Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8494

8194. — À CATHERINE II,
impératrice de russie.
À Ferney, 12 mars.

Madame, la lettre de Votre Majesté impériale du 30 janvier, vieux style, bien ou mal datée, semble m’avoir ranimé, comme vos lettres à vos généraux d’armée semblent devoir faire tomber Moustapha en faiblesse.

L’article de vos cinq cents demoiselles m’intéresse infiniment. Notre Saint-Cyr n’en a pas deux cent cinquante. Je ne sais si vous leur faites jouer des tragédies ; tout ce que je sais, c’est que la déclamation, soit tragique, soit comique, me paraît une éducation excellente, qui donne de la grâce à l’esprit et au corps, qui forme la voix, le maintien et le goût ; on retient cent passages qu’on cite ensuite à propos, cela répand des agréments dans la société, cela fait tous les biens du monde.

Il est vrai que toutes nos pièces roulent sur l’amour c’est une passion pour laquelle j’ai le plus profond respect ; mais je pense, comme Votre Majesté, qu’il ne faut pas qu’elle se développe de très-bonne heure. On pourrait, ce me semble, retrancher de quelques comédies choisies les morceaux les plus dangereux pour de jeunes cœurs, en laissant subsister l’intérêt de la pièce ; il n’y aurait peut-être pas vingt vers à changer dans le Misanthrope, et pas quarante lignes dans l’Avare.

Si ces demoiselles jouent des tragédies, un jeune homme de mes amis en a fait une[1] depuis peu, dans laquelle on ne peut pas dire que l’amour joue un rôle : ce sont deux espèces de Tartares qui se regardent plutôt comme époux que comme amants ; je l’enverrai à Votre Majesté impériale dès qu’elle sera imprimée. Si elle juge qu’on puisse former un théâtre de nos meilleurs auteurs pour l’éducation de votre Saint-Cyr, je ferai venir de Paris des tragédies et des comédies en feuilles ; je les ferai

brocher avec des pages blanches, sur lesquelles je ferai écrire les changements nécessaires pour ménager la vertu de vos belles demoiselles. Ce petit travail sera pour moi un amusement, et ne nuira pas à ma santé, toute faible qu’elle est. Je serai d’ailleurs soutenu par le plaisir de faire quelque chose qui puisse vous plaire.

Je suppose que votre bataillon de cinq cents filles est un bataillon d’amazones, mais je ne suppose pas qu’elles bannissent les hommes ; il faut bien qu’en jouant des pièces de théâtre la moitié pour le moins de ces jeunes héroïnes fassent des personnages de héros ; mais comment feront-elles celui de vieillard dans les comédies ? En un mot, j’attends les instructions et les ordres de Votre Majesté sur tout cela.

Je doute que Moustapha donne une si bonne éducation aux filles de son sérail. Je le crois d’ailleurs, en comique, un fort mauvais plaisant ; et, en tragique, je ne le crois pas un Achille.

Ce que j’admire, madame, c’est que vous satisfaites à tout ; vous rendez votre cour la plus aimable de l’Europe dans le temps que vos troupes sont les plus formidables. Ce mélange de grandeur et de grâces, de victoires et de fêtes, me paraît charmant. Tout mon chagrin est d’être dans un âge à ne pouvoir être témoin de tous vos triomphes en tant de genres, et d’être obligé de m’en rapporter à la voix de l’Europe.

J’ai bien un autre chagrin, c’est que mes compatriotes soient dans Cracovie, au lieu d’être à Paris. Je ne peux pas dire que je souhaite qu’ils vous soient présentés avec le grand vizir par quelques-uns de vos officiers : cela ne serait pas honnête, et on dit qu’il faut être bon citoyen. J’attends le dénoûment de cette affaire, et celui de la pièce que l’on joue actuellement en Danemark.

Le vieux malade se met aux pieds de Votre Majesté impériale avec le profond respect et l’attachement qu’il conservera jusqu’au dernier moment de sa vie.

  1. Les Lois de Minos ; voyez tome VII, page 165.