Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6513

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 439-440).

6513. — À M. LACOMBE.
19 septembre.

Je persiste dans mon opinion, monsieur. Je crois que vous faites très bien de n’imprimer que peu d’exemplaires de la tragédie[1] de mon ami ; elle n’est point théâtrale ; elle ne va point au cœur ; il en convient lui-même. Il n’y a qu’un très-petit nombre de gens qui aiment l’antiquité. Encore une fois, il n’est pas juste que vous fassiez un présent pour un ouvrage qui peut ne vous produire aucune utilité. On trouvera d’autres façons de faire une galanterie à la personne[2] à qui on destinait ce présent. Il est vrai que si l’édition peu nombreuse que vous faites réussissait contre mon attente, mon ami vous fournirait un morceau assez curieux concernant la littérature et le théâtre, que vous pourriez joindre au reste de l’ouvrage : alors, si vous étiez content du succès de la seconde édition, vous pourriez donner au comédien qu’on vous indiquerait la petite rétribution dont vous parlez. Au reste, je ne crois pas que le ton sur lequel la comédie est aujourd’hui montée permette qu’on joue des pièces de ce caractère. On est fort las, je crois, des anciens Romains : on ne se pique plus de déclamer les vers comme on faisait du temps de Baron ; on veut du jeu de théâtre : on met la pantomime à la place de l’éloquence : ce qui peut réussir dans le cabinet devient froid sur la scène. Voilà bien des raisons pour vous engager à ne tirer d’abord qu’un très-petit nombre d’exemplaires. Au reste, l’auteur de cet ouvrage ne veut point se faire connaître : c’est un homme retiré qui craint le public, et qui n’aspire point à la réputation. Pour moi, je n’aspire qu’à votre amitié. J’ajoute qu’il y a quelques vers dans la pièce qui sont assez de mon goût, et dans ma manière d’écrire. Plusieurs jeunes gens m’ont fait cet honneur quelquefois : ils ont imité mon style en l’embellissant. Je sens bien qu’on pourra me soupçonner : mais on aura grand tort assurément, et je ne doute pas que votre amitié ne me rende le service de dissiper ces soupçons.

Adieu, monsieur ; je suis infiniment touché de tous les sentiments que vous me témoignez.

  1. Le Triumvirat ; voyez lettre 6481.
  2. Lekain.