Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8548

Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 98-99).
8548. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
Ferney, 18 mai.

Vraiment, madame, je me suis souvenu que je connaissais votre Danois[1]. Je l’avais vu, il y a longtemps, chez Mme de Baireuth ; mais ce n’était qu’en passant. Je ne savais pas combien il était aimable. Il m’a semblé que M. de Bernstorff, qui se connaissait en hommes, l’avait placé à Paris, et que ce pauvre Struensée, qui ne se connaissait qu’en reines, l’avait envoyé à Naples. Je ne crois pas qu’il ait beaucoup à attendre actuellement du Danemark ni du reste du monde. Sa santé est dans un état déplorable : il voyage avec deux malades qu’il a trouvés en chemin. Je me suis mis en quatrième, et leur ai fait servir un plat de pilules à souper ; après quoi, je les ai envoyés chez Tissot, qui n’a jamais guéri personne, et qui est plus malade qu’eux tous, en faisant de petits livres de médecine.

Ce monde-ci est plein, comme vous savez, de charlatans en médecine, en morale, en théologie, en politique, en philosophie. Ce que j’ai toujours aimé en vous, madame, parmi plusieurs autres genres de mérites, c’est que vous n’êtes point charlatane. Vous avez de la bonne foi dans vos goûts et dans vos dégoûts, dans vos opinions et dans vos doutes. Vous aimez la vérité, mais l’attrape qui peut. Je l’ai cherchée toute ma vie sans pouvoir la rencontrer. Je n’ai aperçu que quelque lueur qu’on prenait pour elle ; c’est ce qui fait que j’ai toujours donné la préférence au sentiment sur la raison.

À propos de sentiment, je ne cesserai jamais de vous répéter ma profession de foi pour votre grand’maman. Je vous dirai toujours qu’indépendamment de ma reconnaissance, qui ne finira qu’avec moi, elle et son mari sont entièrement selon mon cœur.

N’avez-vous jamais vu la carte de Tendre dans Clélie[2] ? je suis pour eux à Tendre-sur-Enthousiasme. J’y resterai. Vous savez aussi, madame, que je suis pour vous, depuis vingt ans, à Tendre-sur-Regrets. Vous savez quelle serait ma passion de causer avec vous ; mais j’ai mis ma gloire à ne pas bouger ; et voilà ce que vous devriez dire à votre grand’maman.

Adieu, madame ; mes misères saluent les vôtres avec tout l’attachement et toute l’amitié imaginables.

  1. Le baron de Gleichen ; voyez lettre 8542.
  2. Roman de Mlle de Scudéri.