Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8530

Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 81-83).
8530. — À M. MARIN.
À Ferney, 27 avril.

Je dois vous dire d’abord, mon cher ami, que c’est moi qui fis faire une consultation à Rome[1]. Il s’agissait du marquis de Florian, mon neveu, et d’une femme divorcée. Ce n’est point du tout le cas de M. de Bombelles[2] ; ces deux affaires n’ont aucun rapport. De plus, mon neveu étant officier, chevalier de Saint-Louis, et pensionné par le roi, est astreint à des devoirs dont la transgression pourrait avoir des suites fâcheuses. Priez M. Linguet de ne point parler du tout de cette affaire.

J’ai lu le Mémoire en faveur de M. le comte de Morangiés[3]. J’ai été fort lié dans ma jeunesse avec madame sa mère. Je date de loin. Je ne peux imaginer qu’il perde son procès. Il est vrai qu’il a commis une grande imprudence en confiant à des gredins des billets pour cent mille écus. Les grandes affaires se traitent souvent ainsi à Lyon et à Marseille. Oui ; mais c’est avec des banquiers et des négociants accrédités, et non pas avec des gueuses qui prêtent sur gages.

Cette affaire, qui paraît unique, ressemble assez à celle d’une friponne de janséniste que j’ai connue. Elle redemandait dans Bruxelles, en 1740, la somme de trois cent mille florins d’Empire au frère Yancin, procureur des jésuites, et son confesseur. Je fus témoin de ce procès. Cette femme, nommée Genep, feignit d’être fort malade ; elle envoya chercher le confesseur procureur Yancin. La coquine avait mis en sentinelle, derrière une tapisserie, un notaire, deux témoins, et son avocat, janséniste comme Arnauld. Le confesseur arrive ; il prend une espèce de transport au cerveau de Mme Genep. Elle s’écrie : « Mon père, je ne me confesserai point que je ne voie mes trois cent mille florins en sûreté. » Le confesseur, qui voit rouler les yeux et grincer les dents, croit devoir ménager sa folie ; il lui dit, pour l’apaiser, qu’elle ne doit point craindre pour son argent, et qu’il faut d’abord songer à son âme. « Tout cela est bel et bon, reprit la mourante ; mais avez-vous fait un emploi valable de mes trois cent mille florins ? — Oui, oui ; ne soyez en peine que de votre salut, ma bonne. — Mais songez bien à mon argent. — Eh ! mon Dieu ! oui, j’y songe ; un petit mot de confession, s’il vous plaît. » Cependant on fait un procès-verbal des demandes et des réponses : et dès le lendemain la malade répète en justice cette somme immense, ce qui prouve en passant que les disciples d’Augustin en savent autant que les enfants d’Ignace. Les jésuites se servirent contre ma drôlesse des mêmes moyens que M. Linguet emploie. « Où avez-vous pris trois cent mille florins d’Empire, vous la veuve d’un petit commis à cent écus de gages ? — Où je les ai pris ? dans mes charmes. » Que répondre à cela ? que faire ? Mme Genep meurt, et jure en mourant, sur son crucifix, qu’elle a porté la somme entière chez son confesseur. Les héritiers poursuivent, ils trouvent un fiacre qui dépose qu’il a porté l’argent dans son carrosse. Le fiacre apparemment était janséniste aussi. L’avocat triomphait. Je lui dis : « Ne chantez pas victoire ; si vous aviez demandé dix ou douze mille florins, vous les auriez eus ; mais vous n’en aurez jamais trois cent mille. » En effet, le fiacre, qui n’était pas aussi habile que Mme Genep, fut convaincu d’être un sot menteur ; il fut fouetté et banni. J’ai peur qu’il n’en arrive autant à notre ami Du Jonquay.

À propos, j’ai été fâché que M. Linguet, élève de Cicéron, ait traité Cicéron de lâche[4], qui ne plaidait que pour des coquins : il ne faut pas qu’un cordelier prêche contre saint François d’Assise ; mais j’ai toujours pensé comme lui sur l’histoire ancienne, et je l’ai dit longtemps avant lui, et ensuite je me suis appuyé de son opinion. Son plaidoyer me paraît bien raisonné et bien écrit. Je voudrais bien voir ce que M. Gerbier peut opposer à des arguments qui me semblent convaincants.

L’Éloge de la Police est un beau morceau ; la comparaison hardie de la direction des boues et lanternes, des p…, des filous et des espions, avec l’ordre des sphères célestes, est si singulière que l’auteur devait bien citer Fontenelle, à qui elle appartient[5].

Tachez, mon cher ami, de me procurer les deux factums

pour et contre, et l’épître du faquin[6] qui se croit secrétaire de Boileau, en cas que vous ayez ce rogaton.

On ne peut vous être plus attaché que le vieux malade de Ferney.

  1. Voyez le Mémoire à la suite de la lettre 8467.
  2. Voyez tome XXVIII, page 553.
  3. Voltaire publia onze écrits sur le procès et en faveur du comte de Morangiés ; voyez tome XXVIII, page 477.
  4. Dans son livre intitulé Canaux navigables, ou Développement des avantages qui résulteraient de l’exécution de plusieurs projets en ce genre pour la Picardie, Artois, la Bourgogne, la Champagne, et toute la France, etc., 1769, in-12 ; voyez tome XVIII, pages 178 et suiv.
  5. Dans le septième alinéa de son Éloge de d’Argenson.
  6. Clément avait publié contre Voltaire une satire intitulée Boileau à Voltaire.