Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6505

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 429-430).

6505. — À M. D’ALEMBERT.
16 septembre.

Mon cher et grand philosophe, vous saurez que j’ai chez moi un jeune conseiller au parlement, mon neveu, qui s’appelle d’Hornoy. La terre d’Hornoy est à cinq lieues d’Abbeville. C’est par le moyen d’un de ses plus proches parents qu’on est venu à bout de honnir ce maraud de Broutel. Il broutera désormais ses chardons ; et voilà du moins cet âne rouge incapable de posséder jamais aucune charge : c’est, comme vous dites[1] une bien faible consolation. Je voudrais que vous fussiez à Berlin ou à Pétersbourg ; mais vous êtes nécessaire à Paris : que ne pouvez-vous être partout !

Quand vous écrirez à celui[2] qui a rendu le jugement de Salomon ou de Sancho-Pança, certifiez-lui, je vous prie, que je lui suis toujours attaché comme autrefois, et que je suis fâché d’être si vieux.

Le procureur général de Besançon[3], dont la tête ressemble, comme deux gouttes d’eau, à celle dont la langue est si bonne à cuire[4], fit mettre en prison ces jours passés un pauvre libraire[5] qui avait vendu des livres très-suspects. Il n’y allait pas moins que de la corde par les dernières ordonnances. Le parlement a absous le libraire tout d’une voix, et le procureur général a dit à ce pauvre diable : « Mon ami, ce sont les livres que vous vendez qui ont corrompu vos juges. »

La discorde règne toujours dans Genève, mais la moitié de la ville ne va plus au sermon. Je demande grâce à l’abbé de La Porte[6] ; je ne sais plus ni ce que je suis, ni ce que j’ai fait ; il faudra que je me recueille.

Il pleut des Fréret, des Dumarsais, des Bolingbroke[7]. Vous savez que, Dieu merci, je ne me mêle jamais d’aucune de ces productions ; je ne les garde pas même chez moi ; je les rends quand je les ai parcourues. C’est une chose abominable qu’on aille quelquefois fourrer mon nom dans tous ces caquets-là ; mais il y aura toujours de méchantes langues. Prenez toujours le parti de l’innocence : je vous embrasse très-tendrement. Les philosophes ne sont guère tendres, mais je le suis.

  1. Voyez lettre 6494.
  2. Frédéric ; voyez lettres 6468 et 6474.
  3. Il se nommait Doroz.
  4. Pasquier ; voyez la lettre 6413.
  5. Fantet ; voyez lettre 6444.
  6. Voyez la fin de la lettre 6494.
  7. C’est-à-dire des ouvrages publiés sous leurs noms.