Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8585

Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 138-139).
8585. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
25 juillet.

Mon cher ange, M. le marquis de Felino est bien bon de daigner descendre jusqu’à m’expliquer ce que c’est que mes deux aventuriers[1] de Nice. Il me passe tous les jours sous les yeux de pareils Guzmans d’Alfarache. Il y en a autant que de mauvais poëtes à Paris, et de mauvais prêtres à Rome ; mais je vois que la Providence tire toujours le bien du mal, puisque ces deux polissons m’ont valu un écrit instructif de la part d’un homme pour qui j’ai l’estime la plus respectueuse, et qui est votre ami. Je vois avec douleur que l’esprit de la cour romaine domine encore dans presque toute l’Italie, excepté à Venise.


Romanos rerum dominos gentemque togatam.

(Virg., Æneid., lib. I, v. 286.)

Je ne voyagerai point dans ce pays-là, quoique M. Ganganelli m’ait assuré que son grand inquisiteur n’a plus ni d’yeux ni d’oreilles[2].

Je vous supplie de vouloir bien présenter mes très-humbles remerciements à M. le marquis de Felino. Je crois que le séjour de Paris lui sera pour le moins aussi agréable que celui de Parme.

Je songe toujours à la Crète, et je vous aurais déjà envoyé mon dernier mot, si je pouvais avoir un dernier mot.

Votre favori Roscius[3] veut-il, quand il sera à Ferney, jouer Gengis et Sémiramis ? Je crois que le pauvre entrepreneur de la troupe ne pourrait lui donner que cent écus par représentation, et, si je ne me trompe, je vous l’ai déjà mandé[4]. Cela sert du moins à payer des chevaux de poste. Pour moi, je ne puis plus être magnifique ; je me suis ruiné en bâtiments et en colonies, et je m’achève en bâtissant une maison de campagne pour Florian.

Je dirai, en parodiant Didon :


Exiguam urbem statui ; mea mœnia vidi,
Et nunc parva mei sub terras ibit imago.

(Virg.,. Æneid., lib. IV, v. 651.)

Voici des pauvretés pour vous amuser.

Je me mets à l’ombre des ailes de mes anges.

Vous croyez bien que je recevrai M. le chevalier de Buffevent de mon mieux, tout malade et tout languissant que je suis. Les apparitions de vos parents et de vos amis sont des fêtes pour moi.

  1. Voyez lettre 8576.
  2. Voyez lettre 8417.
  3. Lekain.
  4. Voyez la lettre précédente.