Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8556

Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 107-109).
8556. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
À Ferney, 5 juin.

Vous me parlez, madame, de philosophie pratique : parlez-moi de santé pratique. La disposition des organes fait tout ; et malgré le sot orgueil humain, malgré les petites vanités qui se jouent de notre vie, malgré les opinions passagères qui entrent dans notre cervelle, et qui en sortent sans savoir ni pourquoi ni comment, la manière dont on digère décide presque toujours de notre manière de penser, témoin Jean qui pleure et qui rit[1], qui a couru tout Paris, et que vous n’avez probablement point lu.

M. de Gleichen m’a paru digérer fort mal. Je crois qu’il n’approuve guère le style du théâtre danois. J’étais très-malade quand il vint dans mon ermitage. J’ai peur qu’en qualité de ministre accoutumé aux cérémonies, il n’ait été un peu choqué de ma rusticité. Je laisse faire aux dames les honneurs de ma retraite champêtre ; c’est à elles à voir si les lits sont bons, et si on a bien fait mousser le chocolat de messieurs à leur déjeuner.

M. de Schomberg a paru pardonner à mes mœurs agrestes. Je souhaite que les Danois soient aussi indulgents que lui. De tous ceux qui ont passé par Ferney, c’est la sœur de M. de Cucé[2] dont j’ai été le plus content, car c’est à elle que je dois de n’avoir pas perdu entièrement les yeux. Elle me donna d’une drogue qui ne m’a pas guéri, mais qui m’a beaucoup soulagé. Je voudrais bien qu’il y eût des recettes pour votre mal comme pour le mien. Nous avons à Genève un physicien qui électrise parfaitement le tonnerre ; il a voulu électriser aussi un homme qui a une goutte sereine, mais il n’y a pas réussi. À l’égard du tonnerre, c’est une bagatelle ; on l’inocule comme la petite vérole. Nous nous familiarisons fort, dans notre siècle, avec tout ce qui faisait trembler dans les siècles passés. Il est prouvé même, généralement parlant, que chez les nations policées on vit un peu plus longtemps qu’on ne vivait autrefois. Je vous en fais mon compliment, si c’en est un à faire. Je vois bien qu’il est si doux de vivre avec votre grand’maman que vous aimez encore la vie, malgré tout le mal que vous en dites souvent avec tant de raison. C’est un rossignol que vous êtes allée entendre chanter dans sa belle cage. Je conçois très-bien qu’on soit heureux quand on a, comme dit le Guarini :


Lieto nido, esca dolce, aura cortese.


Mais lorsque avec ces avantages on est aimé, respecté de l’Europe, et qu’on possède un génie supérieur, on doit être content. Le moyen de n’être pas au-dessus de la fortune, quand on est si fort au-dessus des autres !

J’ai un peu besoin, moi chétif, de cette philosophie dont vous me parlez. De tous les établissements que j’ai faits dans mon désert, il ne me restera bientôt plus que mes vers à soie. On a chicané mes artistes, qui envoyaient des montres en Amérique, à Constantinople, et à Pétersbourg. Le commerce qu’ils entreprenaient était immense, et faisait entrer en France beaucoup d’argent. C’était un plaisir de voir mon abominable village changé en une jolie petite ville, et de nombreux artistes étrangers, devenus Français, bien logés et faisant bonne chère avec leurs familles dans de jolies maisons de pierres de taille que je leur avais bâties. La protection d’un grand homme[3] avait fait ce miracle, qui va se détruire. Il faudra que je dise, comme le bon homme Job : Je suis sorti tout nu du sein de la terre, et j’y retournerai tout nu[4] ; mais remarquez que Job disait cela en s’arrachant les cheveux et en déchirant ses habits. Moi, je ne m’arrache pas les cheveux, parce que je n’en ai point, et je ne déchire point mes habits, parce que par le temps qui court il faut être économe.

Adieu, madame ; faisons tous deux comme nous pourrons. Vogue la pauvre galère ! Pensez fortement et uniformément, et conservez-moi vos bontés ; vous savez combien elles me sont chères.

  1. Tome IX, page 556.
  2. Mme de Boisgelin ; voyez lettre 8278.
  3. Le duc de Choiseul.
  4. Job, chap. 1. v. 21.