Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8568

Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 117-120).
8568. — À M. DE LA HARPE.
Juillet.

Vous n’êtes pas, monsieur, le seul à qui l’on ait attribué les vers d’autrui. Il y a eu, de tout temps, des pères putatifs d’enfants qu’ils n’avaient pas faits.

M. d’Hannetaire[1], homme de lettres et de mérite, retiré depuis longtemps à Bruxelles, se plaint à moi, par sa lettre du 6 juin, qu’on ait imprimé sous mon nom[2] une épître en vers qu’il revendique. Elle commence ainsi :


En vain en quittant ton séjour,
Cher ami, j’abjurai la rime ;
La même ardeur encor m’anime,
Et semble augmenter chaque jour.


Il est juste que je lui rende son bien, dont il doit être jaloux. Je ne puis choisir de dépôt plus convenable que celui du Mercure, pour y consigner ma déclaration authentique que je n’ai nulle part à cette pièce ingénieuse, qu’on m’a fait trop d’honneur, et que je n’ai jamais vu ni cet ouvrage, ni M. de M… auquel il est adressé, ni le recueil où il est imprimé. Je ne veux point être plagiaire, comme on le dit dans l’Année littéraire. C’est ainsi que je restituai fidèlement, dans les journaux, des vers d’un tendre amant pour une belle actrice de Marseille[3]. Je protestai, avec candeur, que je n’avais jamais eu les faveurs de cette héroïne. Voilà comme à la longue la vérité triomphe de tout. Il y a cinquante ans que les libraires ceignent tous les jours ma tête de lauriers qui ne m’appartiennent point. Je les restitue à leurs propriétaires dès que j’en suis informé.

Il est vrai que ces grands honneurs, que les libraires et les curieux nous font quelquefois, à vous et à moi, ont leurs petits inconvénients. Il n’y a pas longtemps qu’un homme qui prend le titre d’avocat, et qui divertit le barreau, eut la bonté de faire mon testament et de l’imprimer. Plusieurs personnes, dans nos provinces et dans les pays étrangers, crurent en effet que cette belle pièce était de moi ; mais comme je me suis toujours déclaré contre les testaments attribués aux cardinaux de Richelieu, de Mazarin et d’Albéroni, contre ceux qui ont couru sous les noms des ministres d’État Louvois et Colbert, et du maréchal de Belle-Isle, il est bien juste que je m’élève aussi contre le mien, quoique je sois fort loin d’être ministre. Je restitue donc à M. Marchand, avocat en parlement, mes dernières volontés,

qui ne sont qu’à lui[4] ; et je le supplie au moins de vouloir bien regarder cette déclaration comme mon codicille.

En attendant que je le fasse mon exécuteur testamentaire, je dois, pendant que je suis encore en vie, certifier que des volumes entiers de lettres imprimées sous mon nom[5], où il n’y a pas le sens commun, ne sont pourtant pas de moi.

Je saisis cette occasion pour apprendre à cinq ou six lecteurs, qui ne s’en soucient guère, que l’article Messie[6] imprimé dans le grand Dictionnaire encyclopédique, et dans plusieurs autres recueils, n’est pas mon ouvrage, mais celui de M. Polier de Bottens, qui jouit d’une dignité ecclésiastique dans une ville célèbre[7], et dont la piété, la science et l’éloquence, sont assez connues. On m’a envoyé depuis peu son manuscrit, qui est tout entier de sa main.

Il est bon d’observer que, lorsqu’on croyait cet ouvrage d’un laïque, plusieurs confrères de l’auteur le condamnèrent avec emportement ; mais quand ils surent qu’il était d’un homme de leur robe, ils l’admirèrent. C’est ainsi qu’on juge assez souvent, et on ne se corrigera pas.

Comme les vieillards aiment à conter, et même à répéter, je vous ramentevrai qu’un jour les beaux esprits du royaume (et c’étaient le prince de Vendôme, le chevalier de Bouillon, l’abbé de Chaulieu, l’abbé de Bussy, qui avait plus d’esprit que son père, et plusieurs élèves de Bachaumont, de Chapelle, et de la célèbre Ninon) disaient à souper tout le mal possible de Lamotte-Houdard. Les fables de Lamotte venaient de paraître : on les traitait avec le plus grand mépris ; on assurait qu’il lui était impossible d’approcher des plus médiocres fables de La Fontaine. Je leur parlai d’une nouvelle édition de ce même La Fontaine, et de plusieurs fables de cet auteur qu’on avait retrouvées. Je leur en récitai une ; ils furent en extase ; ils se récriaient. « Jamais Lamotte n’aura ce style, disaient-ils ; quelle finesse et quelle grâce ! on reconnaît La Fontaine à chaque mot. » La fable était de Lamotte[8].

Passe encore lorsqu’on ne se trompe que sur de telles fables ; mais lorsque le préjugé, l’envie, la cabale, imputent à des citoyens des ouvrages dangereux ; lorsque la calomnie vole de bouche en bouche aux oreilles des puissants du siècle ; lorsque la persécution est le fruit de cette calomnie : alors que faut-il faire ? cultiver son jardin comme Candide.

  1. Jean-Nicolas Servandoni d’Hannetaire, né en 1719, mort en 1780, auteur et acteur.
  2. Dans le tome VIII de l’Évangile du jour, page 55, l’épître que réclame d’Hannetaire est imprimée sans nom d’auteur, mais presque toutes les pièces qui composent ce volume sont de Voltaire.
  3. Voyez lettre 7726.
  4. Voyez tome XX, page 200.
  5. Les deux volumes publiés en 1765 et 1766, par Robinet ; voyez tome XXV, page 579.
  6. Voyez tome XX, page 62.
  7. Lausanne.
  8. Voltaire oublie ici de conter que les convives du prince de Vendôme s’étant fait répéter la fable, la trouvèrent détestable. Pareil tour fut joué à Voltaire en 1765, à Ferney. La Harpe lui ayant récité la plus belle strophe de l’ode sur la