoup d’autres, qui ont tué plusieurs hommes dans leur hamac. C’était le Melampus, frégate anglaise de 44 canons de 18, capitaine Graham Moore[16]. Il a fallu se rendre, hélas !

L’Immortalité[17]. — L’Immortalité et la Résolue sont allées, de conserve, mouiller, le 22 vendémiaire, à la vue d’un vaisseau anglais, dans la baie de Donegal, près de Ballyshannon. Nous aurions pu débarquer sans obstacle, si la prudence l’eût permis. On crut devoir tenter de regagner la France, mais les élémens semblaient conjurés avec nos ennemis pour assurer notre perte. En sortant de la baie, nous essuyâmes une tempête qui nous sépara de la Résolue et brisa nos mâts, nos vergues et notre gréement, déjà extrêmement endommagés par le feu du vaisseau rasé Anson, contre lequel nous nous étions battus pendant une heure et demie, le soir du 22 vendémiaire, après l’affaire du matin.

A peine étions nous rajustés et en état de tenir la mer que nous fûmes attaqués, le 29, par la frégate anglaise la Fish-Guard, de quarante-huit canons, dont vingt-huit de 18 et vingt de 32. L’action, très meurtrière, coûta la vie au général Ménage et au capitaine de vaisseau Legrand. On amena pour ne pas couler ; il y avait six pieds d’eau dans la cale quand l’officier anglais vint nous amariner[18].

La Loire. — La Loire, au signal de forcer les voiles, était passée sous le feu du Foudroyant, dont la bordée l’avait fort endommagée. Cependant la frégate, bonne marcheuse, s’était mise promptement hors de portée. L’Anson lui barrait la route ; Segond eut la pensée d’attendre la Résolue, la Romaine et l’Immortalité, pour assaillir avec elles le vaisseau rasé, dont la perte était certaine. Les signaux ne furent pas compris, et les trois frégates se dérobèrent ; la Résolue et l’Immortalité de conserve, la Romaine isolément. Segond, ne pouvant éviter le feu de l’Anson, déploya le pavillon anglais au-dessus du sien, pour faire croire que sa frégate était une prise ; mais l’ennemi ne s’y trompa pas et lâcha sa bordée. Aussitôt Segond abattit les couleurs anglaises et, toutes voiles dehors, il courut à l’Anson pour le canonner si vigoureusement qu’il le désempara et put s’échapper.

La Loire rencontra la Sémillante ; Segond se rangea sous les ordres du capitaine Lacouture, plus ancien. Mais, à l’approche de trois bâtimens anglais (deux frégates, la Mermaid et la Révolutionnaire, et une corvette, le Kangaroo), Lacouture abandonna la Loire, qui ne pouvait pas suivre, et reprit sa liberté de manœuvre. Le 17 octobre, la Loire est atteinte par la Mermaid, un des trois bâtimens anglais auxquels elle a échappé la veille, en maltraitant la corvette. Segond, réduit à ses basses voiles, cloue son pavillon au mât d’artimon, harangue son équipage et accepte le combat. Une bordée, à portée de pistolet, de ses canons chargés à deux boulets, rase deux mâts de la frégate anglaise. Le troisième, resté debout, permet à la Mermaid de s’enfuir.

C’était le quatrième combat que la Loire soutenait depuis le 21 vendémiaire. Mais elle était criblée comme une écumoire ; il n’y avait plus à bord ni bois ni cordage. Attaquée le lendemain par l’Anson et le Kangaroo, la Loire lutta plus d’une heure encore. Segond n’amena son pavillon que quand il eut six pieds d’eau dans sa cale. Il avait à son bord 46 morts et 71 blessés.

La Sémillante, la Romaine et la Biche revinrent en France : la première, à Lorient ; les deux autres à Brest.


Le général Hardy, prisonnier de guerre, à sa femme.


A Buncranagh, aux bords du lac Swilly (nord de l’Irlande),
le 15 brumaire (5 novembre).

Chacun a sans doute déjà fait la gazette sur notre combat naval du 21 vendémiaire. Je ne veux pas faire de commentaires sur ce que tel ou tel prétend en savoir ; il est plus intéressant pour toi, ma bonne amie, d’apprendre que ton mari n’a pas succombé, qu’il n’est pas même blessé, qu’il se porte bien ; je désire que ma lettre te parvienne assez à temps pour calmer tes inquiétudes et les dissiper. Nous allons être conduits en Angleterre, où j’espère ne pas rester longtemps, comptant que je serai, avec mon état-major, renvoyé sur parole. Sois sûre, ma mie, que mon désir le plus ardent est de revoler près de toi et de te donner de nouvelles preuves de mon amitié.

P.-S. — Nous n’avons qu’à nous louer des généreux procédés de nos vainqueurs. Ils font tout ce qui est en leur pouvoir pour adoucir notre sort.


Au Directoire.

Nos malheurs auraient trouvé leur terme dans le combat du 21 vendémiaire, si la fortune capricieuse se fût contentée d’une victoire et nous eût permis d’arriver au port. Elle avait résolu de nous éprouver par d’autres revers.

Aussitôt que nous fûmes transférés, les officiers, sous-officiers et moi, à bord du vaisseau le Robust, le capitaine voulut faire voile pour Portsmouth, en passant par la mer d’Irlande. Mais les vents se déclarèrent contre nous et nous rejetèrent dans le Nord. Ce n’est que par miracle que nous échappâmes, deux fois, au naufrage, tant sur les îles Bishop’s que sur celles d’Ecosse. Le Hoche nous suivait dans un état si déplorable qu’à chaque instant nous croyions le voir englouti. Il ne lui restait, pour toute mâture, qu’un tronçon, de dix pieds, de son artimon ; il n’avait pas dix aunes de toile, et l’eau augmentait de plus en plus dans sa cale. La mer était toujours violemment agitée ; les vents soufflaient avec une violence extraordinaire. Une frégate, que nous avions rencontrée par hasard et qui avait pris le Hoche à la remorque, était à tout moment forcée de l’abandonner à la fureur des flots pour ne pas s’exposer à périr avec lui.

Cette tourmente, nous l’avons subie pendant dix-huit jours. Ajoutez que, les vivres étant sur le point de manquer, on avait réduit la ration au quart.

Enfin les vents se calmèrent un peu, et nous pûmes, le 10 brumaire, regagner le lac Swilly, où nous trouvâmes un excellent mouillage. La vue de cette baie redoubla mes regrets, car 10 000 hommes peuvent y débarquer facilement, et nous aurions trouvé infiniment plus de ressources que je ne m’y attendais en ne consultant que ma carte.

