Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8488

8488. — À M. L’ABBÉ DU VERNET[1].
À Ferney, le 4 mars.

Il faut, monsieur, que chacun fasse son testament ; mais vous vous doutez bien que celui qu’on m’impute[2] n’est point mon ouvrage. L’Ancien et le Nouveau Testament ont fait dire assez de sottises sans que j’y ajoute le mien. Mes prétendues dernières volontés sont d’un avocat de Paris, nommé Marchand, qui fait rire quelquefois par ses plaisanteries. J’espère que mon vrai testament sera plus honnête et plus sage. Le malheur est qu’après avoir été esclave toute sa vie, il faut l’être encore après sa mort. Personne ne peut être enterré comme il voudrait l’être : ceux qui seraient bien aises d’être dans une urne, sur la cheminée d’un ami, sont obligés de pourrir dans un cimetière ou dans quelque chose d’équivalent ; ceux qui auraient envie de mourir dans la communion de Marc-Aurèle, d’Épictète et de Cicéron, sont obligés de mourir dans celle de Luther s’ils meurent à Upsal, et d’aller dans l’autre monde avec de l’huile d’un patriarche grec si la fièvre les prend dans la Morée. J’avoue que, depuis quelque temps, on meurt plus commodément qu’autrefois dans le petit pays que j’habite. La liberté de penser s’y établit insensiblement comme en Angleterre. Il y a des gens qui m’accusent de ce changement : je voudrais avoir mérité ce reproche depuis Constantinople jusqu’à la Dalécarlie. Il est ridicule de troubler les vivants et les morts : chacun, ce me semble, doit disposer de son corps et de son âme à sa fantaisie ; le grand point est de ne jamais molester le corps ni l’âme de son prochain ; notre consolation, après la mort, est que nous ne saurons rien de la manière dont on nous aura traités. Nous avons été baptisés sans en rien savoir ; nous serons inhumés de même. Le mieux serait peut-être de n’avoir jamais reçu cette vie dont on se plaint si souvent, et qu’on aime toujours. Mais rien n’a dépendu de nous : nous sommes attachés, comme dit Horace, avec les gros clous de la Nécessité[3].

  1. Cette lettre a été publiée en 1776 à la suite du Commentaire historique, sous la date du 4 mai 1772, et à l’adresse de milord Chesterfield. Les éditeurs de Kehl la placèrent dans la Correspondance à la date du 4 mai, mais en laissant en blanc le nom de la personne à qui elle s’adresse. Feu Auger, dans les deux volumes qu’il a publiés en 1808 de Supplément au Recueil des lettres de M. de Voltaire, l’a mise à l’adresse de du Vernet, et sous la date du 4 mars. (B.)
  2. Voyez tome XX, page 200.
  3. C’est dans les vers 17 et 18 de l’ode xxv du livre Ier qu’Horace parle des clous de la Nécessité.