Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8495

Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 45-46).
8195. — À M. D’ALEMBERT.
12 mars.

Mon très-cher philosophe, je conçois par votre lettre, et par ce qu’on m’écrit d’ailleurs, que la littérature et la philosophie sont, comme nos finances, un peu sur le côté. Notre gouvernement a besoin d’économie, et les philosophes, de patience. C’était dans ce temps-ci qu’il vous fallait voyager. Pour moi, dans tous les temps il faut que je reste dans ma retraite ; ma santé s’affaiblit tous les jours. Il n’y a pas d’apparence que je vienne vous faire une visite à Paris, et j’en suis bien fâché. Je n’ai point vu la Clémentine[1] ; M. de La Harpe m’en parle, M. de Chabanon aussi, et ils n’en disent pas plus de bien que vous. S’il y a de bons vers, j’en ferai mon profit, car j’aime toujours les bons vers, tout vieux que je suis ; mais on prétend que l’ouvrage est très-ennuyeux : c’est un grand mal. Une satire doit être piquante et gaie. J’ai peur que ce Clément ne soit un petit pédant, fort vain, fort sot, fort étourdi, de fort mauvaise humeur. Il se flatte qu’à force d’aboyer contre d’honnêtes gens il sera entendu à la cour, et qu’il obtiendra une pension comme le savetier Nutelet[2] en eut une du clergé pour avoir insulté des jansenistes dans la rue.

M. de Condorcet m’a parlé d’une tragédie des Druides[3], qui est, dit-on, l’abolition de l’ancienne prêtraille. Il dit que la pièce est philosophique : c’est peut-être pour cela qu’on ne la joue point. Il y a deux choses que je voudrais voir à Paris, vous et l’opéra de Castor et Pollux ; mais il faut que je renonce à tous les plaisirs.

Mme Denis et moi, nous vous embrassons, nous vous regrettons, nous vous aimons très-tendrement.

J’ai arrangé avec Gabriel Cramer la petite affaire avec l’enchanteur Merlin.

À l’égard de ses tomes de Mélanges, il faut que vous sachiez que ce sont bêtises de typographie, tours de libraire, mensonges imprimés. Il a plu à Gabriel de débiter, sans me consulter, tous les rogatons qu’il a trouvés sous mon nom dans les Mercures et dans les feuilles de Fréron. Il en a même farci son édition in-4o. Je l’ai grondé terriblement, et il n’en fait que rire ; il dit que cela se vend toujours, que cela s’achète par les sots pendant un certain temps, qu’ensuite cela se vend quatre sous et demi la livre aux épiciers, et qu’il y a peu à perdre pour lui. Je suis une espèce d’agonisant qui voit vendre sa garde-robe avant d’avoir rendu le dernier soupir. Bonsoir ; mon agonie est votre très-humble servante.

  1. La satire de Clément contre Voltaire, citée dans la lettre 8491.
  2. Voyez tome XVI, page 70.
  3. Voyez lettre 8486.