Le lendemain, les adjudans-généraux Simon et Wolfe-Tone (dit Smith) furent appelés à terre par le général Cavan, commandant l’arrondissement de Londonderry, qui se trouvait alors au village de Buncranagh. Simon resta vingt-quatre heures chez le général et fut traité avec beaucoup d’égards ; mais on envoya Smith à Londonderry, où il fut jeté dans un cachot et chargé de fers. Dès qu’il m’en eut fait part[19], je descendis moi-même à terre et j’écrivis à lord Cornwallis la lettre dont je joins ici la copie. J’en adressai une autre à ce malheureux officier pour le rassurer et l’engager à supporter son sort avec courage. Malgré mes réclamations, l’adjudant-général Smith a été traîné de prison en prison jusqu’à Dublin. Il est doué d’une âme forte, et je suis convaincu qu’il déploiera un grand caractère. Mais ses ennemis sont tellement acharnés contre lui qu’on ne saurait prendre des mesures trop promptes pour lui sauver la vie.

Je laisse à votre prudence et à votre sagesse. Citoyens Directeurs, le soin de faire en faveur de cet officier les démarches que vous jugerez nécessaires.


A Lord Cornwallis, commandant en Irlande.


Milord,

L’adjudant-général Wolfe-Tone, dit Smith, attaché à l’état-major de l’armée expéditionnaire dont le gouvernement français m’a confié le commandement, et fait avec moi prisonnier de guerre sur le vaisseau le Hoche, réclame mon intervention auprès de vous, parce qu’il a été enfermé dans un cachot et chargé de chaînes. Je n’entre pas dans la question de savoir si vous avez des griefs contre cet officier ; mais il est citoyen français, il fait partie de l’armée française, il est prisonnier de guerre ; et, sous ce triple rapport, il a droit à des égards et à du respect.

J’aime à me persuader, Milord, que vous reviendrez à des idées plus justes sur son compte, et que l’esprit de prévention ne l’emportera pas sur la droiture qui doit caractériser les hommes que le mérite ou la fortune a placés sur un grand théâtre. L’adjudant-général Wolfe-Tone est un honnête homme ; sa bravoure et ses actions d’éclat lui ont mérité la confiance du gouvernement français et l’estime de tous les soldats qui ont l’honneur pour guide. Je ne dois donc pas vous cacher la surprise qu’il me cause en m’apprenant que vous le faites traiter ignominieusement comme un scélérat.

Je réclame, au nom du gouvernement français, toute votre équité pour ce malheureux officier. Si le sort des armes vous a favorisé au combat du 21 vendémiaire, je ne puis croire que vous vouliez vous prévaloir de ce succès pour avilir la nation française dans la personne de son adjudant-général Wolfe-Tone.

C’est cependant ce qui résulte de l’acte infamant qui vient d’être commis à son égard.

J’ose espérer, Milord, que vous prendrez ma lettre en prompte considération et que je pourrai informer le Directoire exécutif que votre conduite envers l’adjudant-général Wolfe-Tone est plus conforme aux principes de la justice.

GENERAL HARDY.


Le vice-roi d’Irlande fit répondre par son secrétaire, M. Taylor, au général Hardy :

« Son Excellence n’ignore point les égards et les soins qui sont dus aux prisonniers de guerre que le succès des armes du Roi a fait tomber entre ses mains ; la volonté de Sa Majesté serait mal observée si les officiers français, pris dans le combat du 12 octobre, avaient à se plaindre de notre conduite envers eux.

« Quant à T. Wolfe-Tone, Son Excellence ne le connaît que comme un traître, qui voulait revenir en Irlande pour tenter par la force des armes ce qui n’a pu réussir par ses intrigues, qui n’a cessé d’y semer la rébellion et la discorde, et qui vient enfin d’y être conduit pour recevoir la punition due aux crimes dont il s’est rendu coupable envers son Roi et sa Patrie[20]. »

Le général Hardy était envoyé en Angleterre avec son chef d’état-major Simon et ses aides de camp Vallin et Sauvage.


II

Deux ans après son retour de captivité en Angleterre, à Litchfield, et après avoir fait, en ces quelques mois, des campagnes sur le Danube, en Helvétie, à l’armée du Rhin et en Bavière, où, l’on s’en souvient, il se battit glorieusement, Hardy, alors inspecteur général aux revues, était nommé président du Comité central de l’inspection générale par le Premier Consul, qui lui destinait le ministère de l’Administration de la Guerre, qui fut créé seulement le 8 mars 1802. Mais Hardy en avait assez déjà des fonctions administratives. La blessure reçue au combat d’Amplingen, en Bavière, était fermée, sa sciatique vaincue ; il était impatient de tirer le sabre du fourreau.

Oubliant le serment qu’il avait fait, à l’issue de cette malheureuse expédition d’Irlande, qu’on ne le prendrait plus à courir les mers, il accueillit avec transport l’offre que lui fit le beau-frère de Bonaparte, Leclerc, de faire partie, comme général de division, de l’expédition de Saint-Domingue.

Il ne se doutait pas, en s’asseyant à Plombières à la table de Pauline Bonaparte, qu’il l’accompagnerait, l’année suivante, à Haïti et qu’il mourrait, lui aussi, tout jeune encore, comme ses compagnons d’armes, Marceau,'Hoche et Leclerc lui-même, sans avoir rempli toute sa destinée.


EXPÉDITION DE SAINT-DOMINGUE.
Le général de division Hardy à sa femme.


À bord de la Révolution, en rade de Brest,
4 brumaire an X (26 octobre 1801).

Me voilà en rade, attendant, comme toute l’escadre, que le vent favorable nous pousse en pleine mer. Jusqu’à ce moment il a été contraire ; mais il peut tourner au Nord. Nous sommes parés à tout événement.

Un arrêté des Consuls nous permet de laisser à nos familles le quart de notre traitement. Je remets à l’inspecteur aux revues Le Doyen une délégation pour que tu touches 1 125 francs par trimestre. J’espère, au retour de Saint-Domingue, avoir acquis, par des voies licites et honnêtes, de quoi assurer ton bien-être, élever nos enfans et nous mettre à l’abri du caprice des hommes puissans !


6 brumaire (28 octobre).

J’apprends avec plaisir que la saignée t’a soulagée et que notre cher petit Victor va de mieux en mieux. Dieu veuille que tu fasses heureusement tes couches, et que tu me donnes, cette fois, une petite fille te ressemblant.

Tu me parles du chagrin que te cause notre séparation ; j’y prends plus de part que personne et je chercherai tous les moyens de l’adoucir. Crois-tu qu’il ne m’en coûte pas autant qu’à toi ?

Je ne sais si mon sacrifice sera apprécié de ceux qui ont charge de m’en récompenser ; mais je ferai mon devoir, je travaillerai à l’amélioration de notre sort et, au retour, nous serons dédommagés. Ta sœur Agathe ne sera pas oubliée.

C’est pour vous, mes bonnes amies, pour mes enfans, que je vais encore tenter la Fortune ; elle se décidera peut-être à me sourire ! Nous attendons le vent favorable pour appareiller ; il change à tout instant et nous contrarie beaucoup. Nous espérons que la lune, en son nouveau quartier, le fixera et nous portera heureusement et promptement à destination.

J’ai reçu une lettre de Sénarmont, qui approuve fort la résolution que j’ai prise. Il voit la chose sous son véritable aspect, parce que, lui, raisonne le métier.

