Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8510

Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 59-60).

8510. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
Avril 1772.

Non, non, vous ne m’avez point vue à Chanteloup. Vous n’êtes pas ingénieux en excuses ; mais si vous êtes sincère en repentir, je ferai très-volontiers la paix avec vous. J’eus la visite de M. Dupuits, il y a environ deux mois ; je me laissai persuader qu’il venait de votre part. Apparemment qu’il n’en était rien, puisque vous ne répondîtes point à tout ce que je le chargeai de vous dire ; et par votre lettre d’aujourd’hui, je juge que vous n’avez peut-être pas su qu’il m’eût vue. Enfin, enfin, oublions le passé et reprenons notre correspondance.

J’ai toujours rendu compte à mes amis de ce que vous me mandez pour eux ; et de peur d’affaiblir vos expressions et de faire tort à votre style, je leur ai presque toujours envoyé vos lettres ; je vous ai toujours dit fidèlement ce que contenaient leurs réponses : je n’ai point ajouté de réflexions ni de commentaires sur le texte. Vous avez fort de vous croire mal avec eux, puisque vous n’avez point à vous reprocher d’avoir manqué à tous les sentiments que vous leur devez. Je leur enverrai votre dernière lettre, et toutes celles où vous me parlerez d’eux : car j’espère que vous m’écrirez souvent, et que vous vous ferez un devoir de me dédommager avec usure de votre long silence. J’ai plus besoin que jamais de votre secours ; je n’ai plus de ressources contre l’ennui ; j’éprouve le malheur d’une éducation négligée : l’ignorance rend la vieillesse bien plus pesante, son poids me parait insupportable. Je ne regrette point les agréments de la jeunesse, et encore moins l’emploi que mes semblables en font et que j’en ai fait moi-même ; je regarde tout cela aujourd’hui comme un temps perdu. Je voudrais avoir acquis des goûts, des connaissances, de la curiosité, en un mot quelques ressources pour m’occuper, m’intéresser ou m’amuser.

Mais, mon cher Voltaire, je ne me soucie plus de rien ; il n’y a de différence d’un automate à moi que la possibilité de parler, la nécessité de manger et de dormir, qui sont pour moi la cause de mille incommodités. Je voudrais savoir pourquoi la nature n’est composée que d’êtres malheureux : car je suis persuadée qu’il n’y en a pas un seul de véritablement heureux, et j’en suis si convaincue que je n’envie le sort ni l’état de personne, ni d’aucune espèce d’individu, quel qu’il puisse être, depuis l’huître jusqu’à l’ange. Mais bientôt nous serons l’un et l’autre… Quoi ? Que serons-nous ? Vous ne serez plus vous, vous y perdrez beaucoup ; je ne serai plus moi, je n’y peux que gagner ; mais encore une fois, que serons-nous ? Si vous le savez, dites-le-moi ; et si vous ne le savez pas, n’y pensons plus.

Vous aurez appris la mort de Duclos. Voilà deux places vacantes à l’Académie, et quatre mauvais discours à attendre.

Ne sachant plus que lire, je relis l’Iliade ; ce tintamarre des dieux, des hommes, des chariots, des chevaux, m’étourdit ; mais j’aime encore mieux cela que la fade et languissante éloquence, la boursouflée et emphatique métaphysique de nos sots écrivains.

Gardez-vous bien de répondre à M. Clément, vous lui feriez trop d’honneur. Cet homme n’a pas l’idée du goût ; ses critiques sur vous devraient lui valoir des oreilles d’âne. Quinault est pour lui le cocher de M. de Verthamont. Eh bien, mon cher Voltaire, il y a des gens qui osent louer et admirer son livre !

Vous savez que Marmontel a la place d’historiographe, et ce n’est pas le duc de Mazarin, mari de la belle Hortense, qui a fait ce choix. Adieu[2].

  1. Correspondance complète, édition de Lescure, 1865.
  2. Elle veut parler ici du duc de Mazarin, qui, à ce qu’on prétend, faisait tirer ses domestiques au sort pour savoir quelle fonction chacun remplirait chez lui la semaine suivante.