Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8536

Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 88).
8536. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].

J’écris de ma main, madame, cette fois-ci, et d’une petite écriture comme votre grand’maman, malgré mes fluxions sur les yeux. Je voudrais bien que vous pussiez en faire autant.

J’ai exécuté les ordres de votre grand’maman à la lettre. Je n’ai prononcé son nom qu’à des étrangers qui passent continuellement par nos cantons, et j’ai conclu que l’Europe pensait comme moi.

Au reste, je n’écris à personne, et je ne fatigue la poste qu’à porter les montres que ma colonie fabrique. J’ai été longtemps un peu émerveillé que M. Séguier, ci-devant avocat général, fût venu me voir à Ferney pour me dire qu’il serait obligé de déférer l’Histoire du Parlement, et que messieurs l’en pressaient fort : comme si un historien avait pu dissimuler la guerre de la Fronde, et comme s’il avait fallu mentir pour plaire à messieurs. Je n’avais pas lieu assurément de me louer de messieurs ; mais, après avoir dit ce que je pensais d’eux depuis vingt ans, j’ai gardé un profond silence sur toutes les choses de ce monde, et je n’ai laissé remplir mon cœur que des sentiments que je dois à mes généreux bienfaiteurs.

Je fais des vœux pour eux, moi qui ne prie jamais Dieu, et qui me contente de la résignation. Il y a des choses que je déteste et que je souffre. Je vois parfaitement de loin toute la méchanceté des hommes, et le néant de leurs illusions.

J’attends la mort en ne changeant de sentiment sur rien, et surtout sur l’attachement que je vous ai voué pour le reste de ma vie.

  1. Mme du Deffant écrivait à la duchesse de Choiseul, le 10 mai 1772 : « Vous jugerez bien qu’hier au soir je n’avais fait que parcourir les lettres de Voltaire. C’est celle de sa propre écriture qu’il voulait que je vous envoyasse, et j’ai cru qu’il y en avait une qui était directement à vous, et c’est ce qui m’a fait vous dire : Si vous ne lui faites pas réponse. Je m’aperçois de ma méprise ; je vous envoie toutes les deux, qui sont toutes deux pour moi. » Beuchot a commis la même méprise que Mme du Deffant. En rapportant la lettre de Voltaire, du 4 mai, il met en note que le billet qui y était inclus pour la duchesse de Choiseul manque. Ce billet n’est autre que la lettre de Voltaire à Mme du Deffant, que M. Beuchot a placée à la date du 12 mai suivant, et qui accompagnait celle du 4 et était de la même date. (Sainte-Aulaire.)