Bonsoir, ma bien-aimée Calixte ; tranquillise-toi sur ma santé et sur mon sort.

Je t’envoie mille baisers bien tendres, en te priant de les partager avec Victor et Agathe. Je vous aime bien et vous aimerai jusqu’à mon dernier soupir.


Le départ fut encore retardé ; Bonaparte avait persuadé à sa sœur Pauline d’accompagner son mari à Saint-Domingue, et Leclerc alla chercher sa femme à Paris. Hardy l’accompagna. Calixte aurait voulu partir comme Mme Leclerc ; mais elle avait de nouvelles espérances de maternité et surtout elle ne voulait pas quitter Victor et Félix, Les emmener, c’était impossible ; elle redoutait pour eux la traversée, la guerre, le climat, la fièvre jaune ! Hélas ! peut-être avait-elle le pressentiment qu’elle ne verrait plus son « bien-aimé général. » Cette séparation fut plus cruelle que les autres, et c’est dans les larmes que s’acheva leur roman d’amour conjugal, après quatre années d’un bonheur sans nuage.


Rennes, 26 brumaire (17 novembre).

A Madame Hardy.

Leclerc n’ayant cheminé qu’à petites journées, à cause de sa femme qui ne supporte pas la voiture, notre voyage s’est fait très lentement. Je suis arrivé à Rennes hier, à deux heures. Bernadotte a donné un grand dîner, suivi d’un petit bal, pour faire ses adieux à Mme Leclerc, cousine de sa femme. Le ménage me précède ; il vient de partir, il y a une heure ; de sorte que je ne pourrai continuer ma route que ce soir, faute de chevaux. Pour peu que ce train-là continue, je ne serai pas à Brest avant trois jours. Si je l’avais prévu, je serais resté plus longtemps près de toi. Je pourrai recevoir ta réponse, car nous ne sommes pas encore prêts. Je t’écrirai jusqu’au moment de mettre à la voile.


A bord de la Révolution, en rade de Brest.
8 frimaire (29 novembre).

Nous nous attendions à quitter la rade ce matin. Le vent est bon ; mais l’amiral Villaret-Joyeuse ne le trouve pas assez fixé. Il est possible que nous soyons encore ici dans trois ou quatre jours. J’ai diné, hier, à bord du vaisseau-amiral, où se trouvent le général en chef et sa femme. Elle se plaint déjà de migraines, de maux de cœur. Elle parle de Paris avec un intérêt qui fait croire qu’elle le regrette beaucoup. Elle a cependant un très joli appartement sur le vaisseau l’Océan ; mais cela ne vaut pas son boudoir de la rue de Courcelles. Et puis (entre nous soit dit), je crois que la petite madame s’écoute beaucoup et prend quelque plaisir à se plaindre.

Elle et son mari me font toujours mille amitiés ; Leclerc m’a dit et promis les choses les plus flatteuses. Je tâcherai de conserver leurs bonnes grâces.


16 frimaire (7 décembre).

Le temps est affreux, le vent contraire : impossible de sortir !

Toussaint-Louverture n’a pas pu faire accepter sa constitution. Pendant qu’il l’envoyait en France pour la faire sanctionner par le gouvernement, il cherchait à renforcer son armée insurrectionnelle en achetant des nègres à la Jamaïque[21].

Les Anglais n’ont pas permis qu’on lui en vendît un seul. Déconcerté, il a présenté de nouveau sa constitution, qui a été, une seconde fois, refusée par les Consuls.

Les colons ont appris avec une joie indicible les préliminaires de la paix entre la France et l’Angleterre. Les nègres désertent les drapeaux de Toussaint pour redemander du travail à leurs anciens maîtres. Tout fait espérer que nous serons bien accueillis.


22 frimaire (13 décembre).

Enfin, le signal d’appareiller est donné. Quatre vaisseaux, plusieurs frégates et corvettes[22] sont partis. Demain, à la pointe du jour, nous les suivrons.

J’ai vu Leclerc ce matin. Il n’a pas encore organisé son armée ; mais il m’a dit que, comme il comptait sur moi plus que sur tout autre, il voulait m’avoir près de lui.

Je commanderai la partie Nord de Saint-Domingue ; Boudet, la partie Ouest ; Rochambeau, la partie espagnole.


Armée de Saint-Domingue.
Le général de division Hardy, commandant au Cap Français, à sa femme.


19 pluviôse, an X (8 février 1802).

Nous avons fait une traversée fort pénible jusqu’à 150 lieues de Brest. De là à Saint-Domingue, nous avons eu le plus beau temps et la plus agréable navigation du monde[23].

Je n’ai pas eu le mal de mer, mais j’ai souffert de ma blessure, qui voulait se rouvrir. Un coup de bistouri a fait sortir deux esquilles. Six jours après, je me portais aussi bien qu’à mon départ de Paris.

Nous sommes arrivés devant le Cap le 15 pluviôse[24]. Je me suis approché des forts qui défendent l’entrée du port. Je croyais qu’on allait me faire le signal d’entrer et que l’armée me suivrait ; mais il en a été tout autrement.

Le lendemain, je passai à bord de la frégate l’Uranie, ayant l’ordre de chercher un point de débarquement assez éloigné de la ville. Leclerc vint à mon bord avec le général Desfourneaux. Toutes les frégates de l’armée se rallièrent à l’Uranie.

Après avoir longtemps louvoyé, nous descendîmes dans l’anse à Margot. Je commandais l’avant-garde ; le débarquement s’est bien fait.

Trois de nos chaloupes ont échoué sur des bancs de sable, près du rivage. Les soldats sont entrés dans l’eau jusqu’aux aisselles et les nègres effrayés ont pris la fuite vers la montagne. Nous les avons poursuivis et battus. J’ai pris six canons.

Voilà le bulletin de ma première opération. Le lendemain, à cinq heures du matin, je me suis mis en marche, à travers les mornes, pour me rendre au Cap.

J’avais neuf grandes lieues à faire, avec des soldats qui n’avaient rien à boire ni à manger. Je me suis mis à pied à leur tête ; j’ai causé avec eux pendant toute la route, les encourageant à bien faire et les maintenant dans le plus grand ordre. Il le fallait, parce qu’à chaque pas nous étions entourés par des nègres armés, qui nous eussent fait le plus grand mal, si on les avait provoqués. Je parlai à ces malheureux, je les engageai à retourner chez eux, à y travailler paisiblement. Je parvins à me débarrasser, sans brûler une amorce, de 3 000 Philistins, qui auraient pu m’égorger, avec mes troupes, dans la montagne, sans que j’aie eu le temps ni le moyen d’en sortir.

La plaine commence à deux lieues du Cap. J’y entrai à la nuit et, de suite, je fus attaqué par quelques centaines de nègres, de mulâtres et de blancs mêlés ensemble, commandés par Toussaint-Louverture en personne. Une demi-heure m’a suffi pour les culbuter et les mettre en fuite.

