Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8481

Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 30-31).
8481. — À M. DE LA HARPE.
25 février.

Mon cher ami, qui devriez être mon confrère, je vois, par votre lettre du 15 de février, que vous avez été malade. Vos maladies, Dieu merci, sont passagères. Je ne relèverai pas de la mienne, qui me conduit tout doucement dans l’autre monde. Je

vous avertis que, si vous ne me succédez pas à l’Académie, je serai très-fâché.

Je ne vois pas pourquoi vous ne vous chargeriez pas du roi de Prusse, en laissant aux militaires le soin de parler de ses campagnes, et en vous bornant à la partie littéraire. Il me fait l’honneur de m’écrire, tous les quinze jours, des lettres pleines d’esprit et de connaissances ; il fait encore quelquefois des vers français : tout cela est de votre ressort. Vous êtes dans le beau printemps de votre age, et ma vieille main ne peut plus tenir le pinceau.

Je n’ai presque jamais lu dans le Mercure que les articles de votre façon. Je ne connais guère que vous et M. d’Alembert qui sachiez écrire. La raison en est que vous savez penser ; les autres font des phrases. Ils sont tous les élèves du Père Nicodème, qui disait à Jeannot :


Fais des phrases, Jeannot ; ma douleur t’en conjure#1.


On écrit à peu près en prose comme en vers, en style allobroge et inintelligible. La précision, la clarté, les grâces, sont passées de mode il y a longtemps. Tâchez de ranimer un peu ce malheureux siècle, qui ne subsiste plus que de l’opéra-comique.

Croiriez-vous qu’on va jouer Mahomet à Lisbonne avec la plus grande magnificence ? C’est une belle époque dans le pays de l’Inquisition. Le Visigoth Crébillon avait fait ce qu’il avait pu pour qu’on ne le jouât pas à Paris ; il avait raison.

Adieu, mon cher successeur ; on ne peut vous être plus attaché que le vieux malade de Ferney.