Correspondance de Voltaire/Avertissement


Correspondance de Voltaire
Correspondance : année 1713GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. iii-viii).

AVERTISSEMENT
POUR LA PRÉSENTE ÉDITION.


À la fin du mois de décembre 1704, le jeune Armand Arouet, âgé de dix-neuf ans, écrivait un compliment de nouvelle année à Mme du Pont-Bailly, sa cousine, femme d’un marchand poitevin. Ce morceau de littérature achevé, le jeune homme le faisait signer par son petit frère François-Marie, dit Zozo, âgé de dix ans. Or Zozo n’était autre que le grand épistolier du XVIIIe siècle, François de Voltaire. M. Benjamin Fillon a retrouvé dans un grenier du Poitou cette première lettre signée d’un sobriquet enfantin par la main qui devait en signer des milliers d’autres. On nous excusera d’en reproduire ici le texte, puisque c’est le point de départ de la célèbre correspondance, au delà duquel il sera très-certainement difficile de reculer.


À Madame, Madame du Pont-Bailly, à la Châteigneraye,
pays de Poitou.

Paris, le 29 décembre 1704.

Madame et très-honorée cousine,

Mon papa m’a fait cette grâce de me comander d’estre son secrettaire ce premier d’année, et vous tesmoigner les humbles respects de nostre maison, avec les veux et les prieres que nous faisons pour vostre prospérité, santé, bonheur et satisfacion, qui ne sont en doutte de vostre costé eu égard à nous. Il vous suplie, madame ma cousine, le croire toujours bon parent et ne vous despartir de l’affection que vous devez à sa famille, et moy, le secrettaire, je finiray en me disant, et Zozo,

Vos très-humbles et respectueux cousins,

Zozo. Zozo.Arouet.

Depuis plusieurs années déjà, François-Marie avait perdu sa mère, morte le 13 juillet 1701, lorsqu’il avait six ans et demi, et que, par conséquent, il avait à peine connue. C’est pourquoi cette épître est écrite seulement au nom du père, M. le receveur des épices de la chambre des comptes, ou payeur de la chambre des comptes, Arouet.

Ce spécimen étant donné ici pour la satisfaction des curieux, notre recueil commence à la date de 1711, lorsque François-Marie est parvenu à sa dix-septième année et qu’il est encore élève du collége Louis-le-Grand. L’épisode romanesque des amours du futur Voltaire avec Mlle Olympe Dunoyer occupe la fin de l’année 1713 et le commencement de 1714. Puis la correspondance se développe d’année en année, et s’étend bientôt comme un vaste fleuve, jusqu’aux derniers jours de l’auteur.

Cette correspondance, qui embrasse un espace de soixante-sept ans, est une œuvre de premier ordre, un de nos grands monuments littéraires. Voltaire l’a élevé au jour le jour, à son insu. Il se trouve qu’elle est la véritable histoire du dernier siècle, le témoignage de la plus rapide et de la plus étonnante transformation d’idées qui se soit opérée jamais dans une nation, en même temps que l’autobiographie la plus sincère, la plus vivante et mouvementée qu’un homme célèbre ait laissée ad posteros. Et plus elle s’enrichit par de nouvelles découvertes, plus l’intérêt est vif, plus le tableau s’anime en se diversifiant. La valeur de cette partie de l’œuvre de Voltaire est, du reste, si unanimement reconnue aujourd’hui qu’il est inutile d’y insister[1].

La correspondance de Voltaire s’accroît d’une manière presque indéfinie. Beuchot avait déjà recueilli 7,473 lettres, et, gêné par des droits de propriété littéraire, fatigué par de longues recherches, il en avait laissé de côté un certain nombre, notamment les lettres à Mlle Quinault, imprimées en 1822, dont il avait dû se borner à donner des sommaires, et celles du recueil des Pièces inédites de Voltaire tirées de la bibliothèque de Jacobsen et publiées en 1820.

Depuis l’édition de Beuchot, des recueils importants ont été mis au jour. Les plus considérables sont les suivants :

Correspondance inédite de Voltaire avec Frédéric II, le président de Brosses et autres personnages, avec des notes par Th. Foisset ; Paris, Levavasseur, 1836, un vol. in-8°. — Nouvelle édition à la librairie Didier et Cie en 1858.