Je continuai ma marche à la lueur des incendies ; les habitations de la plaine et la ville du Cap flambaient. Vision horrible ! Je frémis encore en l’évoquant. Enfin, j’arrivai dans cette cité malheureuse, à travers les cris, les hurlemens, le feu et la fumée. La ville brûlait depuis trois jours ; il ne reste pas une maison intacte. A peine avons-nous trouvé, Leclerc et moi, un coin pour nous abriter. Nous y resterons cependant, et, par la douceur, l’humanité, la persuasion, nous réussirons à sécher les larmes, à consoler les infortunées victimes du désastre.

Toussaint et son lieutenant Christophe se sont réfugiés dans les mornes. Déjà on nous dit qu’ils sont divisés. Nous sommes tentés de le croire en voyant la multitude des nègres qui les abandonnent et le peu de dispositions qu’ils prennent pour nous arrêter. Hier, les deux fils de Toussaint lui ont été envoyés[25]. Ces jeunes gens pleurent et déplorent les cruautés de leur père. La loyauté et la grandeur d’âme du gouvernement français nous feront probablement des prosélytes et abrégeront nos travaux.

Je me suis avancé, hier, avec quelques bataillons, dans la plaine pour reconnaître le dégât ; il n’est pas grand. Ces misérables n’ont brûlé que très peu d’habitations. Leur fuite a été si précipitée qu’ils n’ont détruit que des huttes et des cases. Il n’en coûtera pas six francs pour reconstruire chacune d’elles.

Voilà où en sont nos affaires ; elles deviendront plus brillantes par la suite ; mais il y a encore beaucoup à faire.

Cette lettre devant être mise dans le paquet du général en chef, je me hâte de la terminer.

Remets les tiennes au général Olivier ou au général Pille, mes anciens collègues du Comité, que j’embrasse. Ils me les feront parvenir avec les paquets envoyés par le Premier Consul au général en chef. C’est le moyen le plus sûr et le plus expéditif.


Au Cap-Français, 26 pluviôse (15 février 1802).

Un aviso m’a apporté tes lettres des 20, 24 et 29 frimaire. Celle du 29 était numérotée 1. J’ai profité du retour de ce bâtiment pour l’écrire. C’est ma deuxième lettre. La corvette la Diligente part demain, avec celle-ci, qui est la troisième.

La chaleur est très supportable ; il est vrai que nous sommes encore dans ce qu’on appelle l’hivernage, c’est juin en France. Avec des ménagemens on peut se porter à Saint-Domingue aussi bien qu’en Europe.

Nous entrons demain en campagne[26] ; j’ai de la besogne par-dessus les yeux. Les moyens nous manquent, surtout les transports pour les subsistances : nous sommes dans un grand embarras.

J’ai passé la revue des troupes ; elles sont fort belles et dans les plus heureuses dispositions. Tout nous fait espérer que la campagne ne durera pas plus d’un mois ; ce mois suffira pour détruire le principal noyau de l’armée de Toussaint. Il ne restera ensuite que quelques cantons à pacifier, ce qui ne sera pas difficile.

La partie espagnole de l’île[27], dont Toussaint s’était emparé, vient de se soumettre. Les habitans seront armés pour repousser les tentatives de Toussaint. Voilà qui est d’un heureux augure et contrarie les projets du chef des rebelles.

Boudet s’est emparé de Port-au-Prince. Cette belle ville n’a pas été, comme le Cap, en proie aux horreurs de l’incendie[28].


Au camp de la Crête-à-Pierrot, 3 germinal (24 mars).

Depuis cinq semaines que nous sommes en campagne, je n’ai pas eu une minute à moi. C’est la fin. Nous tenons bloqué un fort, qui se rendra demain ou après, et nous rentrerons dans nos cantonnemens.

Je me porte très bien, malgré des chaleurs et des fatigues excessives. J’attends impatiemment de tes nouvelles et désire que tes couches aient été heureuses.

Un clou mal placé a empêché Maurice de faire campagne ; il garde ma maison au Cap.


Le Général de division Hardi), commandant en chef les divisions du Nord[29], à sa femme.

13 germinal (2 avril).

Notre première campagne dans la colonie est terminée. Elle nous a donné un mal horrible, beaucoup de fatigues et de privations, que j’ai fort bien supportées. Je suis revenu avant-hier avec les deux divisions que je commande (la mienne et celle de Desfourneaux), dans la plaine du Nord, et me voilà rentré au Cap.

J’ai une besogne infernale, surtout avec ces coquins d’administrateurs qui, pendant notre absence, ont mis le vol et le gaspillage à l’ordre du jour. Je me charge de leur rogner les ongles. Je viens de destituer un commissaire ordonnateur, qui méritait que je le fisse passer par la fenêtre. Nous recommencerons le branle quand le gouvernement nous aura envoyé les forces nécessaires. En ce moment nous sommes loin de compte.

P.-S. — Mes aides de camp te présentent leurs hommages ; ils ont été aussi heureux que moi ; pas un n’est blessé.


18 germinal (8 avril).

Un de mes compagnons d’infortune en Irlande part demain pour la France. J’en profite pour te donner de mes nouvelles. Je vais bien, mais la moitié de ma maison est une infirmerie. Cela ira mieux dans trois ou quatre jours ; rien de dangereux d’ailleurs.


Hardy devient dès lors l’agent le plus actif de la pacification.

« Tout en redoublant de surveillance, écrit-il à Salm, qui, à Plaisance, a malmené le général noir Morpas, placé sous ses ordres, il faut user de beaucoup de ménagement et de dextérité. »

Il en donne si bien l’exemple, que son redoutable adversaire, Christophe, le plus brave, le plus intelligent des généraux de Toussaint, invoque son intervention pour rentrer en grâce auprès du Capitaine-général et l’obtient.

On ne peut douter, en lisant la réponse du général Hardy, que Saint-Domingue eût été conservée à la France s’il avait vécu.


Au général Christophe.


30 germinal (20 avril).

Le capitaine Villon, commandant à la Petite-Anse, m’a communiqué, Citoyen Général, la lettre que vous lui avez adressée ; j’en ai donné connaissance au général en chef.

Il est aisé de voir, par les détails dans lesquels vous entrez, que vous avez été la victime des insinuations perfides de gens qui ont constamment travaillé à l’anéantissement de la liberté. Pendant leur séjour en France, ils ont embrassé successivement tous les partis, suscité les troubles et les divisions. Après s’en être fait expulser, ils sont venus dans la colonie débiter des mensonges et des calomnies, afin de trouver dans de nouveaux troubles les moyens d’existence qui leur manquaient en Europe. Leur astuce vous a inspiré de la méfiance contre le gouvernement français et contre ses délégués. Mais notre conduite, depuis notre entrée à Saint-Domingue, a dû vous éclairer sur la loyauté de nos intentions. Il y a douze ans que nous combattons pour la liberté ; pouvez-vous croire que nous voulions ternir notre gloire et détruire notre ouvrage ?

