Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8484

8481. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Potsdam, 1er mars.

Je suis, en vérité, tout honteux des sottises que je vous envoie ; mais puisque vous êtes en train d’en lire, vous en recevrez de diverses espèces, le cinquième chant de la Confédération[1], un discours académique sur une matière assez usée[2], pour amener l’éloge de l’illustre auditoire qui se trouvait à la séance de l’Académie, et une épître à ma sœur de Suède[3] au sujet des désagréments qu’elle a essuyés dans ce pays-la. Elle a reçu la lettre que vous lui avez adressée[4] ; elle n’a pas voulu me confier la réponse, qui sans cela se serait trouvée incluse dans ma lettre.

Ce n’est pas seulement en Suède que l’on essuie des contre-temps ; la pauvre Babet, veuve du défunt Isaac[5], en a bien éprouvé en Provence. Les

dévots de ce pays doivent être de terribles gens : ils ont donné l’extrême-onction par force à ce bon panégyriste de l’empereur Julien ; on a fait des difficultés de l’enterrer, et d’autres encore pour un monument qu’on voulait lui ériger. La pauvre Babet a vu emporter par une inondation la moitié de la maison que feu son mari lui a bâtie ; elle a perdu ses meubles, perte considérable relativement à sa fortune, qui est mince ; elle a acquis quantité de connaissances pour complaire à son mari ; elle ne peint pas mal, et elle est respectable pour avoir contribué, autant qu’il était en elle, aux goûts de son mari, et lui avoir rendu la vie agréable. Un soir, en revenant de chez moi, le marquis rentre chez sa femme et lui demande : « Eh bien ! as-tu fait cet enfant ? » Quelques amis, qui se trouvèrent présents, se prirent à rire de cette étrange question ; mais la marquise les mit à leur aise en leur montrant le portrait d’un petit morveux que son mari l’avait chargée de faire.

Je viens encore d’essuyer un violent accès de goutte, mais il ne m’a pas valu de poëme, faute de matière. Pour vous, ne vous étonnez point que je vous croie jeune : vos ouvrages ne se ressentent point de la caducité de leur auteur, et je crois qu’il ne dépendrait que de vous de composer encore une Henriade. Si les insectes de la littérature vous donnaient de l’opium, ils n’auraient pas tort : car, mettant Voltaire de côté, ils en paraîtraient moins médiocres ; et que de beaux lieux communs on pourrait répéter, en faisant la liste de tous les grands hommes qui ont survécu à eux-mêmes ! On dirait que l’épée a usé le fourreau, que le feu ardent de ce grand génie l’a consumé avant le temps, qu’il faut bien se garder d’avoir trop d’esprit, parce qu’il s’use trop vite. Que de sots s’applaudiraient de ne pas se trouver dans ce cas ! et qu’une multitude d’animaux à deux pieds, sans plume, diraient : Nous sommes bien heureux de n’être point des Voltaires ! Mais heureusement vous n’avez point de médecin premier ministre, qui vous donne des drogues pour régner en votre place[6] ; je crois même que la trempe de votre esprit résisterait aux poisons de l’âme.

Je fais des vœux pour votre conservation ; s’ils sont intéressés, vous devez me le pardonner en faveur du plaisir que vos ouvrages me font. Vale.

Fédéric.

  1. La Pologniade ; voyez lettre 8409.
  2. De l’Utilité des sciences et des arts dans un État, discours prononcé à Berlin le 27 janvier 1772 ; il fait partie des Œuvres (primitives) de Frédéric II.
  3. L’Épître à la reine de Suède fait partie des Œuvres posthumes de Frédéric II.
  4. Lettre 8468.
  5. Voyez page 19.
  6. Allusion au comte de Struensée ; voyez la note 3 de la page 38.