Lettres inédites de Voltaire recueillies par M. de Cayrol et annotées par M. Alph. François, avec une préface de M. Saint-Marc Girardin ; Paris, Didier et Cie 1856, deux vol. in-8°.

Lettres et documents puisés par M. Léouzon Leduc dans la bibliothèque de Voltaire au palais de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg, reproduits dans diverses publications : Études sur la Russie, Amyot, 1852, in-12 ; Voltaire et la Police, Ambroise Bray, 1867, in-12.

Voltaire à Ferney, sa correspondance avec la duchesse de Saxe-Gotha ; suivie de lettres et de notes historiques entièrement inédites, recueillies et publiées par, MM. Évariste Bavoux et A. F. — Paris, Didier et Cie, 1860, in-8o. — Réédition en 1865 avec un appendice de 26 lettres.

Voltaire.Lettres inédites sur la tolérance, publiées avec une introduction et des notes par Athanase Coquerel fils ; Paris, Cherbuliez, 1863, in-12.

Voltaire und die Markgräfin von Baireuth, von Georg Horn ; Berlin, 1865, Verlag der Königtichen Geheimen Ober-Hofbuchdruckerei (R. v. Decker).

Voltaire au collège et lettres et documents inédits, par H. Beaune ; Paris, Amyot, 1867, in-8o.

Lettres de Voltaire à M. le conseiller Le Bault, publiées et annotées par Ch. de Mandat-Grancey ; Paris, Didier et Cie 1868, in-8o.

Les Vraies Lettres de Voltaire à l’abbé Moussinot publiées pour la première fois sur les autographes de la Bibliothèque nationale, par Courtat ; Paris, Ad. Laine, 1875, in-8o.

Outre ces importantes publications, outre diverses plaquettes ayant apporté à la masse un moindre contingent, de nouvelles lettres de Voltaire ont paru incidemment dans beaucoup d’autres ouvrages, tels que :

Les Œuvres de Condorcet ; Paris, 1847-1848, 12 vol. in-8o ;

Les Œuvres de Frédéric le Grand, édition de Preuss ; à Berlin, chez Rodolphe Decker, 1853.

La Correspondance complète de Mme du Deffant avec la duchesse de Choiseul, l’abbé Barthélémy et M. Craufurt, publiée avec une introduction par M. le marquis de Sainte-Aulaire ; Paris, Calmann Lévy, 1859 et 1877.

Souvenirs de la maréchale princesse de Beauvau, suivis des Mémoires du maréchal prince de Beauvau, recueillis par Mme Standish (née Noailles), son arrière-petite-fille ; Paris, L. Techener, 1872.

Briefwechsel der « Grossen Landgräfin » Caroline von Hessen, von Dr Ph. A. F. Walther ; Wien, 1877.

Enfin des lettres inédites de Voltaire n’ont cessé de paraître dans les publications périodiques de la France et de l’étranger, revues, magazines, journaux.

Notre tâche a donc consisté à recueillir d’abord ce que Beuchot avait laissé de côté, puis le vaste ensemble de lettres nouvelles mises au jour depuis son édition et dont nous venons d’indiquer les principales sources, enfin les pièces non imprimées jusqu’ici que quelques possesseurs d’autographes ont bien voulu nous communiquer.

Il nous a fallu mettre en ordre cet ample butin, l’intercaler dans l’ancien fonds, ce qui n’était pas chose facile, car beaucoup de pièces n’étant pas datées ne peuvent être classées que par l’examen très-attentif de leur contenu. Il est arrivé aussi que ces lettres nouvelles ont fait apercevoir des erreurs dans l’ancien classement, et nous ont obligé à y opérer des rectifications considérables et difficiles.

Nous n’avons pas hésité à adopter le parti pris par Beuchot de donner la correspondance entière en suivant l’ordre chronologique et en supprimant les catégories formées par les éditeurs. Ceux de Kehl avaient partagé les lettres de Voltaire en sept séries : 1o lettres en vers et en prose ; 2o correspondance avec Frédéric ; 3o avec les princes de Prusse ; 4o avec l’impératrice Catherine ; 5o avec divers souverains ; 6o avec d’Alembert ; 7o correspondance générale.

Depuis 1817, les lettres en prose et en vers ont été reportées à leurs dates dans la Correspondance générale ; mais les plus récents éditeurs ont encore conservé quatre catégories : 1o la correspondance avec d’Alembert ; 2o la correspondance avec le roi de Prusse ; 3o la correspondance avec l’impératrice de Russie, et 4o la correspondance générale.

