Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8499

Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 49-50).
8499. — À M. L’ABBÉ DU VERNET.
À Ferney, 23 mars.

Le vieux malade de Ferney, monsieur, vous renouvelle ses remerciements et sa protestation bien sincère qu’il n’a jamais lu ni ne lira le libelle diffamatoire de La Beaumelle et de l’abbé Sabatier[1]. Il y a plus de quatre cents libelles de cette espèce. La vie est courte, et le peu de temps qui me reste doit être mieux employé. Il est juste, monsieur, que vous, qui voulez bien être mon avocat, vous lisiez les pièces du procès ; mais pour moi, qui ai presque perdu la vue, il faut que je remette entièrement ma cause entre vos mains, et que je m’en rapporte à votre éloquence et à votre sagesse.

À l’égard du procès que poursuit M. Christin, et qui est assurément plus considérable, il espère faire rendre justice à ses clients[2] par le parlement de Besançon, auquel l’affaire a été renvoyée.

Je n’ai point donné ma médaille à Grasset ; il y a environ dix-huit ans que je n’ai vu cet homme ; je ne lui ai jamais écrit[3], j’ai tiré d’un état bien triste son frère, qui est chargé d’une nombreuse famille à Genève. Ces deux frères ont pu imprimer mes sottises ; m’imprime qui veut, et me lit qui peut.

Vous me demandez les pièces de vers qu’on a faites à mon honneur et gloire ; je conserve peu de ces pièces fugitives. Si j’en ai quelques-unes, elles sont confondues dans des tas

immenses de papiers, que ma santé délabrée et mes fluxions sur les yeux ne me permettent guère de débrouiller. Je tâcherai de vous satisfaire ; mais vous savez que les louanges des amis persuadent moins le public que les satires des ennemis. J’aurais beau étaler cent certificats, comme l’apothicaire Arnoult[4] et le sieur Lelièvre[5], cela ne servirait de rien.

Puisque vous êtes l’enchanteur qui daigne écrire la vie du don Quichotte des Alpes qui s’est battu si longtemps contre des moulins à vent, il faut vous fournir les pièces nécessaires en original. M. Durey de Morsan, frère de madame la première présidente[6], a l’extrême bonté de se donner cette peine ; c’est un homme de lettres fort instruit. Si on lui reproche quelques fautes de jeunesse, il les répare aujourd’hui par la conduite la plus sage. Je le possède à Ferney depuis quelque temps. Il faut qu’il soit bien bon, car la besogne qu’il a entreprise n’est point amusante et sera fort longue ; mais il paraît que vous avez encore plus de bonté que lui[7].

Agréez, monsieur, tous les sentiments que vous doit la reconnaissance de votre très-humble, etc.

Le vieux Malade de Ferney.

  1. Les Trois Siècles de la littérature française ; voyez tome VII, page 172.
  2. Les serfs du mont Jura.
  3. Voltaire oublie la lettre du 26 mai 1755 (voyez tome XXXVIII, page 381) qu’il a adressée à Grasset. M. du Bois dit que dans une copie, qui lui paraît venir de bonne source, de la lettre à du Vernet, du 23 mars 1772, on lit ce qui suit : « …Grasset, qui est actuellement à Paris. Vous pouvez savoir de lui l’aventure de la Pucelle. Je me souviens très-bien que, au sujet d’une Pucelle ordurière, il me mit dans une grande colère aux Délices, et que je le fis mettre en prison à Genève… » (B.) — Sur l’emprisonnement de Grasset, voyez l’avertissement de Beuchot, tome IX, page 6.
  4. Voyez tome XXI, page 36.
  5. Débitant d’un baume de vie dont il est parlé tome XVII, page 121.
  6. Louis-Jean-Baptiste Bertier de Sauvigny, intendant de Paris depuis 1711, était aussi, depuis le 13 avril 1771, premier président du parlement de Paris établi par Maupeou.
  7. Dans la copie dont il est parlé dans la note 3 de la page précédente, on lit : « M. Christin, qui m’est fort attaché, doit dans peu se rendre à Paris… Malgré mes fluxions sur les yeux, j’aime à me flatter, et je ne désespère pas de le charger d’un petit paquet pour vous… M. Christin est un avocat philosophe qui va plaider au tribunal du roi la cause de trente mille malheureux esclaves du chapitre de Saint-Claude, et qui béniront tous ceux qui auront contribué à leur rendre la liberté. » (B.)