Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8628

Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 172-173).
8628. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 16 septembre.

Mon héros est très-bienfaisant, quoiqu’il se moque de la bienfaisance. Ce qu’il daigne me dire sur les mariages des protestants me touche d’autant plus qu’il n’y a point de semaine où je ne voie des suites funestes de la proscription de ces alliances. Je suis assurément intéressé plus que personne à voir finir cette horrible contradiction dans nos lois, puisque j’ai peuplé mon petit séjour de protestants. Certainement l’ancien commandant du Languedoc, le gouverneur de la Guienne, est l’homme de France le plus instruit des inconvénients attachés à cette loi, dont les catholiques se plaignent aujourd’hui aussi hautement que les huguenots ; et monseigneur le maréchal de Richelieu, qui a rendu de si grands services à l’État, est peut-être aujourd’hui le seul homme capable de fermer les plaies de la révocation de l’édit de Nantes. Il sent bien que la faute de Louis XIV est de s’être cru assez puissant pour convertir les calvinistes, et de n’avoir pas vu qu’il était assez puissant pour les contenir.

Moustapha, tout borné qu’il est, fait trembler cent mille chrétiens dans Constantinople, pendant que les Russes brûlent ses flottes et font fuir ses armées.

Vous connaissez très-bien nos ridicules ; mais jugez s’il y en a un plus grand que celui de refuser un état à des familles que l’on veut conserver en France. Voyez à quoi on est réduit tous les jours. M. de Florian, ancien capitaine de cavalerie, a l’honneur d’être connu de vous ; il avait épousé une de mes nièces, qui est morte. Il vient à Ferney pour se dissiper ; il y trouve une huguenote fort aimable[1], il l’épouse ; mais comment l’épouse-t-il ? c’est un prêtre luthérien qui le marie avec une calviniste dans un pays étranger.

Vous voyez quels troubles et quels procès peuvent en naître dans les deux familles.

Je suis persuadé que vous avez été témoin de cent aventures aussi bizarres. Puisque vous poussez la bonté et la condescendance jusqu’à vouloir qu’un homme aussi obscur que moi vous dise ce qu’il pense sur un objet si important et si délicat, permettez-moi de vous demander s’il ne serait pas possible de remettre en vigueur et même d’étendre l’arrêt du conseil signé par Louis XIV lui-même, le 15 de septembre 1685, par lequel les protestants pouvaient se marier devant un officier de justice ? Leurs mariages n’avaient pas la dignité d’un sacrement comme les nôtres, mais ils étaient valides ; les enfants étaient légitimes, les familles n’étaient point troublées. On crut, en révoquant cet arrêt, forcer les huguenots à rentrer dans le sein de la religion dominante, on se trompa. Pourquoi ne pas revenir sur ses pas lorsqu’on s’est trompé ? Pourquoi ne pas rétablir l’ordre, lorsque le désordre est si pernicieux, et lorsqu’il est si aisé de donner un état à cent mille familles, sans le moindre risque, sans le moindre embarras, sans exciter le plus léger murmure ? J’ose croire que, si vous êtes l’ami de monsieur le chancelier, vous lui proposerez un moyen qui paraît si facile.

  1. Voyez lettre 8467.