Plus la correspondance totale se développe, plus l’inconvénient de ces divisions se fait sentir. Les lettres relatives à une question, à une querelle, à un accident, se multipliant, le lecteur est obligé pour avoir l’ensemble, pour suivre la marche de l’esprit de Voltaire, d’aller d’une catégorie à une autre, ce qui lui offre beaucoup de difficultés. Ainsi, dans la correspondance fiévreuse, émouvante, à laquelle se livrent Voltaire et Mme Denis pendant leur arrestation à Francfort en 1753, il faut, si l’on adopte les divisions habituelles, aller chercher dans un volume les lettres des deux prisonniers au roi de Prusse, et dans un autre celles à l’ambassadeur français, le chevalier de La Touche, qui renferment, recommandent, expliquent les premières. On a onze lettres à Frédéric, vingt et une lettres au chevalier de La Touche, la plupart de celles-là ayant été envoyées incluses dans celles-ci pour être remises au roi prussien par le représentant de la France à Berlin ; on se trouve contraint, par les nécessités du système, de séparer ce qui, comme on le voit, est vraiment inséparable. Sans contredit les lettres envoyées en ce cruel moment par les captifs dans toutes les directions, à leurs geôliers, aux puissances, aux amis, doivent être rassemblées ; sinon, on n’a point l’épisode complet sous les yeux, on ne saurait l’avoir qu’épars et fragmenté et échappant par conséquent à beaucoup de lecteurs.

L’inconvénient est le même dans une affaire, comme celle des Calas par exemple. Il est inadmissible que les pièces en soient disséminées d’un côté et d’un autre, selon le nom des correspondants, et vous ne pouvez non plus en former un dossier particulier et distinct, car alors le lecteur cesserait d’avoir dans la correspondance la vie de l’auteur au jour le jour, ce qui est, comme nous l’avons dit, le grand intérêt de cette publication. L’ordre chronologique, sans distinction des personnes auxquelles les lettres sont adressées, est donc d’une nécessité incontestable. Nous nous y soumettons le plus rigoureusement possible.

Nous avons suivi les meilleurs textes ; ainsi les lettres à l’abbé Moussinot ont été reproduites d’après l’édition de M. Courtat ; la correspondance de Voltaire et Frédéric et de Frédéric et Voltaire, a été collationnée sur la grande édition de Preuss, historiographe de Brandebourg, qui outre les lettres qu’il a pu ajouter à cette importante correspondance, a restitué divers passages supprimés, surtout dans la correspondance du roi. Les lettres à l’impératrice Catherine II, les lettres à Damilaville ont été également l’objet d’une révision attentive.

Nous avons consulté les originaux quand nous l’avons pu. Nous n’avons pas manqué d’y recourir lorsqu’il s’est présenté une difficulté à résoudre.

Malheureusement, ceux de l’ancien fonds, auxquels il eût été le plus utile de remonter, sont disparus sans doute pour jamais, et nous n’avions à notre disposition que les manuscrits des lettres qui ont été publiées récemment, par conséquent avec un esprit d’exactitude et de fidélité qu’on n’avait point autrefois.

Nous avons donné en plus grand nombre que nos devanciers les lettres adressées à Voltaire, et auxquelles celui-ci répond, ou les lettres qui sont les réponses des correspondants aux lettres de Voltaire. Souvent les unes ne s’expliquent pas bien sans les autres ; toujours elles s’éclairent réciproquement. Nous avons même reproduit quelques lettres échangées entre personnes tierces, dont Voltaire parle, et qui sont très-utiles à l’intelligence de sa propre correspondance. Nous avons soin seulement d’imprimer toutes ces lettres, qui ne sont pas du style de notre auteur, en caractères plus petits, d’abord pour les mieux distinguer des siennes, ensuite pour qu’elles n’usurpent pas une place exagérée.

