Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8668

Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 207-208).
8668. — À CATHERINE II,
impératrice de russie.
2 novembre.

Madame, il me paraît, par votre dépêche du 12 septembre, qu’il y a une de vos âmes qui fait plus de miracles que Notre-Dame de Czenstochow, nom très-difficile à prononcer. Votre Majesté impériale m’avouera que la santa Casa di Loreto est beaucoup plus douce à l’oreille, et qu’elle est bien plus miraculeuse, puisqu’elle est mille fois plus riche que votre sainte Vierge polonaise. Du moins les musulmans n’ont pas de semblables superstitions, car leur sainte maison de la Mecque, ou Mecca, est beaucoup plus ancienne que le mahométisme, et même que le judaïsme. Les mulsulmans n’adorent point, comme nous autres, une foule de saints, dont la plupart n’ont point existé, et parmi lesquels il n’y en a que quatre peut-être avec qui vous eussiez daigné souper.

Mais aussi voilà tout ce que vos Turcs ont de bon. Je suis très-content, puisque mon impératrice reprend l’habitude de leur donner sur les oreilles.

Je remercie de tout mon cœur Votre Majesté de vous être avancée vers le Midi ; je vois bien qu’à la fin je serai en état de faire le voyage que j’ai projeté depuis longtemps ; vous accourcissez ma route de jour en jour. Voilà trois belles et bonnes têtes dans un bonnet la vôtre, celle de l’empereur des Romains, et celle du roi de Prusse.

Le dernier m’a envoyé sa belle médaille de Regno redintegrato[1]. Ce mot de redintegrato est singulier, j’aurais autant aimé novo. Le redintegrato conviendrait mieux à l’empereur des Romains, s’il voulait monter à cheval avec vous, et reprendre une partie de ce qui appartenait autrefois si légitimement, par usurpation, au trône des Césars, à condition que vous prendriez tout le reste, qui ne vous appartint jamais, toujours en allant vers le Midi, pour la facilité de mon voyage.

Il y a environ quatre ans que je prêche cette petite croisade. Quelques esprits creux, comme moi, prétendent que le temps approche où sainte Marie-Thérèse, de concert avec sainte Catherine, exaucera mes ferventes prières ; ils disent que rien n’est plus aisé que de prendre en une campagne la Bosnie, la Servie, et de vous donner la main à Andrinople. Ce serait un spectacle charmant de voir deux impératrices tirer les deux oreilles à Moustapha, et le renvoyer en Asie.

Certainement, disent-ils, puisque ces deux braves dames se sont bien entendues pour changer la face de la Pologne, elles s’entendront encore mieux pour changer celle de la Turquie.

Voici le temps des grandes révolutions, voici un nouvel univers créé, d’Archangel au Borysthène ; il ne faut pas s’arrêter en si beau chemin. Les étendards portés de vos belles mains sur le tombeau de Pierre le Grand (par ma foi, moins grand que vous), doivent être suivis de l’étendard du grand prophète.

Alors je demanderai une seconde fois la protection de Votre Majesté impériale pour ma colonie, qui fournira de montres votre empire, et les coiffures de blondes aux dames de vos palais.

Quant à la révolution de Suède, j’ai bien peur qu’elle ne cause un jour quelque petit embarras ; mais la cour de France n’aura de longtemps assez d’argent pour seconder les bonnes intentions qu’on pourrait avoir avec le temps dans cette partie du Nord, qui n’est pas la plus fertile, à moins qu’on ne vous vende le diamant nommé le Pitt ou le Régent ; mais il n’est gros que comme un œuf de pigeon, et le vôtre est plus gros qu’un œuf de poule[2].

Je me mets à vos pieds avec l’enthousiasme d’un jeune homme de vingt ans, et les rêveries d’un vieillard de près de quatre-vingts.

  1. Voyez la note de la lettre 8629.
  2. Voyez lettre 8612.