Revenez, Général, à des sentimens plus justes, et croyez que vos principes sont les nôtres. La réputation dont vous jouissez dans cette contrée ne devait pas faire présumer que nous trouverions en vous un adversaire du Gouvernement.

Cependant, Général, ce Gouvernement est prêt à oublier le passé. Je vous parle avec la franchise d’un soldat qui ne connaît pas de détours. Revenez de vos erreurs ; votre adhésion aux vrais principes de la liberté peut réparer les maux qui désolent cette belle colonie. Il n’est pas digne de vous de soutenir la cause d’un Toussaint, usurpateur et rebelle. La mère patrie vous tend les bras ; elle est indulgente à ses enfans égarés. Jugez-en par nos procédés envers les généraux Clervaux, Paul Louverture et Morpas et leurs compagnons d’armes.

Si vous avez vraiment l’intention de reconnaître les lois de la République et d’obéir aux ordres de son Gouvernement, venez, Général, vous joindre à nous. Hier, nous vous combattions comme un ennemi ; demain, si vous le voulez, nous vous embrasserons comme un frère.

Je vous propose une entrevue à l’habitation Vaudreuil, Amenez vos troupes et, si nous ne nous entendons pas, je vous donne ma parole d’honneur que vous serez libre, après la conférence, de retourner à vos avant-postes.


Au quartier général de la Grande-Rivière.
Le 8 floréal (28 avril).

Henry Christophe, général de brigade, commandant le cordon du Nord,
Au citoyen Hardy, général de division, commandant les divisions du Nord.


Citoyen Général,

Votre lettre d’hier m’a été remise. Je suis infiniment sensible au plaisir que vous m’annoncez avoir éprouvé en apprenant le résultat de la conférence que j’ai eue avec le général en chef. La confiance que votre franchise m’a inspirée ne peut désormais que s’affermir et s’accroître, et j’ose croire que vous aurez la même confiance en moi.

Le général en chef a bien voulu m’accorder de servir sous votre commandement ; je m’en réjouis. Je vais m’occuper de suite d’exécuter vos ordres concernant l’état de situation des troupes, le rassemblement et l’envoi à la Petite-Anse des bataillons coloniaux que vous me mandez d’y faire descendre. J’aurai le même soin de vous remettre les états de l’armement, de l’équipement, de l’artillerie et des munitions.

Je fournirai pareillement l’indication, que vous désirez, des lieux où sont construits les ouvrages défensifs.

Je m’occupe de faire rentrer les cultivateurs dans les habitations. L’état numérique que vous me demandez sera une opération difficile, jusqu’à ce qu’ils aient repris leurs travaux habituels. Tous mes soins tendent à les y ramener, et, dès que j’y serai parvenu, je ferai les relevés nécessaires pour la situation que vous désirez. Quant à l’état nominatif des cultivateurs par habitation, j’observe qu’au temps de tranquillité, c’eût été une opération fort longue par la nécessité de faire les relevés dans chaque habitation.

J’ai pareillement reçu, Citoyen Général, la lettre touchant le renvoi des personnes qui s’étaient réfugiées dans les mornes. Dès ma sortie du Haut-du-Cap, j’ai donné les ordres nécessaires pour leur retour dans leurs foyers ; il ne dépend maintenant que de leur volonté de s’y rendre.

Je n’ai pas connaissance des deux officiers pris au Doudon. Le chef de brigade Noël n’était pas à cette affaire. C’est peut-être le chef de bataillon Noël jeune qui les a pris ; il était de la colonne que commandait Toussaint Louverture. C’est auprès de Toussaint que doivent se trouver ces deux officiers.

Je viens de porter moi-même à ce général la lettre que le général en chef m’avait remise pour lui. J’ai lieu d’espérer, de l’entretien que j’ai eu avec lui, le retour de la tranquillité dans toute la colonie. Il va répondre au général en chef et lui adresser sa lettre par un de ses aides de camp.

J’éprouve, comme vous, mon Général, le désir sincère de vous voir et de vous embrasser. J’en hâterai l’instant autant que me le permettront les opérations que vous me prescrivez et celles qu’exige le retour parfait de l’ordre dans ces quartiers.

Salut et considération.

Henry Christophe.


Au Cap Français, 16 floréal (6 mai).

Le général de division Hardy à sa femme.

Nous commençons à respirer et à nous reconnaître. Voilà la guerre finie ; les chefs des rebelles se séparent et se rendent à nous avec leurs troupes. J’ai été assez heureux pour donner le branle à tout cela en amenant adroitement Christophe à Jubé.

Toussaint arrive demain[30]. Il n’y a plus contre nous que Dessalines, qui est un monstre plus affreux que les autres. Nous ne pouvons pas compter que nous l’aurons facilement ; mais il n’ira pas loin.

Nous voici plus tranquilles, et j’en suis fort aise ; car c’est un terrible métier que la guerre dans ce pays. Jusqu’à présent, j’ai eu une besogne d’enfer : je commande la moitié de l’île, et Rochambeau, l’autre moitié. C’est moi qui ai le plus de peine, parce que le Nord a toujours été plus remuant que le Midi.

Nous touchons à la saison des grandes chaleurs ; je me prépare à les éviter autant que possible. Leclerc m’a permis de disposer d’un jardin qui est dans les mornes, près du Cap, et qui a appartenu aux religieux. Ce jardin me donne des fruits en abondance et les légumes pour ma table. On en vend même pour payer les nègres que nous employons. Il y a une superbe fontaine ; Maurice y fait un jet d’eau et un ajoupa, sous lequel on sera au frais. On construit une case, que je me propose d’habiter avant quinze jours.

Je ne connais au Cap âme qui vive ; je n’ai encore mis le pied que dans la maison que j’occupe. On vante beaucoup, en Europe, les femmes de ce pays-ci. Eh bien ! ma chère amie, je te donne ma parole la plus sacrée que je n’en ai pas encore rencontré une seule, blanche, mulâtresse, noire, griffe ou quarteronne, qui m’ait produit la plus légère impression.

On me demande pourquoi je ne t’ai pas amenée ; je m’en félicite tous les jours. C’eût été te rendre le plus mauvais service. Les quelques femmes d’officiers qui ont suivi leurs maris voudraient bien être restées chez elles. Depuis deux mois, Mme Leclerc est à Port-au-Prince, où elle s’ennuie à la mort.

Au moment où nous terminions avec Toussaint, une frégate, arrivant de Lisbonne, nous a apporté la nouvelle de la signature de la paix avec l’Angleterre[31]. Nous n’étions pas tranquilles à ce sujet depuis le refus que les Anglais avaient fait à un de nos vaisseaux d’entrer à la Martinique[32].

Bernadotte m’écrit qu’il s’est présenté deux fois chez toi sans avoir pu te rencontrer. Je crois qu’il aura incessamment l’expédition de la Louisiane.

En attendant, tu peux t’adresser à lui on toute confiance.


Au quartier général du Cap, 27 floréal (17 mai).

