Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8703

8703. — À M. LE CHEVALIER DE CHASTELLUX.
À Ferney, 7 décembre.

Monsieur, la première fois que je lus la Félicité publique[1], je fus frappé d’une lumière qui éclairait mes yeux, et qui devait brûler ceux des sots et des fanatiques ; mais je ne savais d’où venait cette lumière. J’ai su depuis que je l’aurais aisément reconnue, si j’avais jamais eu l’honneur de converser avec vous : car on dit que vous parlez comme vous écrivez ; mais je n’ai pas eu la félicité particulière de faire ma cour à l’illustre auteur de la Félicité publique.

Je chargeai de notes[2] mon exemplaire, et c’est ce que je ne fais que quand le livre me charme et m’instruit. Je pris même la liberté de n’être pas quelquefois de l’avis de l’auteur. Par exemple, je disputais contre vous sur un demi-savant, très-méchant homme, nommé Dutens[3], réfugié à présent en Angleterre, qui imprima, il y a cinq ans, un sot libelle atroce contre tous les philosophes, intitulé le Tocsin. Ce polisson prétend que les anciens avaient connu l’usage de la boussole[4], la gravitation, la route des comètes, l’aberration des étoiles, la machine pneumatique, la chimie, etc., etc.

Je disputais encore sur ce mot Jehovah, que je croirais phénicien, et je ne regardais le patois hébraïque que comme un informe composé de syriaque, d’arabe, et de chaldéen.

Mais, en écrivant mes doutes sur ces misères, avec quel transport je remarquais tout ce qui peut élever l’âme, l’instruire, et la rendre meilleure ! comme je mettais bravo ! à la page cinquième du premier volume, à ces règnes cruellement héroïques, etc., et à salas gubernantium, et aux réflexions sur la cloaca magna, et sur mille traits d’une finesse de raison supérieure qui me faisait un plaisir extrême !

Je recherchais s’il n’y a en effet qu’un million d’esclaves chrétiens[5]. Vous entendez les serfs de glèbe ; et j’en trouvais plus de trois millions en Pologne, plus de dix en Russie, plus de six en Allemagne et en Hongrie. J’en trouvais encore en France, pour lesquels je plaide actuellement contre des moines-seigneurs.

J’observais que Jésus-Christ n’a jamais songé à parler d’adoucir l’esclavage ; et cependant combien de ses compatriotes étaient en servitude de son temps ! Je me souvenais qu’au commencement du siècle le ministère comptait, dans la généralité de Paris, dix mille têtes de prêtraille, habitués, moines, et nonnes. Il n’y a que dix mille priests en Angleterre. Je mettais Mme de Vintimille à la place du cardinal de Fleury, page 152. Vous savez que ce pauvre homme fit tout malgré lui.

Enfin votre ouvrage, d’un bout à l’autre, me fait toujours penser. Tout ce que vous dites sur le christianisme est d’une sage hardiesse. Vous en usez avec les théologiens comme avec des fripons qu’un juge condamne sans leur dire des injures.

Quelle réflexion que celle-ci : « Ce n’est qu’à des peuples brutes qu’on peut donner telles lois qu’on veut ! »

Que vous jugez bien François Ier ! J’aurais voulu que vous eussiez dit un mot de certains barbares dont les uns assassinèrent Anne Dubourg, la maréchale d’Ancre, etc. ; et les autres, le chevalier de La Barre, etc., en cérémonie.

Population, Guerre, chapitres excellents.

Je vous remercie de tout ce que vous avez dit ; je vous remercie de l’honneur que vous faites aux lettres et à la raison humaine. Je suis pénétré de celui que vous me faites en daignant m’envoyer votre ouvrage. Je suis bien vieux et bien malade, mais de telles lectures me rajeunissent.

Conservez-moi, monsieur, vos bontés, dont je sens tout le prix. Que n’êtes-vous quelquefois employé dans mon voisinage ! je me flatterais, avant de mourir, du bonheur de vous voir. Certes il se forme une grande révolution dans l’esprit humain. Vous mettez de belles colonnes à cet édifice nécessaire.

J’ai l’honneur d’être avec respect, avec reconnaissance, avec enthousiasme, etc.

  1. De la Félicité publique, par le chevalier, depuis marquis de Chastellux ; voyez tome XXIX, page 312 ; et tome XXX, page 387, le troisième des Articles extraits du Journal de politique et de littérature.
  2. Ces notes ont été imprimées dans l’édition que M. A.-A. Renouard a donnée en 1822 de l’ouvrage De la Félicité publique, deux volumes in-8o.
  3. Voyez tome XXVIII, page 465.
  4. Loin d’attribuer la boussole aux anciens, Dutens dit formellement qu’ils l’ignoraient ; voyez Recherches sur l’origine des découvertes attribuées aux modernes, tome II. page 31. (B.)
  5. On ne parle, en cet endroit de l’ouvrage, que des esclaves noirs, et non pas des serfs, qu’on ne peut assimiler aux esclaves des anciens. (K.)