Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6512

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 437-439).

6512. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
19 septembre.

Mes divins anges, je vous avouerai longtemps que j’ai été pénétré de l’aventure que vous savez. Le jugement flétrissant porté unanimement contre ce monstre de Broutel a été une goutte de baume sur une profonde blessure. J’étais dans une si horrible mélancolie que, pour me guérir, j’ai fait venir toute la troupe des comédiens de Genève, au nombre de quarante-neuf, en comptant les violons. J’ai vu ce que je n’avais jamais vu, des opéras-comiques : j’en ai eu quatre. Il y a une actrice très-supérieure, à mon gré, à Mlle Dangeville ; mais ce n’est pas en beauté : elle est pourtant très-bien sur le théâtre. Elle a, par-dessus Mlle Dangeville, le talent d’être aussi comique en chantant qu’en parlant. Il y a deux acteurs excellents ; mais rien pour le tragique ni pour le haut comique en aucun lieu du monde. Cela prouve évidemment que le cothurne est à tous les diables, et que la nation est entièrement tournée aux tracasseries parlementaires, aux horreurs abbevilliennes, et à la farce. J’ai vu jouer aussi Henri IV : vous croyez bien que cela n’a pas déplu à l’auteur de la Henriade.

J’ai reçu une lettre charmante de M. le duc de Choiseul ; en vérité, c’est une belle âme. Lui et M. le duc de Praslin sont de l’ancienne chevalerie ; mais je doute que M. Pasquier en soit.

Le petit Commentaire sur les Délits et les Peines[1], d’un avocat de Besançon, réussit beaucoup dans la province et chez l’étranger.

Il y a dans le parlement de Besançon un procureur général[2] qui est un bœuf : le parlement lui fait souvent l’affront de nommer le greffier en chef pour faire les fonctions de procureur général dans les affaires difficiles. Ce bœuf alla mugir, ces jours passés, chez un libraire qui vendait ce que les sots appellent de mauvais livres ; il le fit mettre en prison, et requit qu’on le fît pendre, en vertu de la belle loi émanée en 1756 : car les Welehes ont aussi quelquefois des lois. Le parlement, d’une voix unanime, renvoya le libraire absous, et le bœuf, en mugissant, dit au libraire : « Mon ami, ce sont les livres que vous vendez qui ont corrompu vos juges. »

Voilà de beaux exemples. Ô Welches ! profitez. Mais cependant je n’ai point encore le factum pour les Sirven[3] ; mes anges l’ont-ils vu ? Je crois que je me consolerais de tout si je gagnais ce procès : non, je ne me consolerais point : le monde est trop méchant.

J.-J. Rousseau est un étonnant fou.

J’ai chez moi actuellement M. de La Borde, qui met en musique le péché originel, sous le nom de Pandore. Le bon de l’affaire, c’est que monsieur le dauphin lui avait proposé cet opéra quelques mois avant sa mort.

Respect et tendresse.

N. B. Je viens d’entendre des morceaux de Pandore ; je vous assure qu’il y en a d’excellents.

  1. Voyez tome XXV, page 539.
  2. Voyez lettre 6505.
  3. Voyez lettre 6529.