Celui qui te remettra cette lettre, ma bien-aimée Calixte, est le citoyen Estève, chef de division à la 11edemi-brigade légère. C’est un très brave homme, qui s’est plusieurs fois, pendant la campagne, fait remarquer par sa conduite distinguée. A la dernière affaire, extrêmement chaude et difficile, il a reçu deux coups de feu ; je lui ai fait donner un sabre d’honneur. Je te prie de le recevoir comme il le mérite. Il te dira qu’il me laisse en bonne santé ; je désire qu’il trouve la famille bien portante.

Villemanzy vient de m’écrire ; c’est de lui que j’apprends que tu es accouchée d’un garçon.

Adieu, ma bien-aimée ; donne-moi souvent de tes nouvelles ; dis-moi comment s’appelle le nouveau venu[33] ; qui en est le parrain. Je te serre bien tendrement contre mon cœur, ainsi que nos trois chers enfans.

A toi pour la vie,

JEAN HARDY.


Nous lisons en marge : Cette lettre est la dernière que j’ai reçue de mon bien-aimé mari.

Le 27 mai (7 prairial), après avoir assuré, par ses victoires et sa bienveillance envers les vaincus, la pacification de la partie nord de Saint-Domingue, Hardy en organisait l’administration civile et militaire, lorsqu’il fut terrassé par la fièvre jaune.


{{c|Armée de Saint-Domingue. Division du Nord.
Ordre du jour du 8 prairial an X
(28 mai 1802).

Le général Hardy n’est plus ! La mort vient de l’enlever à ses frères d’armes, à ses amis.

L’armée de Saint-Domingue, et spécialement les divisions du Nord, sentiront vivement cette perte. Tous les braves, à cette nouvelle, honoreront sa tombe du souvenir de ses exploits, en attendant que la France entière s’associe à leur regret. Sa mémoire glorieuse survivra dans le cœur de ceux qui l’ont connu !

Le Chef d’état-major des divisions du Nord,

ISAR.


Dieu avait voulu épargner à Hardy les douleurs de la défaite. La fièvre jaune continua ses ravages ; elle emporta les généraux Leclerc, Richepanse, Debelle, Tolozé, Dugua, Dampierre, Desplanque, l’inspecteur aux revues Le Doyen, l’adjudant-général Larocheblin et plus de la moitié des 22 000 Français qui avaient débarqué dans l’île maudite.

Toussaint fut conduit et interné en France. Mais ses lieutenans Dessalines, Christophe, Clairvaux, Paul Louverture, jetèrent le masque de leur apparente soumission et soulevèrent les bataillons noirs, qu’on n’avait pas désarmés. La lutte recommença, implacable. La rupture de la paix avec l’Angleterre donna aux rebelles de puissans alliés ; les escadres britanniques bloquèrent la côte et ne laissèrent plus les renforts aborder à Saint-Domingue.

Rochambeau essaya de lutter quelques temps encore ; étroitement investi dans le Cap Français, il dut se résoudre à accepter, le 28 novembre 1803, la capitulation que les Anglais lui offrirent.

Le général Ferrand réussit à gagner, avec 600 soldats dévoués, la partie espagnole de l’île. Il s’enferma dans Santo-Domingo et résista aux attaques de Dessalines. L’Empereur noir, après un siège de vingt et un jours, fut mis en déroute par le contre-amiral Missiessy (mars 1805).

Un soulèvement des Espagnols coûta la vie à Ferrand, en novembre 1808 ; mais 1 200 braves maintinrent encore pendant huit mois le drapeau français à Santo-Domingo.

Le général Barquier ne rendit la place aux Anglais, le 15 juillet 1809, qu’après avoir épuisé ses vivres et ses munitions.

La colonie française de Saint-Domingue est devenue, en 1825, la République indépendante d’Haïti. Mais, pendant plus d’un demi-siècle, la citadelle du Cap Français, où reposent les cendres d’un des vainqueurs de Toussaint Louverture, s’est appelée le fort Hardy.

