Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8485

Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 33-35).
8485. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
2 mars.

Messieurs du quatuor, j’ai montré au jeune avocat Duroncel[1] les pouilles que vous lui chantez. Voici comment il a plaidé sa cause, et mot pour mot ce qu’il m’a répondu :

« Je suis très-occupé dans ma province, et il me serait impossible d’être témoin à Paris de l’histrionage en question. Mon seul plaisir serait de contribuer deux ou trois fois à l’amusement de messieurs du quatuor à qui vous êtes si justement attaché ; mais cela devient absolument impossible. On doit jouer le mercredi des Cendres la pièce de M. Le Blanc[2], qui traite précisément le même sujet. Voici ce qu’un connaisseur qui a vu cette tragédie m’en écrit :

« Le sujet en est beau ; c’est l’abolition des sacrifices humains dont nos ancêtres se rendaient coupables. On la jouera le mercredi des Cendres ; et, en attendant mieux, nous aurons le plaisir de voir sur le théâtre un peuple détrompé qui chasse ses prêtres, et brise des autels arrosés de son sang. Je vous enverrai cette pièce aussitôt qu’elle sera imprimée. L’auteur, M. Le Blanc, est un véritable philosophe, un brave ennemi des préjugés de toute espèce et des tyrans de toutes les robes ; et, ce qui est bien plus nécessaire pour écrire une tragédie, il est vraiment poëte. »

« Il ne me reste donc d’autre parti à prendre que celui de me joindre à M. Le Blanc, de montrer que je ne suis point son plagiaire, et que deux citoyens, sans s’être rien communiqué, ont plaidé chacun de leur côté la cause du genre humain. Je regarde le supplice des citoyens qui furent immolés à Thorn en 1724[3], à la sollicitation des jésuites, la mort affreuse du chevalier de La Barre, la Saint-Barthélemy, et les arrêts de l’Inquisition, comme de véritables sacrifices de sang humain ; et c’est ce que je me propose de faire entendre dans une préface[4] et dans des notes, d’une manière qui ne pourra choquer personne. Voilà le seul but que je me propose dans mon ouvrage. Je l’aurais livré de tout mon cœur aux comédiens de Paris, si je ne me voyais prévenu ; mais ils n’accepteraient pas à la fois deux pièces sur le même sujet. Le réchauffé n’est jamais bien reçu ; et vous savez d’ailleurs combien de gens s’ameuteraient pour faire tomber mon ouvrage. Je me pique seulement d’écrire en français ; c’est un devoir indispensable que tout le monde a négligé depuis Racine. On m’assure que M. Le Blanc a rempli ce devoir indispensable pour quiconque veut être lu des gens de goût.

« Je suis fâché que vous ayez envoyé déjà ma tragédie à messieurs du quatuor, je ne la trouve pas digne d’eux. »

Voilà, messieurs, mot pour mot, ce que m’a dit ce jeune homme, et je vous avoue que je n’ai pas eu le courage de lui rien répliquer. J’ai trouvé qu’il avait raison en tout, et j’ose croire que vous penserez comme moi. Si la pièce de M. Duroncel vaut quelque chose, vous serez bien aises que le petit nombre de connaisseurs qui restent encore à Paris voie à la fois deux ouvrages sur un objet si intéressant.

Quant aux autres dont M. de Thibouville parle, ce sera l’affaire de M. le maréchal de Richelieu quand il sera d’année, et quand il y aura des acteurs ; j’ajoute encore quand les temps seront plus favorables, et quand les cabales seront un peu apaisées.


Pour réussir en France il faut prendre son temps[5].


Vous savez comme on a voulu, pendant vingt ans, étouffer la Henriade, et ce que toutes mes tragédies ont essuyé de contradictions. On doit tâcher de bien faire, et se résigner.

Je ne suis fait que pour les pays étrangers. La Henriade ne fut bien reçue qu’en Angleterre. Crébillon empêcha Mahomet d’être joué[6]. C’est Mme Necker[7], née en Suisse, qui m’a fait un honneur que je ne méritais pas.

Ce sont aujourd’hui les rois de Suède, de Danemark, de Prusse, de Pologne, et l’impératrice de Russie, qui me protègent. Nul n’est prophète en son pays.

  1. C’était sous ce nom qu’il voulait donner les Lois de Minos ; voyez tome VII, page 165.
  2. Les Druides, tragédie. — Voyez lettre 8486.
  3. Voyez tome XX, page 158 ; et XXVI, 462.
  4. Il n’y a point de préface, mais il y a des notes aux Lois de Minos : voyez tome VII, page 175.
  5. Voltaire, Épître au roi de la Chine.
  6. Voyez la note, tome XLVI, page 407.
  7. C’était chez cette dame qu’avait été formé le projet de la statue de Voltaire.