Nous ramenons, en règle générale, l’orthographe de toute la correspondance à l’usage moderne et aux formes consacrées actuellement. Il le fallait bien, puisque, comme nous venons de le dire, les originaux de tout l’ancien fonds n’existent plus. Et d’ailleurs nous avouons que la reproduction scrupuleuse de l’orthographe d’un écrivain comme Voltaire nous paraît un soin puéril. La marche adoptée par presque tous les éditeurs, et qui consiste à orthographier suivant des règles à peu près uniformes nos grands auteurs à partir de la période classique, c’est-à-dire du milieu du xviie siècle, nous paraît parfaitement sage. La langue est dès lors constituée régulièrement, et les caprices de l’orthographe individuelle n’offrent qu’un intérêt bien peu sérieux ; il peut être même nuisible de les conserver, car en attirant l’attention du lecteur plus qu’ils ne méritent, ils sont propres à le distraire de la pensée de l’écrivain. Cependant pour satisfaire autant qu’il est en nous à toutes les curiosités qui se manifestent aujourd’hui, nous avons reproduit l’orthographe des cinq premières lettres de Voltaire écolier, celle de lettres très-importantes et célèbres, et de quelques billets de la fin de sa vie ; le lecteur pourra de la sorte se rendre compte des habitudes grammaticales du grand épistolier. C’est, il nous semble, tout ce qu’on peut exiger de nous. Reproduire l’orthographe de toutes les lettres dont nous aurions retrouvé les autographes et conserver tolles qu’elles sont toutes celles publiées par les éditeurs de Kehl, par Renouard et par Glogenson, c’eût été présenter un texte étrangement bariolé et disparate.

Nous n’avons pas signalé à chaque fois les lettres tirées de l’édition de Beuchot ; nous nous sommes contenté de les marquer d’un B à la table. De même les lettres de la correspondance avec Frédéric sont seulement désignées à la table par Pr. (Preuss). Quant à celles puisées à une autre source, soit antérieure, soit postérieure, nous avons toujours indiqué cette source en note. Pour les lettres non encore publiées, nous disons à qui nous en devons la communication. Nous n’avons pas cru devoir nous contenter de la petite table par personnages que Beuchot a crue suffisante. Nous avons donné une première table des lettres dans leur ordre chronologique avec les premiers mots de chacune d’elles, ce qui, nous avons pu nous en convaincre par notre propre expérience, aidera beaucoup les personnes qui recherchent une pièce dans l’ensemble, et leur épargnera de passer en revue les nombreuses lettres adressées à tel ou tel correspondant, afin d’en retrouver une seule. Lorsqu’une lettre de Voltaire tombe sous vos yeux, vous voulez vous assurer d’abord si elle existe dans la correspondance publiée. Quand cette lettre est datée, l’ordre chronologique vous rend la recherche facile ; mais, quand il n’y a pas de date ou que la date en a été changée, les premiers mots offrent le moyen de la reconnaître. Il nous est arrivé souvent de rencontrer dans nos lectures des lettres de Voltaire désignées seulement par les premiers mots. Dans les catalogues d’autographes cela se voit constamment. Il faut, pour les retrouver, feuilleter la correspondance au hasard. Notre table obviera autant qu’il est possible à cet inconvénient.

Telles sont les principales explications que nous avons à fournir au lecteur en abordant cette partie de notre publication. La correspondance de Voltaire est ici complètement renouvelée. Il ne s’agit point, bien entendu, d’annoncer quelque chose de définitif. Nous ne savons que trop qu’il reste encore à exhumer des archives publiques ou particulières une énorme quantité de lettres. Voltaire dit à Formont, à la date du 24 juillet 1734 : « Je n’irai pas plus loin, car voilà, mon cher ami, la trentième lettre que j’écris aujourd’hui. » Et de ces trente lettres nous n’en connaissons que deux ! « On trouvera, dit M. Henri Beaune, des lettres de Voltaire jusqu’au jugement dernier, » L’expression n’est pas voltairienne, mais elle est significative.

Bien des collections notables nous ont échappé ; bien des détenteurs n’ont pas répondu à notre appel, au moins jusqu’aujourd’hui. Mais il n’est pas possible en pareille matière de prétendre jamais être complet. Nous avons la conscience d’avoir constitué un ensemble tout autre que celui formé par Beuchot, un faisceau plus serré, une trame plus solidement ourdie ; d’avoir fait faire enfin à cet étrange et admirable monument, que l’on construit et reconstruit sans cesse et dont l’achèvement ne saurait être prévu, un notable et indéniable progrès.

27 février 1880.
Louis MOLAND.





  1. Voyez, sur les caractères littéraires de la correspondance, l’introduction en tête des Lettres choisies de Voltaire. Paris, Garnier frères, 1 vol. grand in-8° ou 2 vol. in-12.