  1. Bulletin des opérations. Division Hardy.
  2. Cette correspondance sera publiée prochainement par la librairie Plon.
  3. En juillet 1798, après le départ de Bonaparte pour l’Egypte, le Directoire reprit brusquement son projet de porter la guerre dans les îles Britanniques.
    La révolte de l’Irlande, noyée dans le sang par lord Campden, couvait encore sous les ruines, malgré les mesures de clémence adoptées par le nouveau vice-roi lord Cornwallis. Le gouvernement français décida qu’on enverrait aux Irlandais-Unis un chef, le général Hardy, 5 000 hommes de troupes aguerries, de l’argent, des armes et des munitions. Deux divisions navales, réunies à Brest et à Rochefort, étaient mises à la disposition du général Hardy. La plus importante, celle de Brest, comprenait un vaisseau, huit frégates et un aviso, sous le commandement de Bompard, marin résolu et expérimenté. Nous verrons, par les lettres qui suivent, comment elle fut retenue, du 1er août jusqu’au 17 septembre, dans la rade de Brest, bloquée par une escadre anglaise.
  4. En 1796, Hoche avait appuyé auprès du Directoire les propositions de Wolfe-Tone et de Napper-Tandy, chefs des patriotes irlandais, qui assuraient que le débarquement d’une seule division française en Irlande serait le signal d’un soulèvement général. « Le plus court chemin de Londres, disait le pacificateur de la Vendée, c’est par Dublin ! »
    On l’avait chargé de l’entreprise ; 15 vaisseaux de ligne, 12 frégates, 6 corvettes, 9 transports avaient quitté Brest, le 16 décembre 1796, pour conduire 17 000 Français sur les côtes d’Irlande. Le lendemain, la tempête avait dispersé cette flotte. Hoche et l’amiral Morard de Galles, montés sur la frégate la Fraternité, avaient débarqué, en janvier 1797, dans l’ile de Ré, sans avoir pu tenir les promesses faites aux Irlandais.
  5. Le vaisseau le (Hoche, de 74 canons, commandant Bompard, chef de division : les frétâtes : la Romaine, de 44 canons, commandant Bergevin, capitaine de vaisseau ; l’Immortalité, de 44 canons, commandant Legrand, capitaine de vaisseau ; la Loire, de 40 canons, commandant Segond, capitaine de frégate ; l’Embuscade, de 36 canons, commandant Clément de la Roncière, capitaine de vaisseau ; la Coquille, de 36 canons, commandant Déperonne, capitaine de vaisseau ; la Bellone, de 36 canons, commandant Jacob, capitaine de frégate ; la Résolue, de 36 canons, commandant Bargeau, capitaine de frégate ; la Sémillante, de 36 canons, commandant Lacouture, capitaine de frégate ; l’aviso la Biche.
  6.  » Notre frégate la Bellone fut abordée par la frégate la Fraternité, que la trop grande obscurité de la nuit avait empêchée de nous voir et de nous éviter. Les deux vaisseaux, accrochés par leurs manœuvres, se heurtaient avec fracas ; la mer était grosse et nous filions 7 nœuds (2 lieues et demie) à l’heure. Le choc fit tomber à l’eau un matelot de la Bellone. Le maître d’équipage Calwess sauta dans la mer pour le secourir ; il le saisit par les cheveux et le ramena à bord. Puis, sans vouloir changer ses vêtemens mouillés, tremblant de froid, Calwess courut à son poste, grimpa, comme un écureuil, de cordage en cordage, encouragea les matelots, rajusta lui-même les manœuvres rompues et ne pensa à lui que quelques heures plus tard, quand l’ordre fut rétabli, le calme revenu, et que les deux frégates, enfin séparées, eurent repris tranquillement leur marche. » Rapport au général Hardy du chef d’escadron Langlois, embarqué sur la Bellone.
  7. La division de Rochefort, comprenant trois frégates : la Concorde, capitaine Papin ; la Franchise, capitaine Guillotin ; la Médée, capitaine Coudein, et une corvette, la Vénus, capitaine Senez, mit à la voile le 4 août. Son chef, Savary, réussit à débarquer, le 22, au nord-ouest de l’Irlande, dans la baie de Killala, le général Humbert, 2 adjudans-généraux. Fontaine et Sarrazin, 1 150 soldats français et 3 pièces de campagne. Un millier d’insurgés se joignit aux libérateurs. Humbert, sans attendre son général en chef, courut aux Anglais, les battit à Castlebar, le 27 août, et se rendit maître du comté de Connaught. Il avait déjà prescrit la levée en masse et organisé un gouvernement provisoire, lorsque lord Cornwallis vint, avec 15 000 hommes, lui demander une revanche. Humbert battit en retraite vers la côte, et après une série de combats glorieux, il fut enveloppé et vaincu, le 8 septembre à Ballinamuck. Les Anglais eurent des égards inaccoutumés pour le général et les 844 Français qui survécurent à cette héroïque folie. Les insurgés irlandais se dispersèrent.
  8. Un des chefs du mouvement insurrectionnel irlandais, Wolfe-Tone, était attaché au général Hardy comme adjudant-général sous le nom de Smith.
  9. « Nous restâmes six semaines en rade de Brest, contrariés par les vents qui nous empêchaient de passer le Goulet et de gagner la pleine mer. C’est un triste séjour qu’un vaisseau pour les officiers de terre ; on est entassé les uns sur les autres, de mauvaise humeur et peu tolérans. » — Général Vallin. Notice sur ma vie pendant soixante-cinq ans. Manuscrit inédit, rédigé en 1835, pour son petit-fils, le colonel Léon Borelli de Serres.
  10. Une frégate de premier rang, Ethalion ; un vaisseau rasé, Anson ; une goélette, Sylphe.
  11. « Je dois témoigner de l’enthousiasme des troupes embarquées sur la Bellone, pendant la chasse que nous avons donnée aux trois bâtimens anglais et de notre regret de les voir s’échapper. Nous avons respecté en silence la docilité de Bompard, qui n’a pas su profiter de cet élan spontané et général pour enfreindre les ordres du Directoire. » (Rapport du chef d’escadrons Langlois embarqué sur la Bellone.)
  12. La goélette est allée porter à l’Amirauté le rapport du commandant de l’Ethalion. Elle a été remplacée, dans la chasse par la frégate de premier rang Amelia, capitaine Herbert.
  13. Cf. Journal de bord du capitaine de frégate Bargeau, commandant la Résolue.
  14. Magnanime et Robust.
  15. Canada, Foudroyant et Amelia.
  16. L’Anglais a voulu nous mener dans le lac Surly, mais la tempête l’en a empêché. Nous avons fait le tour de l’Irlande, en courant les plus grands dangers, et surtout en manquant de nous perdre sur le cap Cantive.
    Le 28 vendémiaire, nous sommes entrés dans la Clyde, en Écosse, et avons mouillé en rade de Greenock ; de là on nous a conduits à Edimbourg, et enfin à Peebles, où nous sommes. Nous avons été traités avec les plus grands égards par les généraux et les officiers supérieurs ; nos soldats aussi ; ils sont au château d’Edimbourg, les officiers à Peebles. La conduite de tous, dans cette catastrophe, a prouvé que nous étions dignes d’un meilleur sort et que nous avions droit à la bienveillance de notre général en chef.
    Dans le régiment de Lee (brigade étrangère), il y a eu cinq tués et neuf blessés, dont le capitaine Molliens.
  17. Rapport au général Hardy de l’adjudant général Cravey, embarqué sur l’Immortalité.
  18. Nous avons été conduits à Plymouth, d’où l’on nous a envoyés en cautionnement à Tiverton. Tous les officiers de l’Immortalité sont ici, ainsi que quelques-uns de ceux de la Bellone et de la Loire.
  19. A la prison de Derry, 12 brumaire, an VII.
    L’adjudant-général W.-Tone, dit Smilh, au général Hardy, commandant en chef l’armée française expéditionnaire.

    Général,
    A mon arrivée à Derry, j’ai appris avec le dernier étonnement que des ordres avaient été donnés pour me faire mettre aux fers, comme un malfaiteur. J’ai écrit en conséquence à lord Cavan, en termes respectueux, mais fermes, protestant contre l’indignité méditée contre l’honneur de l’armée française en ma personne, et réclamant mes droits de citoyen et d’officier français. Il ne me reste maintenant que de m’adresser à vous, comme à mon général, représentant ici la grande nation à laquelle j’ai l’honneur d’appartenir, et de réclamer votre intervention auprès du gouvernement anglais afin que je sois traité, comme prisonnier de guerre, avec les privilèges attaches à mon grade, et qu’il me soit permis de partager votre sort et celui de mes braves camarades, comme j’ai eu l’honneur de partager vos périls dans le combat.
    Salut et respect,
    T. W.-Tone. dit Smith.

  20. Wolfe-Tone, conduit à Dublin pour y être jugé, déploya un grand caractère dans sa défense. Fidèle aux principes stoïques qu’il avait toujours professés, il envisagea la mort en sage et se la donna lui-même pour épargner à ses nombreux amis la douleur de le voir périr sur l’échafaud. (Jomini. Guerres de la Révolution.)
  21. Colonie anglaise.
  22. Trois escadres avaient été réunies à Brest, à Rochefort et à Lorient, pour transporter l’armée de Leclerc à Saint-Domingue. Celle de Brest, la plus importante, sous le commandement direct du commandant de la flotte, le vice-amiral Villaret-Joyeuse, était renforcée par l’escadre espagnole du contre-amiral Gravina (Cinq vaisseaux : Neptuno, de 80 canons ; Guerrero, San Pablo, Francisco de Paula, Francisco de Assise, de 74 canons. Six frégates : la Soledad, la Sirène, de 36 canons ; la Furieuse, de 44 canons ; la Fraternité, la Précieuse, la Fidèle, de 36 canons. Trois corvettes : la Cigogne, la Découverte, la Vigilante. Un cutter : le Poisson-Volant. Deux transports : la Nécessité et la Danaë). Elle comprenait un vaisseau de 120 canons : l’Océan, et neuf de 74 : le Mont-Blanc, le Gaulois, le Patriote, le Cisalpin, le J.-J.-Rousseau, le Watignies, le Révolutionnaire, le Duquesne, le Jemmapes. Sur ces navires français ou espagnols, 7 000 hommes étaient embarqués.
    L’escadre de Rochefort, sous le pavillon du contre-amiral Latouche-Tréville, comprenait un vaisseau de 80 canons, le Foudroyant ; cinq de 74 : l’Union, l’Argonaute, l’Aigle, le Duguay-Trouin, le Héros ; six frégates : la Franchise, la Clorinde, l’Uranie, la Poursuivante, de 44 canons ; la Vertu, l’Embuscade, de 36 ; deux corvettes de 26 canons : la Bayonnaise, la Diligente ; deux avisos : le Renard, l’Aigle ; 3 000 hommes de débarquement.
    La division de Lorient (un vaisseau de 74, le Scipion ; une frégate de 44, la Cornélie ; une corvette de 18, la Mignonne ; une flûte, la Serpente transportait 1200 hommes.
  23. La flotte de Brest avait appareillé le 14 décembre. Elle devait rallier sous Belle-Isle l’escadre de Rochefort et la division de Lorient. Après les avoir attendues quatre jours, elle avait été assaillie par des vents contraires et n’avait doublé le cap Finistère que deux semaines après son départ. Ce retard de Villaret-Joyeuse eut pour l’expédition de Saint-Domingue des résultats aussi fâcheux que celui de Bompard pendant l’expédition d’Irlande. Latouche-Tréville, en ne rencontrant pas la flotte de Brest, avait fait route vers le cap Samana, point de rendez-vous désigné sur la côte d’Haïti. Il y arriva dix jours avant son chef et croisa, sans débarquer ses troupes, à la vue des nègres qui prévinrent Toussaint.
    Déjà les Anglais lui avaient annoncé que de grands armemens se faisaient en France pour combattre sa dictature et réintroduire l’esclavage dans la colonie. Il n’y avait pas cru : « Nous voulons rester libres et Français ; pourquoi nous ferait-on la guerre ? »
    Cependant il s’installa, avec les 1 800 soldats d’élite de sa garde, au cap Sumana et il attendit. Le 1er février, il vit arriver la flotte de Brest, que la division de Lorient avait (ralliée. Cinquante navires de guerre, dont dix-sept sous pavillon espagnol, évoluaient sur trois lignes et se dirigeaient vers l’Ouest le 3 février. C’était la route du Cap-Français, capitale de l’Ile. Toussaint ne pouvait plus se méprendre sur les intentions du Premier Consul. « Il faut périr, dit-il à ses officiers, en leur montrant ce grand déploiement de forces navales. La France entière vient se jeter sur Saint-Domingue. On l’a trompée ; elle veut se venger et faire de nous des esclaves ; aux armes ! »
    Il manda à ses généraux, Christophe, au Cap ; Morpas, à Port-de-Paix ; Dessalines, à Fort-Dauphin ; Laplume, à Port-au-Prince ; Paul Louverture (son frère), à Santo-Domingo, de réunir leurs bataillons, de brûler les villes et les habitations qu’ils ne pourraient défendre, et de le rejoindre dans les Mornes, qui formaient une citadelle naturelle au centre de la partie nord d’Haïti, entre Plaisance, Dondon et Ennery. Pour suivre les opérations à Saint-Domingue, consulter la carte de Thiers.
  24. Leclerc avait perdu devant Samana trois jours à organiser définitivement le commandement et à donner ses ordres pour les opérations. Sur ses six généraux de division, Dugua était chef d’état-major, Debelle dirigeait l’artillerie et le génie ; Hardy, Desfourneaux, Boudet, Rochambeau commandaient les divisions actives. Les ports principaux devaient être attaqués en même temps : le Cap, par Hardy et Desfourneaux ; Fort-Dauphin, par Rochambeau ; Port-au-Prince, par Boudet, dont la division serait transportée par l’escadre de Latouche-Tréville ; Santo-Domingo, par le général de brigade Kerverseau, et les troupes de Lorient. Le débarquement eut lieu le 5 février, à l’ouest du Cap, pour les divisions Hardy et Desfourneaux, après que Christophe eut refusé l’entrée ile la baie du Cap à l’amiral et qu’il eut déclaré au parlementaire qu’il ne connaissait d’autre chef que Toussaint-Louverture et que c’était à lui qu’il fallait s’adresser.
  25. Ils étaient élevés en France, à l’Institut Colonial. Le Premier Consul avait eu la généreuse pensée de les envoyer à leur père, avec le directeur de cet Institut, porteur d’une lettre de Bonaparte à Toussaint. La lettre fut remise trop tard pour empêcher la rébellion.
  26. Les 10 500 Français arrivés avec Leclerc avaient été renforcés par 3 800 soldats amenés de Toulon (contre-amiral Gantheaume, quatre vaisseaux, une frégate, une corvette, une flûte) et de Cadix (contre-amiral Linois ; trois vaisseaux, trois frégates). Le capitaine-général, maître des villes de la côte, voulut en finir avec l’armée de Toussaint, retranchée dans les mornes. Il prépara une attaque concentrique, en faisant marcher vers Ennery, du nord au sud, les divisions Hardy, Desfourneaux et Rochambeau, pendant que Boudet, venu de Port-au-Prince, marcherait du sud au nord. Le mouvement enveloppant était complété au nord-est par Debelle et la brigade Humbert, détachée de la division Desfourneaux.
  27. Kerverseau était entré à Santo-Domingo sans tirer un coup de fusil. Paul Louverture, odieux aux riches colons espagnols, avait dû se replier vers la Grande-Rivière et rejoindre son frère Toussaint. Les Français se maintiendront à Santo-Domingo jusqu’au 15 juillet 1809.
  28. Dans le sud de la région française, le général nègre Laplume, en haine de Toussaint, s’était soumis à la première injonction. Le Capitaine-général l’avait maintenu dans son commandement.
  29. Ordre du jour du 11 germinal. — Le général Hardy prend le commandement des divisions du Nord ; son quartier général est établi au Cap. Le général Salm le remplace dans le commandement de la division de droite. Le général Clauzol prendra, par intérim, le commandement de la division de gauche pendant la maladie du général Desfourneaux.
    Le Capitaine-général,
    LECLERC.
  30. Il a proposé de se soumettre. Leclerc lui écrit le 3 mai : « Le capitaine-général accepte la soumission du général Toussaint Louverture, et lui donne l’assurance que ses troupes seront traitées comme celles de l’armée française. » Hardy écrit à Clauzel, le 7 mai : « La garde de Toussaint arrivera demain à Plaisance. Passez-la en revue, et dites-moi ce que vous en pensez. « 
  31. La paix d’Amiens, 27 mars 1802.
  32. Alors colonie anglaise.
  33. Edouard.